vendredi 22 janvier 2021

"Théoda", le regard mûr d'une enfant sur son petit monde

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S. Corinna Bille – Une enfant parle. C'est Marceline. Sa voix à la fois ordinaire et singulière, c'est celle qui traverse "Théoda", premier roman de l'écrivaine suisse d'expression française S. Corinna Bille, paru en 1944. Est-ce l'auteure, un peu? Sans doute. "Théoda" est porté par le fil rouge d'un amour interdit, qui apparaît en pointillé jusqu'à l'issue tragique. L'auteure y accroche tout ce qu'a pu être la vie paysanne d'un Valais revisité ("La Vallée" – la romancière Sonia Baechler s'en est souvenue dans "On dirait toi", en 2013), en des temps immémoriaux.

Voix singulière? Marceline est une fillette d'une dizaine d'années lorsqu'elle se raconte dans "Théoda". Alors qu'aujourd'hui, un écrivain aurait tendance à surjouer les mots des gamins, la romancière valaisanne prête à Marceline des mots bien pesés, très écrits. L'impression laissée au lecteur d'aujourd'hui est donc celle d'une narratrice qui, pour son âge, apparaît très mûre, promenant sur son entourage un regard à la fois distancié et personnel, empreint aussi d'une poésie exprimée avec le naturel de l'évidence. On y croit aujourd'hui encore, sachant qu'autrefois, l'enfance ne pouvait se payer le luxe de se prolonger jusqu'à trente ans et au-delà.

Qui est Marceline, d'ailleurs? Ce "J'étais la huitième" qui ouvre le roman indique qu'elle est une voix parmi d'autres, à peine autorisée, celle d'un personnage ni cadet ni aîné, juste moyen tendance basse au sein du classement d'aînesse familial: "En tout, nous étions onze". Pourtant, sa parole compte, c'est celle que l'auteure va chercher: les derniers seront les premiers, dit-on.

Cette écriture est aussi celle de l'économie, de la rapidité même – celle qu'on peut apprécier dans des nouvelles, genre où S. Corinna Bille a brillé également. Aucun mot n'est de trop, les phrases conservent une construction simple, susceptible d'accrocher chacune et chacun. Cette simplicité, c'est sans doute aussi celle de l'univers villageois et montagnard où l'intrigue se noue.

Voyons cet univers. L'auteure le présente comme pour ainsi dire immuable, rythmé par les saisons et les rituels. Elle sait dire aussi ce que des choses banales aujourd'hui pouvaient avoir de précieux autrefois, à l'exemple d'une raclette dégustée avec ou sans religieuse, avec un doigt de vin blanc. Pourvoyeuse de rituels s'il en est, la religion et les fêtes plus ou moins tolérées par le catholicisme omniprésent sont présentes aussi: il y aura Noël, les masques de carnaval, la "Fête de Dieu". Sur tous ces rites, ces moments de vie parfois rares ou oubliés, l'auteure fait glisser un regard fluide: ce n'est pas du folklore, c'est la vie.

Il y a aussi un coup d'œil spécifique, mine de rien, sur la condition des femmes, astreintes à jouer leur rôle dans une société où chacune et chacun doit tenir sa place – souiller sa robe de noces, par exemple, ça ne se fait pas. Mais face à la mort, dans le chapitre "L'Echafaud", avant-dernier du roman, hommes ou femme, les condamnés sont tous égaux – la narration des trois exécutions successives, liquidées en une petite matinée, paraît en conséquence indifférente.

Et pourtant: c'est bien vers Théoda que convergent les fils de l'intrigue, Théoda qui fait figure d'étrangère parce qu'elle vient d'un autre village et qu'elle a épousé Barnabé, frère aîné de la narratrice. Nous les avons toutes et tous connus, ces gens venus d'ailleurs et qui s'installent dans notre petit monde confortable: un nouveau venu de loin dans notre classe d'école, par exemple, et qui exprime simplement sa personnalité que l'on peut percevoir en décalage et qui nous interroge. De Théoda, on a pu dire ce que dit un homme assistant à l'exécution qui clôt le roman, dans un résumé lapidaire et glaçant: "Elle aussi c'était une bâtarde. On voit bien qu'elle n'aurait pas dû naître: ils sont plus beaux que les autres, ils ont plus d'esprit, mais ils ne savent pas vivre..." 

C'est cette différence qui suscite une forme de fascination mêlée de médisance au village. C'est pourtant sur un autre terrain, plus intime, que son sort va se sceller. Economie du style toujours, l'idée tient en trois mots, ceux de Marceline, porteuse malgré elle d'un lourd secret: "Ils étaient ensemble" (p. 45). Sachant que Barnabé n'est pas inclus dans le "Ils": ménage à trois mots, mais pas à trois êtres.

Rémi Carroz le personnage décapité, amant de Théoda, a-t-il été l'aïeul de S. Corinna Bille? C'est ce que laisse entendre une dédicace de l'écrivaine à l'éditeur et écrivain suisse romand Bertil Galland. L'écrivaine part ainsi de choses vécues ou lues pour recréer un univers qui vit centré sur lui-même (la lucarne vers le monde est bien restreinte, représentée par le personnage du légionnaire Léonard, frère de la narratrice, et ses rares lettres), autour d'un rythme de vie qui paraît aussi immuable que la ronde des saisons, et qu'une affaire de mœurs vient brièvement détraquer. C'est que le dernier chapitre rappelle que Marceline existe. Et qu'elle a changé depuis le début du roman, puisqu'elle n'est désormais plus une fillette.

S. Corinna Bille, Théoda, Albeuve, Castella, 1978, préface de Georges Anex. Première édition en 1944.


Lu dans le cadre du défi "Cette année sera classique" avec Délivrer des livres et Vivre Livre.

4 commentaires:

  1. C'est drôle parce que le nom de cette romancière ne m'est pas inconnu alors même que je n'ai rien lu d'elle (j'ai vérifié)... Je confonds peut-être avec une autre.

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    1. Peut-être - cela dit, c'est une auteure romande marquante, qui a aussi publié chez Gallimard. Ecrivant pour ainsi dire à flots continus, elle a aussi excellé dans la nouvelle...

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  2. J'ai bien envie de découvrir ce roman, ses thèmes me parlent. Merci pour la découverte!

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    1. C'est un roman qui vaut la peine! Et qui peut être une bonne porte d'entrée dans l'œuvre de cette écrivaine.

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