Cédric Biagini – A l'heure où le numérique envahit les existences de chacune et chacun d'entre nous pour le meilleur et pour le pire, "L'emprise numérique" de Cédric Biagini pose les questions qui fâchent, à tous points de vue. Cela, avant tout en identifiant comment le numérique a changé les vies de chacune et chacun (vraiment!), sans qu'il ne soit vraiment consulté à ce sujet.
Publié en 2012 dans le sillage du tonique essai "La tyrannie technologique" du même auteur, il n'a pas pris de ride en dix ans. Au contraire: bon nombre d'éléments évoqués se sont révélés vrais ou accentués, pas nécessairement pour le meilleur derrière la façade des belles promesses. Et si la question écologique n'est pas absente de l'ouvrage, celui-ci porte avant tout sur les transformations sociétales voire individuelles.
A tout seigneur tout honneur, l'auteur aborde la question du livre papier face à la liseuse électronique, accusant celle-ci, de façon argumentée et étayée, d'entraver le processus de mémorisation que permet un livre papier. Cela, en favorisant une lecture ponctuelle à l'écran (malgré l'ergonomie des liseuses, dites "readers") plutôt que l'immersion dans le propos d'un auteur.
Les questions de baisse de la concentration dues au numérique sont d'ailleurs récurrentes dans "L'emprise numérique", et sont détaillées dans un chapitre consacré à la "guerre pour le contrôle de l'attention", une guerre faite de mouvements gênants et omniprésents à l'écran, publicités ou notifications, qui suscitent une forme d'hyperactivité addictive chez l'utilisateur, constamment dérangé (1).
Tout cela, pour faire du fric: l'auteur analyse en profondeur les mécanismes qui font que derrière une gratuité apparente, beaucoup d'argent est en jeu: recherches Google rapportant de l'argent à Google, systèmes de publicités, modalités commerciales favorisant des achats faciles, à peine réfléchis, infantiles dans la mesure où ils favorisent le "tout, tout de suite" et la satisfaction de caprices.
L'auteur se penche également sur les évolutions que le numérique impulse dans l'enseignement, scolaire ou au-delà. Le numérique est porteur d'une philosophie superficielle, utilitaire et consumériste selon l'auteur, qui décortique les composants des cadres de programmes scolaires pensés par l'Union européenne: au diable les humanités, vivent les enseignements utiles; au diable l'immersion dans des savoirs difficiles à acquérir, vive la citation qui fait science. Ce qui ne va pas favoriser l'esprit critique...
L'auteur imagine en outre la fin programmée de l'enseignement en présentiel grâce à l'enseignement à distance généralisé; voilà qui paraît terriblement prémonitoire, les écoliers ayant effectivement été assignés à résidence au temps du covid-19. Encore une fois, l'analyste rappelle que l'école n'est pas qu'un lieu de transmission de savoirs secs, mais aussi un endroit d'apprentissage et d'expérimentation de la vie en société.
Quelques éléments viennent encore ponctuer cette critique implacable du numérique: les enjeux en matière de santé (avec la promesse de l'humain augmenté), la nécessité de réinventer sous forme high-tech des trucs qui existent déjà (par exemple, GlaxoSmithKline a inventé un médicament contre la timidité, le Praxil; en lisant cela, je me suis dit qu'une telle substance existait déjà: c'est l'alcool, dégusté avec modération), ou les dessous de WikiLeaks, le site de Julian Assange, considéré comme le parangon d'une source d'informations finalement peu importantes. Sans oublier la dévaluation des voix autorisées, remplacées par des savants d'occasion (phénomène Wikipedia, par exemple), ni le thème de l'obsolescence programmée.
Enfin, dès sa préface, l'auteur répond aux tenants du numérique et à leurs arguments les plus courants, en particulier à l'idée que la France (l'ouvrage est français) doit combler son retard en la matière. Ce rattrapage doit-il faire perdre tout esprit critique? En la matière, "L'emprise numérique" fait le job de manière rigoureuse et implacable, porté par une écriture efficace qui ne dédaigne pas un trait d'ironie de temps en temps. Une lecture nécessaire, éclairante et salutaire, sur un phénomène qui réduit l'humain à des informations et pourrait bien le transformer en humain diminué tout en promettant le contraire.
Cédric Biagini, L'emprise numérique, Montreuil, L'Echappée, 2012.
Le site des éditions L'Echappée.
(1) C'est à telle enseigne qu'aujourd'hui, l'université américaine de Lawrence (Appleton, Wisconsin) donne des cours pour apprendre "à ne rien faire" ("Doing Nothing") et à se concentrer à nouveau. C'est ce que relate Emily Turrettini dans son dernier billet de blog. Casser les capacités d'attention puis donner des cours payants pour les reconstruire: c'est un modèle d'affaires et de société comme un autre, après tout... mais le voulons-nous?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Allez-y, lâchez-vous!