Jean Dutourd – Nous y voici: il est temps pour moi d'évoquer ma lecture de "2024" de Jean Dutourd. Une relecture en réalité, puisque j'avais déjà parcouru ce roman dans les années 1990. Y revenir a réveillé quelques souvenirs, mais finalement fort peu, les plus marquants ayant été l'idée des rues de Paris rebaptisées au nom de personnes qui n'ont pas aimé la France, par grandeur d'âme, et la silhouette de l'accorte épouse de M. Poinsot, mère de famille empressée, avec ses jambes "ravissantes quoiqu'un peu lourdes, ou peut-être à cause de cela". J'étais célibataire à l'époque...
Autant dire que ma relecture de "2024" fut, pour l'essentiel, une redécouverte, à plus d'un quart de siècle de vie de distance. "2024" est un roman d'anticipation. Publié en 1975, il imagine ce que pourraient être Paris et, dans une moindre mesure, le monde, en 2024. L'auteur a-t-il vu juste? C'est la question qu'on peut se poser en tant que lecteur cette année. Mais est-elle si importante, au fond? Non, on n'est pas à l'année près...
Fidèle au principe du roman d'anticipation, l'écrivain choisit une tendance de son temps pour décrire ce qu'elle aura causé plusieurs années, décennies, siècles plus tard. Ici, c'est le vieillissement de la population, motif sans doute porteur dans les années 1970, qui constitue la tendance dominante. En décrivant une planète dépeuplée faute de naissances, où seuls survivent quelque 400 millions de seniors (dont le narrateur, septuagénaire et observateur sarcastique), l'écrivain force la caricature, on le constate aujourd'hui: non, la planète n'est pas encore vide (mais les auteurs Darrell Bricker et John Ibbitson envisagent eux aussi cette perspective dans "La Planète vide") et les services publics fonctionnent encore, vaille que vaille, tant qu'il y a des bras.
L'auteur explore avec minutie ce que pourrait être un monde sans jeunesse: personne pour faire voler les avions, ou presque, et guère plus pour expédier le courrier ou actionner les téléphones; personne pour tenir des boutiques devenues désertes, personne pour nettoyer un Paris abandonné aux pigeons (le narrateur estime leur population à environ 50 millions d'individus rien que pour Paris, chiant partout...). Imaginant un Paris historique parasité par la construction de tours d'habitation telles qu'elles étaient à la mode dans les années 1970, il ne manque pas de rappeler que presque personne n'y habite et que plus d'un individu y est mort. Et qu'il n'y a même plus personne pour aller piller les appartements...
Face à cette société fatiguée, l'auteur installe la famille Poinsot, dont le père et les enfants, puis la mère, fraternisent avec le narrateur. C'est une lumière rare, la promesse éclatante d'un espoir dans un roman qui en contient si peu. Cela, dès l'incipit, si ordinaire pour le lecteur d'hier ou d'aujourd'hui, si extraordinaire pour le narrateur: "Dans la rue, le 22 mai, j'ai vu un enfant.". Cet espoir, le narrateur a-t-il droit de s'en nourrir ne serait-ce qu'un peu? La question traverse le roman, jusqu'à ce qu'il rencontre toute la famille à l'occasion d'un repas de famille – événement rare dans une société éclatée et vieillie, à Paris et ailleurs.
L'auteur se montre inventif lorsqu'il s'agit d'imaginer l'avenir de Paris et du monde, avec des bonheurs divers. Ainsi, si l'on ne saurait être convaincu par son idée d'une population de l'URSS mangée par le goulag, on s'amusera du destin que réserve l'écrivain aux Etats-Unis, rendus aux Nations Premières (on ne les appelait pas ainsi en 1975) qui ont résisté à la vague de vasectomies et autres modes de contraception endémique et continuent donc à faire des enfants. Et je vous laisse découvrir les enjeux du très chinois "Petit saut en arrière"...
"2024" met en scène un narrateur empreint de culture catholique, attachant malgré des travers tels que la nostalgie chauvine d'une France à la grandeur perdue mais qui a laissé dans son esprit un certain complexe de supériorité. L'auteur ne recherche pas le réalisme à tout prix, et n'aborde donc pas du tout des questions qui, tels l'épuisement des ressources, le changement climatique, la tectonique des nations ou l'informatisation, étaient pourtant déjà peu ou prou dans les tuyaux aux temps où ce roman a paru. Le choix de suivre la seule piste du vieillissement de la population lui permet de développer son récit à la manière d'un conte contemplatif dont la première phrase aurait aussi pu être: "Il était une fois, mais il n'y a plus, une jeunesse..."
Jean Dutourd, 2024, Paris, Gallimard, 1975.
Egalement lu par Didier Goux. Le magazine suisse "L'Illustré" s'y est aventuré aussi.
En complément, je remonte le commentaire que Fabrice Trochet a laissé sur ce blog; merci à lui pour ce partage!
Nous sommes en 2024, l’occasion de lire le roman de Jean Dutourd intitulé « 2024 ».
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