mardi 5 juin 2018

Un monde inquiétant où l'homme est un homme pour l'homme

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Sacha Després – Un monde post-apocalyptique où l'homme devient un homme pour l'homme, vorace et dominateur. Voilà l'inquiétant contexte que l'écrivaine Sacha Després installe pour narrer "Morceaux", un roman qui assume sa filiation avec "La Route" de Cormac McCarthy.

Inquiétant? Ce n'est pas peu dire. L'écrivaine installe un monde où des humains dominateurs, les "gras", asservissent d'autres humains, pour leur alimentation ou pour leur agrément, gommant même toute forme de racisme: cynique, la survie post-apocalyptique ne s'embarrasse guère de telles considérations. Pour donner corps à cet univers, l'écrivaine suit les personnages d'Idé et de Lucius Fauve (un nom de famille à consonance animale, ce n'est pas innocent), destinés à l'abattage puis affranchis afin de devenir reproducteurs certifiés ou produits de compagnie.

Produits? Attention: dans "Morceaux", les mots ont un sens. L'auteure parle ainsi de produits ou de morceaux pour évoquer les être vivants destinés à la consommation, et exploite toute la richesse du lexique relatif au bétail: il est entre autres question de cheptel, d'élevage en plein air. L'animalisation d'une part de l'humanité, asservie, va plus loin: l'auteure dit les abattoirs et les humains qu'on y abat comme des bêtes (non sans un brin de pathos, en montrant les mains qui se cherchent pour affronter l'épreuve – un geste fort qu'on a déjà vu, de façon analogue, dans "Les Bienveillantes" de Jonathan Littell, d'ailleurs), les scènes de chasse ou de mise à mort rituelles qui pourraient faire penser à la corrida.

La déshumanisation d'une partie de l'humanité, selon des critères aléatoires, apparaît comme le fondement de l'organisation sociale du monde décrit. On y manque de mémoire, on n'y lit plus guère, et une vieille édition de "La Guerre des Mondes" fait figure de bible. Plus douteuses, certaines comparaisons font penser au génocide juif perpétré par les Nazis: poignets numérotés, musique de chambre, barbelés, tri à l'arrivée, danse (début du chapitre 14, en particulier). Jusqu'à l'excès donc, tout cela va clairement dans le sens d'une volonté de faire sentir au lecteur ce qu'il pourrait vivre et ressentir si, en tant qu'humain, il devait vivre ce que vivent les animaux de rente ou de compagnie.

En opérant une inversion simple mais spectaculaire, en invitant l'homme à se mettre à la place de l'animal, "Morceaux" peut apparaître comme un conte antispéciste. Cela, avec une limite: si l'on va au bout du raisonnement, on pourrait se dire que le summum de l'antispécisme consiste, pour les humains, à n'exploiter et à ne manger que leurs semblables afin de ménager les autres espèces... d'autres espèces plutôt absentes, justement, de "Morceaux": il y a peu d'animaux (ou alors ils sont fantastiques, ou c'est un porc en peluche attendrissant), et encore moins de végétaux.

Il n'empêche: ce roman bestial, saignant, suscite un malaise certain chez son humain lecteur, qui marche au fil des pages sur les traces de personnages humains asservis, certifiés, distingués pour leurs qualités esthétiques ou de reproducteurs, ce qui leur permet d'échapper au destin commun de l'hyperabattoir. Ce malaise est encore renforcé par le choix de l'auteure d'écrire son roman en phrases courtes, où rien n'est de trop, qui composent aussi des chapitres brefs et incisifs. Et si le roman s'ouvre sur une scène de repas, ce n'est pas un hasard: manger ou être mangé, tel est l'enjeu de "Morceaux". En miroir, d'ailleurs, le dernier chapitre suggère que les mangés d'aujourd'hui seront peut-être les mangeurs de demain.

Sacha Després, Morceaux, Lausanne, L'Age d'Homme, 2018.

Le site des éditions L'Age d'Homme, le site de Sacha Després.


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