samedi 6 octobre 2018

Avec une enfant dans les arcanes de l'Ordre du Temple Solaire


Julien Sansonnens – Survenus en 1994, les suicides collectifs de l'Ordre du Temple Solaire sont restés dans les mémoires, en Suisse, au Canada et sans doute ailleurs aussi. L'écrivain suisse Julien Sansonnens s'y est replongé, comme happé par ce sujet. Il en est résulté sa toute dernière publication, "L'enfant aux étoiles", que l'auteur désigne comme un roman – non sans indiquer, en début d'ouvrage, que le terme apparaît inadéquat dans la mesure où, autant que possible, tout est vrai... ou presque. Et au fil des pages, l'écrivain s'efforce de faire émerger, à partir d'éléments épars, la personnalité d'Emmanuelle Di Mambro, fille de Jo Di Mambro, grand ordonnateur de l'Ordre du Temple Solaire.


Du coup, l'auteur mène l'enquête, à sa manière. Le récit prend dès lors une double voie: il narre d'un côté la dérive de l'Ordre du Temple Solaire, anciennement "The Golden Way", et de l'autre, un peu comme dans "La Ballade de Rikers Island" de Régis Jauffret, les péripéties de sa quête. Cela, en disant "tu", comme se parlant à lui-même.

Il en résulte une narration qui tient au moins autant du reportage que du roman. Un reportage factuel, qui masque ce qui doit l'être, certes: derrière l'artiste-peintre fictif Stéphane Junod, par exemple, on croit deviner le chef d'orchestre Michel Tabachnik, inquiété après la tragédie en raison de ses liens avec l'OTS. Mais il montre aussi ce que l'auteur tient à mettre en avant: la complexité de Jo Di Mambro, sa complémentarité avec son alter ego Luc Jouret. Surtout, il suit la personnalité d'Elisabeth, amante de Jo Di Mambro, et leur fille, Emmanuelle, "l'enfant aux étoiles", présentée comme une divinité vivante. Il fait plus particulièrement œuvre de romancier lorsqu'il reconstruit l'ambiance des heures précédant le suicide collectif survenu à Salvan et suivi de l'incendie de la maison du drame: agape, méditation, fatigue, atmosphère de fin de règne... Cela, alors que par ailleurs, il ne va pas jusqu'à faire des acteurs de la tragédie de l'Ordre du Temple Solaire de véritables personnages de roman.

Les péripéties de l'enquête montrent aussi les limites de celle-ci: nombreux sont les silences et les zones d'ombre de cette affaire pourtant amplement commentée. L'auteur l'indique d'emblée: son premier chapitre cite toutes les lettres de personnes concernées qu'il a contactées et qui ont refusé de parler de l'affaire. Ce qui crée d'emblée un climat d'omerta malsaine. Dès lors, après avoir quadrillé la Suisse romande et une partie de la France à la recherche de l'esprit des lieux, de gens, d'archives, après avoir épluché aussi la presse suisse en ligne, il dira sa déception face à des documents classifiés qui ne lui apprennent rien, sa difficulté à recréer une histoire entièrement satisfaisante, ses sentiments mêlés face à des vidéos.

Qu'est-ce qu'un tel ouvrage a à dire aux lecteurs d'aujourd'hui? Après avoir décrit avec exactitude l'inexorable dérive sectaire de ce qui était au départ une communauté aux règles strictes et à la vie simple, héritière à sa façon des communautés de type hippie, l'auteur questionne, en fin de livre, le besoin de sacré, de religieux, qui habite selon lui l'être humain – un besoin qui n'est plus guère satisfait dans la société européenne, largement sécularisée, où le christianisme est démonétisé. Les sectes se sont-elles engouffrées dans ce vide? L'auteur ne le relève guère, mais l'Ordre du Temple Solaire était contemporain d'autres mouvements du même genre, plus ou moins nocifs, façonnant une chimère spirituelle à partir d'éléments épars puisés au hasard dans les traditions religieuses et ésotériques: on pense à l'équipe de Jean-Michel Cravanzola, à Raël ou au New Age.

"Tu n'auras jamais accès aux sources, débrouille-toi avec la littérature", lit-on en exergue du livre. Cette citation de Jérôme Meizoz résume assez bien le travail atypique que le romancier a accompli pour écrire "L'enfant aux étoiles": éclairer quelque peu les mystères qui entourent aujourd'hui encore la tragédie de l'Ordre du Temple Solaire, c'est parfois essayer de créer un narratif à partir de pas grand-chose, faire face au silence ou aux paroles contradictoires, aux documents qui obscurcissent le jugement au lieu de l'éclairer. Si la démarche de l'auteur est clairement littéraire, elle assume délibérément une froide distance face aux faits, un refus de juger aussi, ce qui donne à ce roman des airs affirmés de reportage de presse.

Julien Sansonnens, L'enfant aux étoiles, Vevey, L'Aire, 2018.

Le site de Julien Sansonnens, celui des éditions de l'Aire.

4 commentaires:

  1. Ce roman fait partie de ceux qui me tentent en cette période de rentrée littéraire. D'autant plus s'il s'appuie sur une démarche documentaire, même si à ce que tu dis ça n'a pas été facile...

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    1. Beaucoup de silence, d'omerta à ce sujet, en effet. C'est un livre atypique, sur un thème dramatique qui n'est pas totalement oublié.

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  2. Une communauté de type hippie ? Voilà une révélation.

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    1. Bizarre, oui! Mais au départ, l'OTS était apparemment quelque chose d'assez innocent.

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