vendredi 5 mai 2023

Marc Voltenauer, du rififi chez les Albanais

Marc Voltenauer – Les Albanais débarquent en nombre dans le dernier opus de Marc Voltenauer, "Cendres ardentes". Plus précisément, c'est dans la diaspora albanaise en Suisse que l'agent Andreas Auer se plonge pour mener dans cette nouvelle enquête.

De cette diaspora, l'auteur dessine un portrait approfondi, porté par le motif du déchirement entre l'intégration au pays d'accueil et les traditions du pays d'origine. Les citations du kanun, code d'honneur local, prennent place à juste titre en tête des chapitres qui mettent en avant le clan Hoti. Ce code d'honneur va constituer la faille dans ce clan, entre ceux qui le comprennent surtout dans sa rigueur et ceux qui préfèrent transiger parce qu'après tout, c'est en Suisse, Etat de droit qui ne connaît pas ce genre de code officieux, que leur vie se passe. Les éclats sont programmés!

Cela, sachant que le kanun n'est pas que violence, et que selon l'auteur, celui n'en retient que l'usage de la force n'a rien compris – ou l'exploite à des fins personnelles, pas nécessairement honorables. Ainsi, et c'est un peu attendu, le plus intégriste des tenants du kanun est aussi le personnage le plus affreux du roman. Et ce n'est pas peu dire: meurtres rituels, proxénétisme, assassinats, anthropophagie, l'auteur met le paquet.

Et c'est bien le recours à cette violence qui va lancer Andreas Auer et son équipe dans une nouvelle enquête qui trouve son fondement dans un morceau de cadavre retrouvé dans le Léman par une innocente nageuse. Il était pourtant bien lesté, le cadavre, presque comme dans "C'est arrivé près de chez vous", le film fameux avec Benoît Poelvoorde: plein de briques au fond du sac poubelle... mais là, ce n'était pas une question d'os poreux.

En effet: quitte à ce que cela puisse paraître long et un peu sèchement technique en début d'intrigue, l'auteur choisit, patiemment et de façon convaincante, de donner la vedette à la police scientifique: érigée en référence face à des cadavres peu parlants, c'est elle qui fera vraiment avancer l'enquête, indice par indice. L'auteur a l'habileté de montrer ce qu'il y a au-delà du médecin légiste rigolard bien connu des lecteurs de polars: en faisant intervenir un entomologiste, il donne à voir une autre manière de mener l'enquête, en particulier en montrant comment les insectes anthropophages (tiens, comme le méchant de l'histoire...) peuvent indiquer les circonstances d'une mort criminelle. C'est dègue? L'auteur ne dément pas, ne cache rien. C'est le job... 

Dès lors, l'intrigue se développe sur des ressorts classiques, fonctionnant autour d'un truand qui aime ses petits plaisirs, pourvu qu'ils soient discrets. Pédagogue malicieux pour ce qui est de la médecine légale, l'auteur le sera dès lors aussi lorsqu'il s'agit d'exposer en détail les soubassements culturels de l'anthropophagie, tabou majeur dans l'inconscient collectif: Carl Gustav Jung est passé par là. Et l'auteur ne manque pas de mettre en résonance le caractère choquant du cannibalisme humain et l'envie des bonnes choses qui nous anime tous: "Quel est le vin qui pourrait se marier parfaitement avec un steak d'humain tartare?", a dû se demander le chef étoilé finlandais chargé de l'organisation du festin. Et le lecteur se surprend à se demander comment il a trouvé le moyen de proposer un Pic Saint Loup... 

Enfin, l'une des lignes de force importantes de "Cendres ardentes" est la condition gay et la fluidité des genres. Du côté familier, cela passe par Andreas Auer, qui reçoit l'émouvante demande en mariage de son compagnon (une possibilité nouvelle en Suisse, le mariage pour tous ayant été approuvé par référendum en 2020), le journaliste Michael – ce qui permet d'avoir un polar qui, telle une romance, se termine par un mariage. De façon plus rare (mais là, on pense à "Le courage qu'il faut aux rivières" d'Emmanuelle Favier), l'auteur évoque la situation typiquement albanaise des vierges jurées. Il exploite un tel personnage, femme vivant comme un homme dans un contexte patriarcal (et par choix dans ce cas, mais l'est-ce toujours?), pour créer quelques vigoureux retournements de situation et coups de théâtre.

"Cendres ardentes" permet aux amateurs du genre de retrouver un Marc Voltenauer qui prend le temps de planter le décor et de l'analyser longuement, sous toutes ses coutures si finement techniques qu'elles soient, comme si c'était un besoin viscéral. Pour pénétrer dans ce polar, il faut donc accepter une certaine lenteur au début, le temps de poser un décor moins familier que ce que l'on croit. Mais le lecteur qui accepte d'entrer dans cette manière de procéder sera récompensé par une intrigue flamboyante, soigneusement chantournée, avec un méchant qui, si l'on concède qu'il est prisonnier de sa vision du monde traditionnelle et viciée, est aussi vraiment méchant, en mode spectaculaire. Ne serait-ce que parce qu'il aime la chair fraîche, à plus d'un titre...

Marc Voltenauer, Cendres ardentes, Genève, Slatkine & Cie, 2023.

Le site de Marc Voltenauer, celui des éditions Slatkine & Cie.

Lu par BadGeeketteCathJack, T'as où les livres

2 commentaires:

  1. "déchirement entre l'intégration au pays d'accueil et les traditions du pays d'origine." C'est un sujet qui m'intéresse et que je trouve particulièrement complexe...
    Quant au roman, il semble ne pas faire dans la dentelle !

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    1. Bonsoir Audrey, merci pour ton commentaire! En effet, l'auteur n'épargne rien à son lectorat, et le travail de recherche est impressionnant. Cela vaut pour les côtés "gore" de ce polar, mais aussi pour les questions sociales, qui sont bien travaillées. A déguster, si j'ose dire!
      Bonne fin de semaine à toi!

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