dimanche 6 juillet 2025

Le maître de désir corrigé

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Clarissa Rivière – Après "Le Village des soumises", l'écrivaine Clarissa Rivière poursuit son exploration littéraire du petit monde du BDSM, toujours sur un mode joyeux et festif. Tout commence de manière classique dans "Chemins de soumission", son dernier roman, et l'auteure en convient volontiers: deux filles dans la vingtaine, étudiantes de leur état, frappent à la porte d'un manoir perdu, un soir de pluie. Un homme leur ouvre la porte...

Avec Nadia et Emilie, la romancière met en scène deux jeunes amies de tempéraments divers et complémentaires qui vont découvrir, au fil des pages, l'univers un peu à part des dominants et des soumis, ainsi que de la complexité des codes qui régissent les adeptes de la pratique BDSM. A ce titre, le lecteur se trouve en présence d'un roman d'apprentissage où un maître de plaisir, Nicolas, le châtelain, joue le rôle d'initiateur et de révélateur: Nadia et Emilie trouveront leur chemin sous sa (plus ou moins) douce férule, en faisant tomber quelques limites au passage.

Placé en position de voyeur, le lecteur en apprend lui aussi sur cette manière de se donner du plaisir, seul, à deux ou en groupe. L'impression renvoyée est celle d'une grande liberté, mais aussi d'une manière de faire les choses codifiée où chacun joue un rôle, librement consenti et pas forcément fixe, en fonction de son tempérament: Nadia se plaît dans son rôle de soumise, Emilie domine ou se soumet selon ses humeurs, et il y a même un certain Poutou, adorable soumis qui se complaît dans un rôle de chien; on l'imagine aisément dans sa tenue de cuir.

Il est permis de voir, au début du moins, dans Nicolas une sorte de phallocrate paternaliste commandant à deux filles sous emprise. C'est une fausse première impression: "Chemins de soumission" évite l'écueil en mettant en évidence des personnages de femmes dominatrices ou simplement déterminées (nous avons parlé d'Emilie, mais il y aura aussi Krys, qui ne rigole pas avec ses accessoires, et sa secrétaire qui essaie de mettre le grappin dessus), qui sauront corriger Nicolas lui-même lorsqu'il va trop loin, et le pousser jusqu'à ses propres limites dans un rituel de punition à la fois grave et ludique.

L'auteure excelle à dessiner les ressorts psychologiques qui composent les rapports subtils de domination et de soumission entre personnages. Cela, tout en insistant sur le fait que tout, chaque acte subi ou donné, est librement consenti.

En développant son intrigue dans un manoir, la romancière installe une ambiance attendue, faite de pénombre invitante, de vieux tableaux et de la chaleur appréciée d'un feu de bois, déjà promesse de sensualité. Dans un souci constant du détail, soucieuse d'évoquer et de flatter tous les sens, elle sait faire évoluer de manière excitante et captivante une intrigue inventive et bien troussée où l'érotisme est partout, littéralement à chaque phrase, portée par des personnages constamment sur le gril, qui jouent sans fausse note la partition des soumis et des dominants.

Clarissa Rivière, Chemins de soumission, Milly-la-Forêt, Tabou Editions, 2025.

Le blog de Clarissa Rivière (16 ans et plus), le site de Tabou Editions.

Dimanche poétique 698: Louise Labé

Luisant Soleil, que tu es bienheureux

Luisant Soleil, que tu es bienheureux
De voir toujours de t'Amie la face!
Et toi, sa sœur, qu'Endymion embrasse,
Tant te repais de miel amoureux!

Mars voit Vénus; Mercure aventureux
De Ciel en Ciel, de lieu en lieu se glace;
Et Jupiter remarque en mainte place
Ses premiers ans plus gais et chaleureux.

Voilà du Ciel la puissante harmonie,
Qui les esprits divins ensemble lie;
Mais, s'ils avaient ce qu'ils aiment lointain,

Leur harmonie et ordre irrévocable
Se tournerait en erreur variable,
Et comme moi travailleraient en vain.

Louise Labé (1524-1566). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 4 juillet 2025

Joël Cerutti: la vengeance est un plat qui se mange saignant

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Joël Cerutti – Imaginez qu'on découvre un jour un extrait végétal aux capacités régénératives telles qu'une dose permet de réveiller un mort, animal ou même humain. C'est ce qui arrive à Benoît Petite, chercheur sans envergure à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Les conséquences? C'est ce que raconte "Arvine sur ordonnance" de Joël Cerutti.

Ce qu'on apprend assez vite, c'est qu'à la suite d'une rixe qui a mal tourné, Benoît Petite se retrouve en chaise roulante, paralysé des membres inférieurs (kékette incluse, faut pas rêver!), placé dans la situation quelque peu humiliante de devoir gérer des poches qui recueillent ce qui sort en pagaille de sa vessie et de ses intestins. Cela crie vengeance! 

