mardi 29 mai 2018

De Gavroche à Mai 68, à la façon du vingt et unième siècle

1315347_f.jpg
Olivier Sillig – Il paraît qu'au temps où Olivier Sillig a écrit "Gavroche 21.68" et s'est mis en quête d'éditeurs, c'est-à-dire à l'époque où Jacques Chirac présidait la France, on lui a dit que son roman était trop visionnaire pour être crédible. Vrai, pas vrai? En tout cas, les éditions Hélice Hélas ont eu la main heureuse en le publiant ce printemps. Cet ouvrage plonge le lecteur dans une fable d'anticipation bien française, parfaitement en phase avec notre époque, et où la question du vivre-ensemble s'applique aux humains et aux différentes castes de robots. Et si le cadre est français, l'auteur est bien suisse, démontrant ainsi qu'en Suisse aussi, la science-fiction est un genre bien vivace.


Regardons-y d'un peu plus près: l'auteur met en scène Leonardo et Rumpelstilzchen, soit un humain et un synsynaptique – caste de robots qui a décidé de s'assumer comme telle. Relaté sur un ton amusé, le début de leur errance évoque peut-être Jacques le Fataliste et son maître; mais très tôt, on sent qu'au contraire du roman de Diderot, il va se passer quelque chose dans "Gavroche 21.68". De Paris, le lecteur est baladé dans les monts de l'Isère, où l'on découvre, par des indications en partie codées, qu'une révolution pourrait éclater lors des championnats du monde de football de l'an 2068, qui auront lieu en France. Aux deux lascars de déjouer cet événement historique qui consacrerait la primauté des droïdes sur le football... et sur le monde.

Des hommes contre des robots: c'est peut-être une situation déjà vue. Cela dit, en créant des castes de robots, l'auteur facilite une lecture nuancée où certains robots s'assument comme tels , alors que d'autres, sûrs de leur supériorité (à bon droit d'ailleurs), visent leur domination sans nuance – l'auteur assumant qu'en 2068, les robots seront en partie supérieurs à l'humain. Cela, sans parler de choses plus immatérielles, comme la Toile... et l'Antitoile, dont le fin mot sera donné au terme du roman. Enfin, l'auteur donne une place prépondérante à un personnage féminin attachant, Gavroche, réplique assumée du Gavroche de Victor Hugo: le lecteur en apprécie l'intelligence aiguë et le côté crâneur.

"Gavroche 21.68" est bourré de références historiques et culturelles que le lecteur identifiera avec une certaine jouissance, même si certaines sont assez lourdement soulignées: on reconnaîtra "2001: l'odyssée de l'espace", le Voltaire de "Zadig" (et Micromégas), et même les accents des polyphonies corses – qui entrent en résonance avec Léo Ferré, au travers de la citation troublante de "Petite". Il adorera aussi la réminiscence d'événements historiques tels que Mai 68, reproduit de façon épique, sur le ton de la légende, à un siècle d'intervalle. En 2068, les pavés ont des puces... et l'air est si lourd qu'ils peuvent vraiment voler. Quant à Jacques Chirac, enfin, il a son impasse à Paris dans ce roman.

Il est peut-être exagéré de dire, comme le fait la quatrième de couverture, que "Gavroche 21.68" est un roman féministe, malgré la présence prépondérante d'un beau personnage féminin adolescent, joliment décrit qui plus est. Jubilatoire, en revanche, cet opus d'Olivier Sillig l'est à tous points de vue: si l'on s'amuse à débusquer les références culturelles, on s'éclate aussi à tous les jeux de mots et de sonorités que réserve une écriture soignée et ludique, soucieuse de faire sourire le lecteur – ce qui est assez rare dans un genre, la science-fiction, qui s'écrit souvent de façon plus factuelle et pragmatique.

Il y a une indéniable jubilation à suivre les tribulations de Leonardo et Rumpelstilzchen à travers la France, traqués par une géolocalisation implacable, telle qu'on peut la connaître aujourd'hui déjà. On sourit à leurs dialogues, aux situations mises en scène, et aussi au choc habilement orchestré entre la modernité la plus pointue, celle que entrevoyons aujourd'hui à l'heure du virage numérique, et les choses qui font partie des racines et des usages ancestraux des Français et des Européens: le Tour de France, les fromages qui puent ou les alcools à la réputation sulfureuse tels que l'absinthe. Des trucs qu'on se sent un peu coupables d'aimer... Avec "Gavroche 21.68", le lecteur goûte un roman de science-fiction étonnamment en phase avec notre époque, ses promesses et les dangers qu'on peut anticiper.

Olivier Sillig, Gavroche 21.68, Vevey, Hélice Hélas, 2018.

Le site des éditions Hélice Hélas, celui d'Olivier Sillig.

2 commentaires:

  1. Remercions la maison d'édition qui a pris le pari de publier le livre.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. On peut rendre hommage à l'éditeur, en effet: c'est un bon livre. Et qui arrive au bon moment, juste à cinquante ans de Mai 1968... et de Mai 2068.

      Supprimer

Allez-y, lâchez-vous!