lundi 5 février 2018

Bertrand Schmid, vers des ailleurs plus ou moins étranges

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Bertrand Schmid – Quatre nouvelles, voilà ce que propose, dans son recueil "Autres ailleurs", l'écrivain suisse romand Bertrand Schmid. Remarqué par ailleurs pour sa traduction de l'antique satire hellénistique "La Batrachomyomachie", l'écrivain révèle dans son dernier ouvrage le talent d'un écrivain qui goûte une écriture soignée, léchée, pensée jusqu'au dernier mot. Une écriture qui ne recule ni devant l'helvétisme, ni devant le néologisme lorsqu'il sonne juste.


"Wäre ich ein Berliner": le titre de la première nouvelle de ce recueil est tout un programme. Elle renvoie naturellement au mot célèbre de John F. Kennedy. Mais l'utilisation du subjonctif "Wäre" sème le doute. Et ce doute s'éclaire lorsque le lecteur découvre le personnage principal de la nouvelle, Khachik, un Arménien échoué à Berlin-Est. Khachik mène une vie assez ennuyeuse dans la capitale de Berlin-Est, et il est permis de penser au "Désert des Tartares" de Dino Buzzati en lisant son histoire.

Et surtout (d'où le subjonctif), il est en panne d'identité: à Berlin, il n'est pas un Allemand, et les Allemands le considèrent comme un Russe, suppôt de l'occupant soviétique; et les communistes ne le considèrent pas non plus tout à fait comme l'un des leurs, ne serait-ce que parce qu'il ne parle pas très bien le russe. Et les différences entre les personnages sont soulignées par le choix de transcrire les dialogues en russe ou en arménien, en fonction de celui qui parle, donnant au lecteur l'impression d'identités qui se côtoient et ne se comprennent pas.

Les ailleurs des trois autres nouvelles sont plus flous, ce qui peut s'avérer déroutant: on se demande vers où part le train dans "Ailleurs", comme du reste les personnages de la nouvelle, qui sacralisent la possibilité d'un voyage idéalisé à bord des trains mystérieux. Le voyage va mener vers l'amante d'un personnage principal. Et l'auteur accorde un soin tout particulier à décrire l'amante au moment où elle accueille celui qui lui rend visite. Un moment flamboyant de cette nouvelles, certes, d'un point de vue stylistique; mais on peut regretter que cela se fasse au prix d'une perte de spontanéité. Le reste de la nouvelle relate l'installation de l'homme, au bout des rails qui l'ont amené là, dans un coin qui pourrait être la France.

L'ailleurs de "Larmes de crépuscule" est encore plus étrange, avec des personnages déroutants qu'on découvre peu à peu. Ce sont des marginaux: voilà un voyage que tous les lecteurs n'ont pas entrepris, celui des marges de la société, là où l'on se drogue, où l'on se moque sans complexe du vendeur du supermarché qui a un regard de travers, où la bière à 8,8% a un goût de champagne (on dit "mousseux", comme dans San-Antonio). Voyage aussi, enfin, dans les titres des sections, qui prennent le nom de drogues aux noms plus ou moins ésotériques: on connaît la cocaïne, mais qu'en est-il de la clozapine?

La quatrième nouvelle du recueil, "D'une route", la plus courte aussi, reprend le thème de la gare. C'est que "Autres ailleurs" est aussi fait de récurrences, entre autres autour de la cigarette, qui prend un sens particulier, manque ou appréciation, dès "Wäre ich ein Berliner". Après avoir fermé ce recueil, le lecteur en conservera le souvenir d'un livre à l'écriture très travaillée, flirtant parfois avec ces limites où le style pour le style, excessivement travaillé, prend le pas sur le souci franc de raconter quelque chose. Heureusement, les histoires, baignées d'un constant flou artistique, savent encore intriguer le lecteur et le pousser à aller plus loin.

Bertrand Schmid, Autres ailleurs, Lausanne, L'Age d'Homme, 2018. Préface d'Andréas Becker.

Le site de Bertrand Schmid, celui des éditions L'Age d'Homme.


Il en parle aussi: Francis Richard.


Cité dans ce billet: Anonyme, La Batrachomyomachie, Vevey, Hélice Hélas, 2016, traduction du grec par Bertrand Schmid.

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