mardi 4 décembre 2018

Trois personnages pour une enquête irriguée au vin de Lavaux

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Christian Dick – "Le soir du 30 juin 2014, Benjamin Cordey reçut un appel téléphonique. Il commença par écouter distraitement la voix au bout du fil, d'abord hésitante, puis insistante". Un flou, puis tout devient net au gré des premières phrases du roman "Le disparu de Lutry": Benjamin Cordey, inspecteur général à la retraite, sans éclat, va devoir reprendre du collier sur demande d'une femme qui aimerait éclairer les zones d'ombre de son passé en retrouvant, peut-être, la trace de son charismatique amant mystérieusement disparu à la suite d'un accident de navigation sur le Léman. C'était il y a longtemps...


On l'a compris: "Le disparu de Lutry" épouse la forme d'une enquête policière. L'auteur fait intervenir un retraité de la police, ce qui présente deux avantages. Pour l'écrivain, c'est l'occasion de se soustraire à la fastidieuse reconstitution du fonctionnement de tel ou tel corps de police. Et pour le lecteur, grand gagnant de l'affaire, c'est l'occasion de voir évoluer un enquêteur qui, limité parce qu'il n'a pas les outils institutionnels de la police, est obligé de s'inventer ses propres modalités d'enquêtes, dans la mesure de ce qui lui est permis et des limites de sa propre personnalité.

Cela dit, Benjamin Cordey n'a rien perdu de ses réflexes d'enquêteur professionnel. L'auteur du "Disparu de Lutry" l'entoure cependant deux personnages pas moins hauts en couleur que lui, et qui lui sont complémentaires: l'aimable Amanda, qu'on imagine volontiers en belle femme d'âge mûr qui cache son lot de secrets, et le truculent vigneron Parisod, passionné de navigation, qui fait en sorte que personne ne manque jamais d'un bon verre de vin, chasselas ou calamin.

Oui: irrigué par le petit vin de Lavaux, nourri aux filets de perche du Léman, "Le Disparu de Lutry" assume son ancrage régional, osant les mots qui font terroir, désignant les lieux-dits avec précision, au fil des régates qui ont lieu sur le Léman, mais aussi au gré de l'enquête menée par le trio. Une enquête qui semble certes parfois tourner en rond, entre Genève et Lausanne via Lutry, tant il est vrai que les interrogatoires se succèdent, confrontant souvent les mêmes personnages à leurs contradictions et à leurs zones d'ombre – la mandante elle-même cache aussi des choses, compliquant paradoxalement la tâche de celui qu'elle paie pour mener l'enquête.

Il en résulte une présence prédominante de dialogues, au gré desquels le mystère s'éclaircit: encore une belle histoire de secret de famille inavouable. Au fil des pages, un élément qu'on a pu croire anecdotique prend progressivement de l'importance, surprenant le lecteur: la guitare. Enoncée d'abord par un fou qu'on ne prend guère au sérieux, elle s'avère un élément clé du récit, celui qui va conduire le trio jusqu'aux Etats-Unis, en particulier à Milwaukee: progressivement, "Le disparu de Lutry" devient un roman rock and roll. Pour souligner cette montée en puissance de la musique au fil des pages, l'auteur développe carrément une "playlist", citant des titres et paroles de chansons mythiques du domaine anglo-saxon, remontant au milieu du vingtième siècle. Du coup, les pages décrivant Milwaukee et ses ambiances s'avèrent particulièrement émouvantes.

L'auteur se veut aussi peintre d'ambiances, discrètement, lorsqu'il décrit les palaces genevois feutrés où l'on s'aime ou les clubs de navigateurs tels que "La Nautique", ces lieux où l'on n'entre pas si l'on ne montre pas patte blanche. Impressionniste par moments, le romancier sait aussi se faire réaliste, tant lorsqu'il décrit de fascinantes guitares que lorsqu'il donne à voir les finesses de la navigation à bord des bateaux de compétition de type "Toucan", qui ont dominé les régates sur le Léman dans les années 1970. L'impression de réalisme est par ailleurs renforcée par l'utilisation régulière, sans abus ni pédanterie, de termes techniques précis, et aussi par la description de tours de métier tels ceux des pêcheurs que Cordey et son équipe interrogent sur le lac Léman.

Pour parler de navigation, la Suisse romande avait Gilles de Montmollin; elle a désormais aussi Christian Dick. Après un premier roman intitulé "Le disparu de Moratel", Christian Dick fait voyager son auteur sur les rives et les eaux du lac Léman, moins calmes qu'il n'y paraît, et réussit à construire une intrigue où l'on discute beaucoup, un peu trop peut-être, éventuellement un verre à la main, mais où l'on finit quand même par parvenir à ses fins. 

Christian Dick, Le disparu de Lutry, Genève, Encre fraîche, 2018. Le manuscrit du "Disparu de Lutry" a obtenu le deuxième prix au concours du Scribe d'Or 2016 et a paru en feuilleton dans le journal "Le Courrier Lavaux Oron Jorat".


Le site des éditions Encre Fraîche.

2 commentaires:

  1. Je ne connais pas alors pourquoi pas, pour découvrir un auteur suisse !

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    1. En effet, le monde des lettres suisse vaut la peine d'être découvert, au-delà des quelques vedettes internationales comme Martin Suter ou Joël Dicker. Cela, quitte à commander directement sur le site de l'éditeur: les maisons d'édition suisses sont souvent d'assez petites structures, et hors de Suisse, commander en direct est sans doute la meilleure solution.

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