jeudi 13 avril 2017

Le regard nuancé de Cédric Bannel sur l'Afghanistan

bannel


"De la Suisse à l'Afghanistan, enquête avec le commissaire Kandar": voilà ce qu'écrit en dédicace Cédric Bannel, l'auteur du vaste roman "L'homme de Kaboul". Vaste dans la mesure où il s'étend sur trois continents au moins, certes. Vaste aussi parce qu'il relate, sur près de quatre cents pages, les destinées de quelques honnêtes gens désireux d'aller voir ce qu'il y a au-delà des apparences, à la poursuite d'un mystérieux rapport Mandrake. Ce qui va leur coûter cher...

Le lecteur suit tour à tour Oussama Kandar, un policier afghan incorruptible qui souffre de son prénom, et le Suisse Nick, engagé dans une organisation secrète dont il découvre peu à peu, avec dégoût, les actions peu reluisantes. Quel lien? A l'américaine, l'auteur commence par éloigner ces deux personnages au maximum, avant de les rapprocher peu à peu. Tout commence par un suicide, celui de Wali Wadi. Mais Oussama Kandar n'est pas dupe... ce qui ennuie sa hiérarchie. L'auteur parvient ainsi à installer un dispositif où un policier, Oussama Kandar, se voit empêché d'exécuter son travail par son ministère de tutelle pour des raisons qui le dépassent.

Ces raisons se dessinent peu à peu au fil des pages. On découvre naturellement l'agence mystérieuse qui occupe Nick, présentée comme une pieuvre qui agit en souterrain depuis des bureaux feutrés et sécurisés. Au-delà, se situent des acteurs étatiques qui, menottés par les lois de leurs pays, sont obligés de sous-traiter leurs basses oeuvres. En insistant sur les moyens que ces organisations puissantes mettent en oeuvre pour éliminer ceux qui s'opposent à elles, fussent-elles issues du monde dit libre, l'écrivain souligne la faiblesse d'individus isolés tels que Kandar ou Nick. Et, partant, leur courage. Il n'en faut pas moins pour s'attacher à eux.

Nick comme Oussama sont des personnages profondément humains. On imagine certes que l'employeur de Nick aurait attendu de lui quelques états d'âme de sa part; le lecteur découvre ici un personnage certes astucieux et cérébral (ce qui n'empêche pas l'humour, par exemple lorsqu'il est question du "cochon hallal"), mais aussi susceptible d'être ému par les retombées délétères de ses actes, dès lors qu'elles lui paraissent évidentes. De son côté, Oussama est certes un policier intègre, mais c'est aussi un musulman, prisonnier d'une vision plutôt carrée de sa religion. Du moins de notre point de vue.

L'écrivain sait en effet pénétrer les âmes de ses personnages, et donner à celles-ci l'occasion de se confronter de manière crédible. Il y a par exemple du génie dans la recréation animée des discussions entre Oussama Kandar et son épouse, féministe et assoiffée d'émancipation dans un pays peu propice. Evitant un manichéisme facile, l'auteur sait se mettre dans la peau des ethnies afghanes, adopter leur point de vue face à des guerres qui les dépassent. A ce titre, Nick, baladé jusque dans les régions les plus reculées du pays, fait figure d'observateur que les rencontres éclairent, ainsi que de révélateur du choc des civilisations. Enfin, dans "L'homme de Kaboul", même les talibans ont des atouts et des qualités: l'écrivain sait jouer à la fois de la nuance fine et du contraste le plus tranché.

Plus généralement, l'écrivain a soigné le rendu de son observation de l'Afghanistan, jusque dans ses régions les plus reculées et inaccessibles. Le lecteur est avec lui à Kaboul, face à de vrais-faux attentats-suicides ou aux décombres d'attaques devenues banales. Il le suit aussi lorsqu'il est question de dessiner une société qui lorgne certes vers la modernité, mais demeure prisonnière d'usages archaïques, venus ou non de l'islam - ou des islams, puisque l'auteur montre qu'il y a différentes manières de vivre ce système de pensée. Gageons qu'il s'est rendu sur le terrain; en tout cas, il s'est documenté, et ses sources figurent à la page des remerciements.

Il est regrettable que le versant suisse de ce roman n'ait pas eu droit à la même acuité d'observation. Il est question de quelques grandes villes, mais celles-ci sont montrées de manière standard, avec dans le cas de Zurich la description d'une banlieue où les jeunes se droguent. Celle-ci est certes dramatique et fonctionne grâce à l'humain, mais qui aurait pu se situer n'importe où ailleurs dans le monde: si l'on croit aux personnages, on ne croit guère aux décors. De même, les noms des départements et offices fédéraux sont cités de manière approximative - et quelques éléments factuels sont tout simplement faux: non, le canton de Vaud ne s'écrit pas Vaux, et non, il n'y a pas/plus de billet de cinq francs suisses: cette coupure a été rappelée en 1980 et n'a plus cours depuis 2000. Dommage que cet aspect du roman n'ait pas été soigné comme il le méritait!

Au-delà de ces approximations, "L'homme de Kaboul" est donc un thriller captivant, dont on apprécie particulièrement les pages nuancées qui décrivent la réalité d'un Afghanistan complexe, violent, en proie aux querelles claniques et à la corruption. Au fil des pages, l'auteur pose mine de rien des éléments concrets de l'horreur vécue au quotidien: les mines qui sautent, tuent ou mutilent sans crier gare, la burqa que les femmes doivent porter, les effets pervers d'une ségrégation rigide des genres. Et il explique, juste assez pour ne pas paraître didactique. Cédric Bannel offre ainsi un roman à l'action bien ficelée, entre intrigue policière et action politique, capable par ailleurs de faire réfléchir et de déranger à propos d'un monde lointain.

Cédric Bannel, L'homme de Kaboul, Paris, Robert Laffont, 2011. 

4 commentaires:

  1. Une lecture que j'avais trouvé marquante.

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    1. C'est un sacré roman, bien construit et qui accroche, en effet! Il y a des pages qui sont fortes, par ailleurs.

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  2. Je n'avais pas noté les approximations suisses, mais il faut dire que je connais très peu le pays... Ce roman m'a marquée et je m'en souviens très bien, alors que je l'avais lu à sa sortie. Mais peut-être est-il moins puissant maintenant, alors que les intégrismes et extrémismes ont augmenté partout dans le monde ?
    L'auteur devrait nous pondre un nouvel opus, avec réactualisation de la situation mondiale, il y a aussi de quoi faire. Bien que malheureusement, la vérité dépasse parfois la fiction en horreur...

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    1. Vu de Suisse, en effet, deux ou trois choses font tiquer, en contraste avec le côté très documenté du regard porté sur l'Afghanistan.

      Ce roman reste actuel, et n'a rien perdu de sa puissance! Cela, même s'il s'efforce de donner un regard nuancé et d'éviter le manichéisme.

      Depuis, je crois qu'il a écrit d'autres romans - dont l'un ou l'autre a aussi l'Afghanistan comme cadre. A (re)découvrir!

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