mardi 1 octobre 2024

Dans la tête et dans le cœur de Magdalena Goebbels

Lolvé Tillmanns – C'est avec succès que l'écrivaine Lolvé Tillmanns s'est attaquée à un projet littéraire périlleux: se glisser dans la peau de Magdalena Goebbels, épouse de Joseph Goebbels, ministre de la Propagande du régime national-socialiste. Le résultat? Un roman puissant et glaçant, témoin de la folie d'une femme reflet de la folie des hommes, intitulé "La Fanatique". 

L'histoire est globalement connue: Magda Goebbels, femme intelligente et ambitieuse, belle dit-on, se voit un destin exceptionnel et, après un premier mariage avec l'industriel Günther Quandt, épouse l'Histoire avec son second mari, Joseph Goebbels. Adolf Hitler est le témoin de cette union. Reine elle veut être, reine elle sera. Mais à quel prix?

Reine et petite-bourgeoise

Au fil des pages, l'auteure restitue toute la part d'humanité d'un petit monde que l'Histoire condamne comme inhumain, par excellence. Il est surprenant, choquant aussi, de voir Hitler ou Goebbels pouponner, souriants, avec les six enfants que Magdalena a eus avec Joseph Goebbels. Une Magdalena qui n'oublie jamais Harald Quandt, le fils qu'elle a eu avec son premier mari. 

Recréée de façon détaillée par la romancière, cette existence finalement petite-bourgeoise, avec chants de Noël et leçons de musique, tranche avec les horreurs que la Seconde guerre mondiale a values à l'Europe et au monde – des horreurs qui, d'abord lointaines dans le roman, s'approchent et finissent par toucher le premier cercle de l'entourage d'Adolf Hitler: le monstre nazi a fini par se retourner contre ceux qui l'ont créé. 

La question des Juifs ne saurait être étrangère à Magdalena, et l'auteure indique bien l'intensité du lien qui a prévalu entre elle et son beau-père juif, Richard Friedländer, sans oublier son premier amour envers le militant sioniste Victor Chaïm Arlozoroff. De quoi susciter bien des états d'âme contre lesquelles la narratrice doit faire violence.

Nommer les êtres

L'auteure choisit d'éviter de nommer les personnages historiques qu'elle évoque, recourant soit à des périphrases transparentes (Goering devient ainsi "le morphinomane"), soit aux initiales des uns et des autres. Magdalena elle-même est désignée par l'initiale de son prénom, M. Cela peut apparaître comme l'acceptation de la distance qu'impose le roman: écrit à partir de sources secondaires (ouvrages historiques, mais aussi films, en particulier "Der Untergang" d'Olivier Hirschbiegel), "La Fanatique" assume sa nécessaire part de fiction, malgré son réalisme global. Le choix est cependant esthétique avant tout: il n'est pas certain que Magdalena Goebbels, narratrice parlant à la première personne, ait parlé ainsi de son entourage.

Une particularité d'écriture est réservée au Führer: à travers la voix qu'elle prête à Magdalena Goebbels, l'auteure utilise les codes typographiques à base de majuscules usuellement utilisés pour parler de Dieu le Père. Elle souligne ainsi l'état de vénération fanatique dans lequel se trouve l'épouse de Joseph Goebbels: en des temps incertains, Adolf Hitler apparaît comme un repère inébranlable et infaillible pour elle. Ce qui peut expliquer le suicide des époux Goebbels et l'euthanasie de leurs six enfants: abstraction faite des risques liés à la défaite allemande sous les coups de l'Armée Rouge, une vie sans un Führer divinisé apparaît simplement impossible.

Nouvelle orthographe pour une histoire ancienne?

Un mot enfin sur une volonté expresse de l'auteure qui peut surprendre, celui de demander une correction selon les rectifications orthographiques du français en 1990, une option qui n'a rien de naturel même si les départements cantonaux suisses romands de l'instruction publique ont choisi de les privilégier dans l'enseignement. 

Impossible, pour un lecteur attentif, de ne pas y chercher un sens, d'autant plus qu'elle paraît anachronique dans un roman historique. Après tout, lorsqu'il évoque la même époque dans sa saga "Léon Sadorski", l'écrivain Romain Slocombe va jusqu'à utiliser les orthographes qui prévalaient en ce temps, telles qu'il a pu les trouver dans la presse, dans un souci de réalisme. Cette question m'a travaillé tout au long de ma lecture. 

Il est possible que ce soit une manière, pour l'auteure, de se distancer d'un sujet qu'elle aborde pourtant, paradoxalement, au plus près. Une autre réponse à envisager est que ce choix met en évidence la fréquence à laquelle le verbe "brûler" est utilisé dans ce roman – à chaque fois, le lecteur coutumier de l'orthographe traditionnelle relève qu'il est écrit sans accent circonflexe sur le "u". Roman de feu, donc? Armes du conflit, armes du suicide, feu de la passion, brûlure d'une histoire qui échappe à ses instigateurs, c'est une voie plausible. A méditer!

Dernier élément: le fanatisme est le thème qui traverse "La Fanatique". L'auteure ouvre ce thème à d'autres modes de radicalisation au travers de citations issues d'ouvrages djihadistes ou communistes. De quoi rappeler que la radicalisation des esprits n'est pas forcément le fait d'un seul temps ou d'une seule idéologie, et que l'humain y tombe plus aisément qu'il ne le pense. Et en la matière, force est de relever avec la romancière que le vingtième siècle ne manque pas d'exemples...

Lolvé Tillmanns, La Fanatique, Genève, Cousu Mouche, 2024.

Le site de Lolvé Tillmanns, celui des éditions Cousu Mouche.

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