mercredi 19 décembre 2018

Maigine et Giameni, deux écrivains, un seul combat: celui qui les oppose!

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Laure Arcelin – Un écrivain, son personnage qui est son double: en un jeu de miroirs habile, la romancière Laure Arcelin construit et fait évoluer un personnage d'écrivain, Alexandre Maigine, de plus en plus prisonnier de son propre personnage, Alexis Giameni. "Un écrivain": tel est le titre, des plus sobres, de ce premier roman.


En mettant en scène un tel personnage, l'auteure s'inscrit dans cette tradition des primo-romanciers qui, en mettant en scène un écrivain dans la tourmente, paraissent vouloir conjurer un éventuel sort néfaste sur leur activité romanesque. Dans le domaine suisse, on pense au Jérôme Wavre de "Parcours dans un miroir" de Roger-Louis Junod, ou à Arthur dans "Point de suture" de Florian Sägesser. Gageons que dans le domaine français, il existe plus d'un premier roman qui évoque un romancier et ses tourments.

Imagine...
Plus près de l'écrivaine, le lecteur pense au témoignage "Le Prix d'un Goncourt" de Jean Carrière (en 1987, aussi chez Robert Laffont, comme "Un écrivain" – est-ce un hasard?), qui évoque les affres vécues de la création après la réception d'un prix littéraire majeur. De prix littéraires, en effet, il est question: Alexandre Maigine reçoit coup sur coup le Goncourt, puis le Renaudot. Et ça fait mal: pas facile de gérer la gloire. Surtout, il n'est pas évident de gérer le fait que les lecteurs tendent à confondre l'auteur et son personnage.

Une confusion que l'auteure entretient avec malice. Elle commence par lier l'auteur et son personnage par l'onomastique: Maigine est l'anagramme de Giameni. Noms de fantaisie: ces deux patronymes sont l'anagramme de "Imagine". L'action joue sur les coïncidences troublantes, comme ce nouvel appartement de Maigine qui aurait pu être celui de Giameni, ou des comportements à la proximité troublante. Les sales habitudes elles-mêmes rapprochent ces alter ego négatifs: alcool et tabac sont omniprésents, et les plus voyeurs ont même droit à une visite de démonstration gratuite dans un haut lieu libertin de Paris. Pour en avoir plus, manque de pot, c'est payant... 

Et Maigine, Zelig moderne (Woody Allen, sors de ce corps!), tend à devenir Giameni lorsqu'il drague, alors qu'en vrai, c'est un bonhomme qui bégaie, dépourvu de charisme. Ce n'est pas le moindre des talents de Laure Arcelin que de savoir rapprocher deux personnages que tout distingue a priori, en multipliant les liens troublants.

L'édition, entre motif littéraire et tensions
Tout cela s'inscrit dans le monde riche en légendes et en fantasmes de l'édition parisienne, au-travers d'une petite maison, les Éditions du Miroir. Tiens, tiens! Voilà qui suggère que les personnages imaginés par les romanciers qui y sont publiés ne sont rien d'autre que les reflets de leurs auteurs, et contribue encore à brouiller la frontière entre le réel du roman et le réel du roman dans le roman.

Plus prosaïquement, l'auteure cerne parfaitement certains rouages d'un certain milieu éditorial, tiraillé constamment entre l'envie de faire vivre des textes géniaux mais peu lucratifs et le besoin d'alimenter le tiroir-caisse. On se trouve là dans une lutte entre un père puriste de la littérature et son fils, entrepreneur dans l'âme, qui donne la priorité à la finance. C'est freudien: le fils veut tuer le père... symboliquement, voire réellement. L'un et l'autre sont le plus souvent désignés par leurs initiales: malgré tout ce qui les sépare, malgré les différends, l'écrivaine les conçoit comme intimement liés. Et pas seulement par des liens familiaux: après tout, ils sont dans la même galère, celle de l'édition telle qu'elle se pratique à Saint-Germain-des-Prés.

Et avec le personnage de Vernet, l'auteure place un regard encore différent sur la création littéraire, sur Maigine et Giameni en même temps: celui du critique, en mesure de considérer l'homme et l'œuvre. Elle en fait un questionneur pointu et impitoyable, un critique acerbe sous des dehors policés. 

La rapidité d'une descente aux enfers
Et tout va vite dans "Un écrivain", à commencer par les chapitres, qui sont le plus souvent courts, courts comme la durée de vie d'un roman, fût-il à succès, en librairie. Tout, vraiment? Oui, sauf l'illusion que Maigine s'offre: lui seul estime que sa dérive est lente, voire qu'elle n'existe pas. L'auteure décrit cependant à travers lui un auteur bouffé par son propre personnage et par un monde éditorial avide de succès financiers et d'image. Bouffé jusqu'à ce qu'il soit à sec, comme une bouteille de whisky vide.

Cet à-sec apparaît à travers plusieurs symptômes bien trouvés. Il y a d'abord la stérilité physiologique de Maigine, incapable de donner la vie en engrossant une femme – ce qui pose naturellement la question rituelle de l'opposition entre créer et procréer. Pour Maigine, cette dernière option est exclue s'il veut se survivre à lui-même. L'auteure va plus loin dans ce qui se passe entre les jambes de cet homme en le décrivant comme impuissant face à Cécile, l'avocate, revenue après une passade, actrice et objet d'un amour impossible. Nouvelle impossibilité de procréer... et troisième étape: se voyant incapable enfin de créer ne serait-ce qu'un essai sur Flaubert, Maigine se retrouve définitivement vaincu. Irrémédiablement sec.

Vaincu par la vie? Par son personnage? L'auteure n'ose pas tuer tout à fait Alexandre Maigine: l'épilogue suggère que Maigine a laissé un roman. Intitulé "Un écrivain", comme par hasard: par un dernier jeu de reflets inattendu dans un palais des glaces, l'auteure renvoie son lecteur captivé à son propre roman. Celui-ci a le goût d'un texte classique porté par une écriture fluide et sans grande surprise, mais dont la construction est subtile et implacable. Il revisite avec justesse des situations que plus d'un écrivain investi et passionné a sans doute vécues, construit en un crescendo vigoureux et gradué autour des tourments de la création. Cela, dans le contexte rituel parfait de la rentrée littéraire et de ses prix.

Laure Arcelin, Un écrivain, Paris, Robert Laffont, 2018.



Le site des éditions Robert Laffont.

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