Philippe Bihouix – Imaginer l'avenir en low tech: c'est l'exercice de haute voltige auquel se livre l'ingénieur Philippe Bihouix, spécialiste de la finitude des ressources minières, dans son essai "L'Age des low tech".
À défaut de convaincre totalement, et malgré son côté progressivement jusqu'au-boutiste, force est de relever qu'il interpelle.
Convaincant sur les limites du concept de croissance
Exposant les impasses identifiables d'une croissance sans fin dans un monde fini, sa première partie est sans doute la plus convaincante. Convoquant l'histoire, ancienne même, l'auteur excelle dans la description des cercles vicieux qui accélèrent aujourd'hui l'exploitation à outrance de la planète où nous vivons.
En particulier, il donne la mesure du caractère non renouvelable de certaines ressources, le pétrole certes, mais aussi les métaux rares qui truffent les outils électroniques ou numériques qui hantent notre quotidien et qu'il faut aller chercher toujours plus loin, toujours plus profond, quitte à détruire des écologies proches ou lointaines ou à y bouffer beaucoup d'énergie. Efficience, adieu!
Il expose également les limites des démarches de recyclage et d'économie circulaire en mettant en évidence les pertes qui surviennent à chaque cycle: matériaux recyclables mais non recyclés, perdus, métaux rares dispersés donc indisponibles pour un second tour.
Décroissance et présomptions
Dès lors, on voit venir l'auteur: rejetant avec force une "croissance verte" dopée par le numérique et le tout-électrique gourmands en énergie, il consacre la suite de son ouvrage à évoquer des dynamiques de décroissance vertueuse, à partir d'actes plus ou moins simples ou radicaux, accessibles à tout un chacun ou impossibles à mettre en œuvre sans limiter les libertés individuelles pour le bien des citoyens.
Dès lors, apparaît la tentation, pas toujours assumée par l'auteur, de décider ce qui est bon pour le citoyen, à sa place. Ainsi, lorsqu'il considère que le poinçonneur des Lilas ou la caissière de supermarché (p. 161) ne font pas un travail humain valorisant (et que, sous-entendu, ces emplois peuvent disparaître sans dommage), on a envie de lui répondre sans ménagement: "Qu'est-ce que vous en savez, que savez-vous de la vie de ces personnes?".
C'est avec ce genre de raisonnement qu'on remplace les chauffeurs d'autobus, dont la profession est jugée ingrate, par des navettes autonomes qui bouffent de la planète à grand renfort de métaux rares, comme le rappelle brillamment Célia Izoard dans "Merci de changer de métier". On pourrait aisément ajouter, dans cet esprit, que le poinçonneur des Lilas est toujours plus biodégradable, donc plus low tech, que la borne de plastique et de métal qui l'a remplacé à Paris, et où l'on glisse son ticket de métro. A radical, radicale et demi...
Pisser dans le jardin des autres?
Les propositions de sortie du tout-numérique sont exposées par l'auteur de façon croissante, de façon générale, de la plus légère pour l'individu (des choses à portée de n'importe qui: réutiliser ses sacs de commissions, par exemple) jusqu'à la plus radicale, y compris au niveau des villes, par exemple le retour aux couches-culottes lavables avec un service de lavage par quartier.
Il sera même question d'amour, vous savez, ce truc spontané et formidable qui ne devrait pas être pollué par de telles considérations: pourquoi offrir des diamants (sales) ou des fleurs (coupées et venues de loin) à sa bien-aimée? Culotté (si j'ose dire!), l'auteur va jusqu'à suggérer (p. 245) que lorsqu'on est invité, il vaudrait mieux proposer d'aller pisser dans le jardin de la maîtresse de maison pour en enrichir la terre. Hum...
De façon générale aussi, et c'est une piste intéressante parce qu'elle suggère que c'était mieux avant, l'auteur essaie, à partir d'exemples précis, de cerner à quel moment du progrès l'humanité aurait pu, dû s'arrêter – et auquel une décroissance raisonnée pourrait revenir, sans revenir à la bougie et aux cavernes, en vue de créer "une civilisation techniquement soutenable".
Des réflexions, de l'outrance et un angle mort
On l'a compris: "L'âge des low tech" est un livre qui a ses outrances, ses iconoclasmes qui le desservent quelque peu, et qui, assumant la possibilité d'une restriction des libertés individuelles, a tendance à dire pour chacune et chacun ce qui est bien ou mal, sans tenir compte du libre arbitre et de l'intelligence des humains – c'est son penchant totalitaire. Ces réserves mises à part, c'est un essai qui donne de la matière à réfléchir, richement documenté et informé. Certaines de ses idées sont du reste déjà passées dans le logiciel des écologistes politiques d'aujourd'hui, par exemple la tarification progressive de l'eau chaude ou des matières de chauffage.
Mais il y a un angle mort dans son propos: les gouvernements, si verts qu'ils soient, ne renonceront jamais au high tech, en raison des possibilités de flicage qu'il offre – ce qui résonne avec le côté rassurant qu'une sorte de dictature molle offre à certains citoyens, on l'a vu au travers de la pandémie de covid-19. Aucun politique ne voudrait voir advenir le monde joyeux, certes romantique, peuplé d'hommes et de femmes festifs vivant en petites communautés harmonieuses, à l'abri des caméras de surveillance, des gadgets intelligents et de l'argent dématérialisé qui, échangé par cartes, laisse des traces ici et là, rompant avec la discrétion low tech du cash: ce serait décidément trop libre. Quid des citoyens? Le débat, potentiellement révolutionnaire, est ouvert.
Philippe Bihouix, L'âge des low tech, Paris, Seuil, 2014.
Lu par Damien Pobel.
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