dimanche 15 avril 2018

Prisonnière de la société, prisonnière de l'entreprise

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Eric Orlov – Après plus d'un an de silence, les éditions Olivier Morattel reprennent du service, et c'est une bonne nouvelle! C'est désormais de France que cette maison aux racines suisses diffuse ses publications. La première s'intitule "Engrenage" et est l'œuvre de l'écrivain français Eric Orlov. Ce livre est bien dans l'air du temps puisqu'il évoque, pour une bonne part, les dessous du monde de l'entreprise. "Engrenage" se présente comme le récit de la déchéance d'un personnage, Laurence, et vu comme cela, il est permis de penser à "Brillante" de Stéphanie Dupays. Mais à partir d'un point de départ similaire, Eric Orlov mène son lecteur sur de tout autres chemins.

Laurence? Cette jeune femme est consultante dans une entreprise qui s'occupe de donner des conseils pour dégraisser, licencier du personnel, etc. Il est permis de voir cela comme une caricature un peu convenue. Mais l'auteur prend le recul nécessaire pour montrer que tout cela n'a guère de sens, par exemple en décrivant de façon narquoise des échanges d'e-mails stériles entre collaborateurs désireux de se rassurer. Il sait aussi recréer la langue de bois propre aux rituels corporate, notamment lorsque l'entreprise qui emploie Laurence est obligée de licencier à son tour. Quant à Laurence, prisonnière d'un système gluant, elle paraît prendre tout cela au sérieux, mais utilise aussi l'alcool comme une béquille: les bouteilles de porto sont un leitmotiv de "Engrenage", faisant apparaître les liqueurs et le travail comme des drogues d'égale force. Quant à son mari, Arnaud, il poursuit sa carrière, tout aussi creuse, de son côté, à Londres.

Le grain de sable du roman arrive sous la forme d'un courrier anonyme adressé à Laurence. C'est le premier élément d'un excellent fil rouge: le lecteur est ferré par ces lettres, amené à attendre la suivante – tout comme l'est Laurence. En ce qui la concerne, l'auteur décrit avec justesse le ressenti malsain de Laurence, à la fois dégoûtée par ces messages anonymes et culottés (l'auteur installe une dynamique de domination sexuelle sado-masochiste, avec des accents qui peuvent rappeler la new romance) et avide d'en savoir plus quand même. Et pour accrocher, l'auteur dramatise la succession de lettres, entre autres en leur donnant un ordre alphabétique et en suggérant que leur auteur anonyme connaît très bien la destinataire. Est-ce un homme ou une femme, se demande Laurence... les accords des participes passés auraient pu l'informer dès la première missive! Malgré cette petite incohérence formelle, le lecteur, désireux de savoir, lit et tourne les pages... c'est "l'engrenage". 

La famille de Laurence se tient quant à elle en arrière-plan, mais bien présente, tel un élément complexe du roman: Laurence a un demi-frère qu'elle préfère voir comme son frère à part entière. Porteur de sa part de caricature (son discours de syndicaliste a tout du cliché), satisfait de lui-même, il apparaît cependant comme un porteur de sens, défenseur qu'il est d'un mode de travail qui a du sens. La mort du père de Laurence, préparée de loin, pourrait aussi ramener Laurence sur terre. Mais là encore, la consultante, certes consciente de certains signaux, n'arrive pas à dépasser le stade des rituels sociaux, ni à sortir du rôle qu'elle a endossé au sein de la société.

Tournant autour du personnage de Laurence, porté par un vocabulaire choisi avec finesse et des images qui sonnent juste, "Engrenage" est le roman d'un être humain tiraillé entre le monde inhumain de l'entreprise et celui, trop humain, de la famille qui s'impose avec son cortège de maladies, de faiblesses et de pensées pénibles à entendre. Valait-il la peine de faire un sort extrême à Laurence, restée aveugle à tout cela, comme l'a fait l'auteur en guise d'issue au jeu des lettres anonymes? Cela peut paraître excessif. Mais il est permis de voir cette issue, presque consentie par Laurence, comme le prolongement physique d'une progressive extinction professionnelle et sociale. Et si "Engrenages", roman à la forme cyclique, s'ouvre et se ferme sur la vision peu ragoûtante de viscères humains, c'est que tout cela, tout cet aveuglement, n'est qu'un éternel recommencement.

Eric Orlov, Engrenage, Dole, Olivier Morattel Editeur, 2018.



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