Dès lors, "Arvine sur ordonnance" fonctionne à la manière du roman "Dr Jekyll et Mr Hyde", avec un personnage qui vit une double vie, tantôt invalide, tantôt super-méchant, dans un parallélisme adroitement agencé par l'auteur. Et comme ça se passe en Valais, l'auteur ne manque pas de jouer avec certains des stéréotypes qui collent à la peau de ce canton suisse. Le Rhône même voit double...

En effet, deux fleuves irriguent "Arvine sur ordonnance". L'un charrie la petite arvine, vin délicieux tiré d'un cépage indigène. Au fil de ses recherches, Benoît Petite, grand consommateur de ce breuvage, comprend qu'il est indispensable de l'associer à Gudule (le fameux extrait végétal) pour que ça marche bien sur l'humain. Dès lors, le lecteur y a droit à toutes les pages... et ma foi, c'est gouleyant. 

L'autre fleuve, c'est celui où coule le sang. L'auteur comprend le terme "gore" dans son sens le plus fort. Cela implique d'imaginer des scènes de vengeance particulièrement cruelles et inventives. Et force est de relever la créativité de l'auteur en la matière – le spectaculaire prend même à plus d'une reprise le pas sur la vraisemblance, à la façon d'un épisode de "Mission impossible". Les scènes les plus marquantes relèvent de la vengeance, un plat qui, à en croire l'auteur, se mange saignant.

En contrepoint, force est de relever que Gudule réveille les morts et que "Arvine sur ordonnance" intègre des résurrections. Le lecteur ne manque donc pas d'être surpris à plus d'une reprise, à l'égal des personnages mis en scène. Autour de Benoît Petite, gravitent encore une artiste égocentrique subventionnée, une banquière en mode cougar et quelques flics ripoux. 

Voilà de quoi faire un mélange explosif (oui, ça pète aussi parfois, comme dans "Mais des choses pareilles!")! Autant dire que "Arvine sur ordonnance", avec ses outrances et ses airs parfois faussement scientifiques, fait partie de ces romans échevelés qu'on ne lâche qu'à regret, après s'être demandé cent fois si l'auteur osera telle astuce d'intrigue (oui, il ose tout) et avoir ri à plus d'une reprise en voyant les viscères voler bas.

Joël Cerutti, Arvine sur ordonnance, Ardon, Gore des Alpes, 2023.

Le site des éditions Gore des Alpes.

Egalement lu par Rebecca.


jeudi 3 juillet 2025

Enquête et espionnage à Berlin-Ouest

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Roger Faller – Les boîtes à livres recèlent parfois de vieux livres totalement oubliés, mais qui ne demandent qu'à être redécouverts, ne serait-ce que pour voir ce qu'ils ont encore à raconter. Il en va ainsi de "Point d'orgue", roman de l'auteur populaire Roger Faller, paru en 1966 au Fleuve Noir – la maison d'édition qui, on s'en souvient, a publié l'essentiel des romans de San-Antonio.

Astucieux ouvrage que celui-ci: l'auteur y réalise un mélange réussi de roman policier et de roman d'espionnage en mettant en scène un enquêteur nommé Steimer, Français d'origine, mis en présence de personnages plus ou moins énigmatiques qui meurent les uns après les autres: un indicateur physionomiste porté sur la boisson, une hôtelière, son frère artiste, quelques accortes jouvencelles fugacement aperçues et des transfuges. Tout cela gravite autour d'un ingénieur spécialiste dans l'optique et de sa femme, aveugle en fauteuil roulant.

Ce petit roman se déroule à Berlin, au temps où cette ville était ceinte d'un mur. Autant dire que la porosité de celui-ci constitue un enjeu de l'intrigue: qui peut passer dans une direction ou dans l'autre de façon légitime? Et qu'en est-il de cette hôtelière qui, sise à l'ouest, achète à tour de bras des biens immobiliers de situés à l'est? Le lecteur voit Steimer errer longtemps avant d'avoir le fin mot, explosif, de l'affaire.

L'écriture de ce roman s'avère efficace. Elle fait usage d'un vocabulaire qui paraît plutôt riche aujourd'hui, et n'hésite pas à recourir au passé simple pour raconter l'histoire – ce qui n'enlève rien au dynamisme de la narration: rien de poussiéreux là-dedans. Enfin, sans s'appesantir dans leurs détails , l'auteur cite avec justesse les lieux où se passe l'intrigue, du côté de Berlin-Ouest et évoque, quand c'est nécessaire, qui commande où.

Un détail encore: comme l'auteur ne se perd pas dans les détails technologiques qui encombrent parfois les romans à suspense d'aujourd'hui, il a le temps de s'occuper de ses personnages, suffisamment pour leur donner, l'espace d'un livre, la personnalité approfondie qu'ils méritent. 

Roger Faller, Point d'orgue, Paris, Fleuve Noir, 1966.