jeudi 15 février 2018

Un festin en paroles, ou les mots pour dire la bonne chère

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Jean-François Revel – C'est surtout en tant que philosophe libéral, pourfendeur des travers du socialisme, que l'on connaît Jean-François Revel. On lui connaît moins, en revanche, le goût de la bonne chère et de l'étude de la cuisine à travers les âges. Certes, "Un festin en paroles" est un ouvrage que l'auteur, membre de l'Académie française décédé en 2006, a rédigé par plaisir durant ses vacances. Mais cela n'enlève rien à l'érudition passionnée qui le traverse, et qui fait de ce succulent petit livre un délice de lecture – soigneusement écrit, ce qui ne gâche rien.

L'auteur l'assume d'emblée: le propos peut paraître péremptoire, à des lecteurs assez souples avec les affaires de table. En particulier, on peut s'étonner de son acharnement envers les kirs ou les communards, héritiers d'une tradition qui lui paraît dépassée, celle des mélanges permettant de valoriser un vin médiocre. On sera surpris aussi du dégoût de l'auteur pour les amuse-bouche, qu'il considère comme la forme finalement dégénérée des hors-d'œuvre d'autrefois – des hors-d'œuvre dont il pense retrouver l'esprit dans les tapas espagnoles. Ce ton parfois intransigeant se fonde cependant sur une vision exigeante de l'histoire de la gastronomie, de l'époque romaine jusqu'au milieu du vingtième siècle. Une vision franco-centrée aussi, il faut le relever, mettant en évidence toute l'envie de technique culinaire française, prompte à rayonner dans le monde entier.


"Un festin en paroles" adopte une approche strictement chronologique, en effet. Comme son nom l'indique, ce livre s'appuie sur les écrits qui ont fait l'histoire de la grande cuisine. L'auteur ne cache pas les limites du procédé, par exemple la difficulté que peut avoir le lecteur d'aujourd'hui à imaginer la saveur des recettes d'hier. Quel goût peuvent bien vraiment avoir, par exemple, les préparations d'Apicius ou celles de Taillevent? Celles-ci sont cependant abondamment citées, stimulant l'imagination du lecteur. Au passage, l'auteur corrige certaines idées reçues, telles que l'influence un brin surévaluée de la cuisine italienne sur la cuisine française au temps des Médicis: selon lui, en ce temps-là, les usages de la table restent encore largement tels qu'ils étaient au Moyen Âge. 

Les éléments qui entourent la bonne chère font aussi l'objet de l'attention de l'auteur, qui situe au temps de l'apparition des établissements de restauration tels qu'on les connaît, à la fin de l'Ancien Régime, peu à peu déclinés en brasseries rapides et bruyantes et restaurants plus calmes où l'on prend son temps, l'émergence des figures du gastronome et du critique. L'auteur cite bien sûr Brillat-Savarin, mais aussi Grimod de la Reynière, initiateur plus ou moins intègre des critiques gastronomiques et auteur du bon mot: "Le fromage est le biscuit de l'ivrogne". Et bien sûr, l'auteur aborde aussi les questions des bonnes manières à table et des livres de cuisine. Pour chacun de ces aspects, les citations d'ouvrages d'époque sont nombreuses et généreuses. 

Enfin, "Un festin en paroles" accorde une place de choix à Antonin Carême, immense chef du dix-neuvième siècle. L'auteur le situe au cœur d'une dynamique qui, peu à peu, professionnalise la grande cuisine et, par sa complexité, la rend inaccessible à tout praticien amateur, fût-il habile de ses mains – ce qui va de pair avec des évolutions techniques telles que l'apparition du four à plusieurs feux. Ainsi est consacrée l'opposition entre une cuisine familiale, traditionnelle, solidement ancrée dans son terroir et nécessairement conservatrice, et une cuisine de restaurant organisée sous la férule d'un chef, qui donnera le jour à la nouvelle cuisine et à la cuisine internationale, vue comme aisément exportable puisqu'elle relève davantage de techniques que de produits de terroir qui, estime l'auteur, exigeant toujours, supportent mal le voyage ou la substitution. 

Paru pour la première fois en 1975, "Un festin en paroles" ne parle pas des tendances qui ont marqué la fin du vingtième et le début du vingt et unième siècles, telles que la cuisine moléculaire, la bistronomie ou la fusion food. Il est toutefois aisé de relever que pour l'auteur, elles sont, du moins pour la grande cuisine, l'exigeante, un prolongement de l'art d'Antonin Carême. A l'autre bout du prisme, il ne sera pas question non plus des évolutions des habitudes de table (restauration rapide), ni du végétarisme et de ses avatars actuels, parfois radicaux. Tout au plus sera-t-il question de terroirs, ainsi que du regret de l'appauvrissement des denrées disponibles. En une conclusion apéritive, l'auteur donne quelques notes douces-amères en guise d'envoi, déplorant la disparition des soupes, des hors-d'œuvre et des légumes. Ont-ils su revenir sur les tables? Bonne question, qui conclut un ouvrage richement documenté, fourmillant d'anecdotes, qui mériterait, en somme, un appendice rendant compte des quarante dernières années de tradition culinaire française et mondiale. 

Jean-François Revel, Un festin en paroles, Paris, Tallandier/Texto, 2007, édition revue et augmentée. Première édition 1978. Préface de Laurent Theis, note de l'éditeur par Jean-Claude Zylberstein. 

Le site des éditions Tallandier

2 commentaires:

  1. Réponses
    1. Dois-je dire "bon appétit" ou "bonne lecture"? Les deux seraient de circonstance avec ce livre. Je t'en souhaite une bonne découverte!

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