Marc Voltenauer – Le polar suédois aurait-il fait des petits en Suisse? C'est ce que suggère Marc Voltenauer avec son troisième roman policier, "L'Aigle de sang". On y retrouve Andreas Auer, certes, et cela réjouira les amateurs de ce personnage et de son environnement. Mais comme il n'est pas possible de tuer un par un tous les habitants de Gryon (ce serait "psychose au village"!), il faut bien que l'écrivain se renouvelle. C'est donc ailleurs que l'auteur va chercher de nouvelles victimes. Plus précisément du côté de l'île de Gotland, où un cold case noyé sous le silence et les rumeurs redevient d'actualité, plus de trente ans après.
Le lecteur apprend vite qu'en somme, c'est sur lui-même qu'Andreas Auer enquête – plus précisément sur ses premières années de vie, qui sont un trou noir dans son existence. Un trou noir qui n'empêche pas ce personnage de faire des cauchemars qui tentent de lui dire quelque chose. Cette enquête, la plus personnelle qui soit, secoue cependant des choses qu'on aurait crues enfouies. En particulier, une mystérieuse secte païenne vouée au panthéon scandinave se réveille soudain.
Et si Andreas Auer part à la recherche de son enfance, son compagnon Michaël, sortant d'un grave coma, part à la recherche de sa propre personnalité. Si Andreas Auer occupe clairement le devant de la scène, il indique aussi que les deux personnages sont à la recherche d'eux-mêmes et veulent se (re)construire. Et qu'ils se soutiennent mutuellement dans leurs quêtes, comme le font deux êtres qui s'aiment.
Secte? L'auteur a compris ce que ce genre de mouvement peut avoir de fascinant pour les lecteurs, quitte à ce que cela ne soit pas forcément très sain. Son groupuscule religieux, actif à Gotland à la fin des années 1970, l'écrivain le décrit de façon détaillée: costumes, coutumes, rituels, hiérarchie et jeux de pouvoir. Surtout, au-travers d'un groupe avide de sensations de plus en plus fortes, fanatisé pour tout dire, il indique qu'une croyance sincère peut très vite basculer dans quelque chose d'extrêmement violent. Cela, au-travers de sacrifices d'animaux et d'humains, mais aussi de pressions exercées tout au long de la vie des adeptes pour que le secret soit préservé. Et puis, il y a le supplice de l'aigle de sang, glaçant, terrible, qui donne son titre à ce roman...
Dans ce roman, cet aigle de sang trouve un écho dans la doctrine nazie. Cet écho est matérialisé par une décoration en forme d'aigle retrouvée dans une boîte ayant appartenu à un ancêtre d'Andreas Auer. Les liens symboliques, pas forcément conscients, entre la secte et le nazisme sont du reste présents, à commencer par les têtes de mort, qui rappellent les SS. C'est que "L'Aigle de sang" va obliger Andreas Auer à se plonger dans l'histoire complexe de l'Estonie pendant la Seconde guerre mondiale. Une Estonie coincée entre l'Allemagne nazie, qui l'a désertée, et le géant soviétique qui affûte ses dents à l'est. Andreas Auer, petit-fils de nazis? Oui, mais non, mais si quand même: comme souvent, c'est compliqué.
Au fil d'une intrigue qui va au fond des choses, l'auteur observe avec un regard aigu une société suédoise qui a ses zones d'ombre alors qu'on l'érige volontiers en modèle. On la croit égalitaire? Elle a ses violeurs. Elle a aussi ses machos, pas bien méchants certes, à l'instar de Måns – personnage secondaire intéressant et bien construit, policier assez talentueux au look élégant, qui cause avec un petit accent romand puisqu'il glisse un très helvétique "J'ose?" (p. 417) pour dire "Je peux?". Elle a aussi ses hiérarchies sociales, le ressortissant de Gotland faisant figure de péquenot lorsqu'il arrive à Stockholm et que son accent ou son dialecte le trahit. L'auteur choisit par ailleurs de restituer le tutoiement de rigueur entre les citoyens suédois, créant une impression surprenante de familiarité générale, y compris en des lieux où on ne l'attend pas, par exemple lors d'interrogatoires de police. Et surtout, il montre une société où, souvent, les femmes prennent des rôles que, par la facilité des stéréotypes, on attribue plutôt aux hommes: aimer les armes, diriger un groupe, avoir une vocation d'agent de police. Les frontières entre les genres apparaissent ainsi estompées.
C'est un roman généreux que "L'Aigle de sang"! Un roman qui a le souci d'éclairer toutes les composants de l'intrigue et aime jouer avec les fausses pistes. Sa structure apparaît imposante: 511 pages, un pré-prologue, un prologue et pas moins de 140 chapitres, certes courts et rapides. Travaillé par le double secret religieux et familial, soucieux du détail, il s'avère globalement tendu. En contrepoint aux tensions mises en scène, on sourit à certains éléments réalistes sympathiques, tels que la mention de commerces réellement existants: la bijouterie Gavilane ou le Café du Commerce à Paris (Daumesnil, douzième arrondissement) n'en sont que deux exemples. Du coup, on a envie d'y faire un saut... en attendant le quatrième opus de Marc Voltenauer.
Marc Voltenauer, L'Aigle de sang, Genève, Slatkine, 2019.
Le site des éditions Slatkine, celui de Marc Voltenauer.
La vache ! Déjà que je considère le polar scandinave comme une punition cruelle, alors son "émule suisse"… c'est limite fout-la-trouille !
RépondreSupprimerEnfin, apparemment vous avez survécu. Malgré les vilains nazis…
Tels sont les sentiers sur lesquels je m'aventure… Ici, on a même des nazis repentis, en pleine guerre!
RépondreSupprimerBonne journée à vous, merci pour le commentaire.
Les polars suédois font donc de l'exportation ?
RépondreSupprimerLe genre, en tout cas! A noter que l'auteur a des origines suédoises aussi - ceci explique sans doute cela.
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