mercredi 8 juin 2022

Force des éléments, puissance du plaisir partagé

Gwénaëlle Kempter – Des femmes libres, des femmes sorcières porteuses d'un envoûtement qui ne peut être que libérateur, pour le meilleur: tels sont les personnages qui se succèdent dans "Charnel". Avec ce recueil de nouvelles, l'écrivaine valaisanne Gwénaëlle Kempter fait son entrée dans le genre de la nouvelle érotique. 

Est-ce une surprise, de la part d'une romancière qui a habitué son lectorat aux grands espaces, aux forces de la nature et de la montagne et aux ambiances western? 

Pas tant que ça: ces grands espaces sont toujours présents et entrent, dès lors, en résonance avec la puissance du plaisir partagé entre hommes et femmes consentants – "Le Comptoir" se trouve pile-poil dans cet axe. Simplement, l'auteure de "Charnel" décide, souveraine, de donner un sens neuf à ses paysages familiers. Sans oublier que l'érotisme est lui-même l'un de ces "grands espaces".

Libre, pour commencer

"Libre", la nouvelle qui ouvre le recueil, peut paraître classique, puisqu'elle évoque un moment de tendresse fulgurant partagé dans une église. Un lecteur peu attentif pourrait y voir une énième provocation facile à l'encontre de l'église catholique et de l'ancestral vœu de célibat. 

Mais non: l'écrivaine en fait un récit initiatique empreint de sensualité, promesse d'émancipation: pourquoi un prêtre plutôt beau gosse ne pourrait-il pas goûter, simplement, à toutes les beautés de la Création? Placée en ouverture de recueil, cette nouvelle ouvre la voie: dans "Charnel", il sera question de femmes libres et libératrices, tentatrices pour le meilleur, et désireuses de partager leur soif de liberté amoureuse. 

Et en installant cette nouvelle au fin fond d'une vallée qui pourrait être valaisanne, l'auteure annonce la couleur: les éléments extérieurs, en particulier la nature et sa force, vont jouer un rôle au fil des pages. "Avant les ténèbres" apparaît ainsi exemplaire, jouant la forte confrontation entre la pulsion de vie, exprimée à travers le désir, et la marche vers la mort qu'imposent les éléments: il y est question de quatre jeunes gens, deux garçons et deux filles, bloqués dans un petit chalet englouti par une avalanche. 

C'est une nouvelle de franchise aussi, paroxystique: alors que vient la mort, il n'est plus temps de jouer la comédie des faux-semblants de la séduction. Les dernières beautés vécues seront ainsi, peut-être, celle des corps qui exultent, qui s'avouent enfin les uns aux autres.

Les plus courtes

Si brèves qu'elles soient, les nouvelles de "Charnel" apparaissent développées, sensuelles, le plus souvent descriptives et évocatrices. En début de recueil, le lecteur sera cependant frappé par deux nouvelles particulièrement courtes, "Femme", puis "Parenthèse". "Femme" évoque avec bonheur les ressentis a priori agréables d'une femme qui se sent regardée et savoure cette puissance de capter les regards et de surmonter ainsi un certain passé. 

Quant à "Parenthèse", l'écrivaine la joue rapide, à contretemps pour le coup, mais pour le meilleur: évoquant en à peine deux pages la nuit d'amour intense qu'une femme a passée avec un bel inconnu dans un hôtel anonyme entre deux avions, l'auteure indique que le bonheur est toujours trop fugace. 

Magie du plaisir intense

Enfin, l'écrivaine affirme le côté magique de l'orgasme partagé. Cela passe bien sûr par la description de ces réactions corporelles faites de tremblements, de presque-mort ("Sorcières", avec deux envoûtantes succubes!) venues apparemment de nulle part. 

Cela passe aussi, paradoxalement, par les chicanes et ouvertures théorisées par la religion, et plus généralement par la transcendance. Le lecteur attentif relève l'utilisation, à plus d'une reprise, de l'expression "à damner un curé"; cette damnation, mais pour le meilleur, est au cœur de "Libre", nouvelle qui ouvre le recueil, mais aussi de "Sorcières", qui le conclut. 

Enfin, l'écrivaine revisite le motif de l'écrivain amoureux d'un de ses personnages féminins dans "L'ultime amante", dans un esprit fantastique. Qu'importe la beauté du corps de l'écrivain chargé d'ans: ce qu'il en ressort, c'est sa dimension médiumnique: "Les personnages ne sont que des âmes qui viennent chuchoter leur histoire à l'oreille des écrivains. C'est vous, les médiums. Vous êtes à l'écoute des esprits.", écrit l'auteure. Redoutable honneur, qui vaut bien que la limite entre les corps et les esprits s'ouvre pour un instant de plaisir – voulu par un personnage féminin jeune et puissant, simplement reconnaissant d'avoir une vie, même de papier.

Mettant en scène des femmes fortes et libres, assumant leur puissance irrésistiblement aimable, et des hommes qui savent les rendre heureuses par leur sincérité bien plus que par leur science des acrobaties au lit, l'auteure de "Charnel" installe au fil de ses nouvelles ce que peut être, et c'est souhaitable, le désir et le plaisir: une force de la nature, renversante comme les avalanches, douce comme un chat posé sur les genoux, belle comme une danse. Mystérieuse et magique aussi – et c'est bien ainsi.

Gwénaëlle Kempter, Charnel, auto-édité, 2019.

Le site de Gwénaëlle Kempter.

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