mardi 16 janvier 2018

Voler de ses propres ailes ou être volé, le dilemme de l'écrivain

LE_VOL_DU_GERFAUT
Jean Contrucci – "Le Vol du Gerfaut" commence dans un aéroport. Normal, puisqu'un gerfaut, c'est un faucon, donc une bête qui vole. Mais dans son tout dernier roman, l'écrivain Jean Contrucci va plus loin. Par un tel début, il suggère qu'au contraire d'une idée reçue trop répandue, les écrits volent aussi... et va jusqu'à postuler que les écrivains se les volent entre eux. Quitte à ce que tout cela soit organisé! Vol d'avion ou vol de valise, tout commence dans un double sens habilement maîtrisé.

Voyons ce que "Le Vol du Gerfaut" a dans le ventre... Le narrateur, Jean-Gabriel Lesparres, est un excellent personnage, dans une veine classique: il s'agit d'un écrivain vieillissant, atrabilaire, tiraillé entre la nécessité d'écrire pour exister (il est prix Goncourt, mais c'est si vite oublié) et l'intime conviction que son dernier livre, "Le Gerfaut", est à jeter. Comme cet écrivain est un tout petit peu veule et qu'il est financièrement à l'aise, il n'a pas le courage de jeter lui-même au feu le fruit de ses nuits d'écriture, comme le fit naguère Rodolfo dans "La Bohème" de Giacomo Puccini, sacrifiant dans le poêle le manuscrit de sa propre pièce de théâtre parce qu'il faut bien se chauffer. Il préfère le confier à un inconnu de rencontre, artiste interlope de son état, dans un plan qui prévoit un vol et une annihilation bien orchestrés du manuscrit. Après tout, un vol de manuscrit, c'est une excuse acceptable à servir à un éditeur qui attend...

C'est donc Jean-Gabriel Lesparres que le lecteur est invité à suivre. L'auteur a le génie pour dessiner un parcours où les choses se révèlent peu à peu en autant de coups de théâtre et de retournements de situation accrocheurs et succulents. La narration marche comme un film, alerte et éclatante, sans temps mort. Elle est l'occasion de rencontrer une belle série de personnages plus ou moins hauts en couleur, garants de plus d'un éclat, d'autant plus que l'on est régulièrement dans le mode de la confrontation. Il y a Paul Delamare, ce poète génial et méconnu, victime de l'ingratitude de l'écrivain. Il y a sa femme, plus jeune que lui, qui a en somme accepté de l'épouser pour son renom plus que par véritable amour, et doit chercher ailleurs un plaisir que Lesparres ne peut plus lui donner. Et il y a la mystérieuse Dominique Francoeur, qui a signé un livre. Est-ce bien le sien?

"Le Vol du Gerfaut" est un roman à rebondissements dans lequel on ne s'ennuie guère, surtout si l'on aime le goût acide et cocasse des intrigues du monde des éditeurs parisiens. Dans ce milieu qui a tout d'une forteresse, l'écrivain construit une histoire qui apparaît crédible de part en part, même si certaines choses paraissent énormes. Même dans un milieu qu'on croirait artistique, le souci du tiroir-caisse n'est jamais loin...

Mais derrière l'histoire d'un écrivain qui a la hantise d'écrire "le roman de trop", il est permis de deviner une crainte de tous les écrivains chevronnés, et peut-être aussi celle de l'auteur du "Vol du Gerfaut". Est-ce pour conjurer cette inquiétude que Jean Contrucci, romancier au long cours comme Jean-Gabriel Lesparres, a écrit ce livre et l'a donné à son public? Il est permis de le penser. Mais de tels états d'âme passent au second plan pour le lecteur, qui se trouve ici en présence d'un livre drôle, doux et amer à la fois, sur l'obsession certes vaniteuse de plus d'un être humain: comment se survivre à soi-même? Et à défaut, lorsque les portes de la création et de la procréation sont également fermées pour toujours (sans parler du simple plaisir d'écrire ou d'aimer: Jean-Gabriel Lesparres ne fait ni l'un ni l'autre dans "Le Vol du Gerfaut"), comment se résigner à être oublié... et à accepter que la mémoire même du grand public s'envole?


Jean Contrucci, Le Vol du Gerfaut, Paris, HC Editions, 2018.

Le site des éditions HC, celui de Jean Contrucci. Merci à eux, ainsi qu'à Agnès Chalnot, pour ce service de presse!



8 commentaires:

  1. Très tentant ! Et plutôt que le livre de trop, j'aimerais bien un jour arriver à pondre LE livre !
    Joyeuse année cher Daniel !

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    1. Bonne année à toi, Liliba! Ce roman est une bonne surprise pour ce début d'année, en effet. Et il est en librairie depuis peu...

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  2. Tout cela me fait penser à Francis Blanche, qui voulait porter plainte contre José Maria de Heredia. Pour vol de gerfauts hors du charnier natal…

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    1. Vous ne croyez pas si bien dire: l'auteur assume en effet son allusion au poème "Les Conquérants" de José-Maria de Heredia, cité en fin de livre.

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  3. Bonjour,

    Très bel article ! J'aimerais tant lire ce roman en entier, je trouve que c'est passionnant comme livre !
    En passant, je vous invite à passer sur:https://atout-homme.fr/lunettes-pour-homme/

    A bientôt !

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    1. Merci de votre message! C'est ballot, je viens justement de changer de lunettes et de monture... mais merci du tuyau! Je vous souhaite de bonnes lectures.

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  4. Votre article sur ce livre est intéressant, mais ça ne me dit rien du tout de lire sur les éditeurs parisiens....
    Bonne soirée. Et bon week end.

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    1. Bon week-end à vous!
      C'est effectivement un livre sympa, qui se lit facilement, même si - c'est vrai - le monde des éditeurs parisiens a ses manières. Qui sont, finalement, très humaines, pour le pire et le meilleur... elles sont donc parfaites pour créer des romans.

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