lundi 20 août 2018

Claire et Joël, un amour au bout du monde

BARBALAT-SylvieMa?tre-des-r?ves-bordure
Sylvie Barbalat – De l'exotisme, des histoires mouvementées en Asie, quelques questions de société, et de l'amour pour couronner le tout: dans son premier roman, Sylvie Barbalat réussit un cocktail bien dosé pour faire rêver et réfléchir ses lecteurs. Se fondant sur les traditions et usages ancestraux d'un pays imaginaire, nimbé de romantisme, "Le Maître des rêves" adopte par ailleurs une once de fantastique qui trouve ses racines dans les superstitions. Des superstitions pourtant très crédibles, puisant dans une idée couramment répandue qui veut que les rêves ont un sens et nous guident.


Tout commence lorsque, arrivés au soir de leur vie, deux amis de jeunesse se trouvent des origines communes. Se rencontrant par hasard sur les rives du lac de Neuchâtel, Claire et Joël, les moteurs de ce roman, vont se rapprocher au fil de la traduction du journal intime de la mère de Joël par Claire. Cela va les amener jusqu'à leurs racines, dans ce pays qu'on nomme Kertashan. Autant dire nulle part: le Kertashan est imaginaire, et la région reculée dont leurs aïeux viennent n'apparaît pas de façon détaillée sur les cartes.

Toute la première partie s'apparente à une conversation à trois: la mère morte, Makala, venue en Suisse depuis le Kertashan; Joël, son fils; et Claire, qui, jouant le rôle d'interprète dotée d'empathie, révèle une mère à son propre fils, y compris dans des aspects qu'on préfère ne pas forcément connaître. C'est par le biais de son journal intime que Makala s'exprime, comme une voix bienveillante revenue d'entre les morts... ou de nulle part, puisque le Kertashan n'existe pas. C'est ce qu'a dû se dire, sans doute, émerveillé, le père de Joël, qui n'était pas exactement un bellâtre.

L'auteure dessine des personnages principaux bien trempés, guidés avec passion par une certaine idée de la justice sociale, dessinée à grands traits qui suffisent à donner une idée de l'architecture mentale de ces personnages. Claire, première gynécologue femme de Suisse, assume sa fibre féministe (et son droit de mater les beaux mecs qui font du beach-volley sur les rives du lac de Neuchâtel, hé hé! C'est même là que tout commence...), alors que Joël, historien, est l'héritier d'un syndicaliste enflammé, Juste parmi les nations devenu critique envers Israël après la guerre des Six Jours. Tout cela, sans doute, leur donne la force de se dépasser pour partir au Kertashan, malgré leur âge avancé: on imagine qu'en début de roman, ils ont déjà 70 ans au moins.

Avec de tels caractères, un tel profil culturel, le choc des civilisations avec une société traditionnelle est inévitable, et l'auteure prend plaisir à décrire les interférences entre des visions du monde diverses. On admire la qualité de la recréation littéraire de la vie d'un village, où les quelques idées doucement progressistes doivent faire face à l'opposition d'anciens fort conservateurs, jaloux d'une forme marquée, peut-être caricaturale, en tout cas butée, de patriarcat – ce qui installe la question du statut de la femme dans "Le Maître des rêves". Dans ce monde, émerge (et c'est important) la caste des maîtres des rêves, forte d'un grand pouvoir, celui d'envoyer songes et cauchemars prémonitoires à qui le mérite, éventuellement sur demande. Ce qui crée des jalousies, des tensions, et même des interdictions. Claire et Joël auront l'occasion d'apporter leur vision du monde. L'auteure a le bon sens de dessiner cet apport de façon douce, à la manière d'un soft power, évitant ainsi l'écueil de personnages occidentaux rapidement donneurs de leçons. L'idéal, en somme, avec l'idée d'un développement lent mais durable. 

Et l'amour, alors? Claire et Joël vont vivre des aventures ensemble, bien sûr, et se retrouver – dans un contexte où, certes, ils seront poussés à leurs extrémités. L'auteure dit les moments de doute sans fard, mais elle sait aussi raconter les moments d'intense complicité, autour d'un joint et d'un peu de vin ou à l'occasion d'une nuit passée en fraude à l'intérieur de la cathédrale de Chartres, comme des gamins: comme quoi l'amour est un retour en enfance. L'intensité des sentiments tient du reste aussi à une volonté de rattraper le temps perdu, quitte à composer avec le bagage parfois encombrant d'une vie passée loin l'un de l'autre, ainsi qu'avec les contingences du grand âge. Cela, sans compter ces maladresses qui font que Claire et Joël, capables de s'accepter, sont deux personnages profondément humains et profondément attachants.

Sylvie Barbalat, Le Maître des rêves, Lausanne, Plaisir de lire, 2018.

Le site des éditions Plaisir de lire.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Allez-y, lâchez-vous!