mercredi 19 septembre 2018

Jeanne Hébuterne, un destin de femme

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Olivia Elkaim – Derrière tel ou tel grand homme de l'art, il arrive qu'il y ait une femme. C'est le cas d'Amedeo Modigliani et de Jeanne Hébuterne, couple aussi fugace qu'important dans l'histoire de l'art. L'écrivaine choisit de donner la parole à Jeanne Hébuterne dans un roman sobrement intitulé "Je suis Jeanne Hébuterne". Une sobriété importante: elle annonce la simplicité directe du propos au fil des pages, une simplicité qui met à nu les tourments de l'âme de Jeanne Hébuterne, la narratrice.


Rien ne saurait mieux résumer, en effet, le propos de ce roman que son titre et son incipit: "Hier soir je suis tombée amoureuse d'Amedeo Modigliani.". En deux phrases, tout est dit: à la fois l'affirmation de soi par le personnage de Jeanne Hébuterne, qui annonce une écriture assertive, sûre d'elle, et le doute qu'installe un sentiment neuf pourtant affirmé: avant Amedeo Modigliani, Jeanne Hébuterne a toujours su écarter les fâcheux et les amateurs sans grâce. Mais dès qu'il est là, la donne change.

Une famille oppressante
"Je suis Jeanne Hébuterne" est le roman de la naissance aux sentiments d'une femme. Celle-ci ne connaît guère que les sentiments familiaux, et l'auteure en souligne la lourdeur: marqués par un catholicisme pratiqué de façon étriquée, ces sentiments sont marqués par le poids oppressant des convenances, et aussi par la peur (en particulier envers la mère) et les interdits implicites qui frappent certaines relations.

De ce point de vue, le frère de Jeanne Hébuterne, André, est un personnage intéressant: de bout en bout du roman, il joue le rôle de mauvaise conscience intransigeante de la jeune fille. Un rôle crédible, légitime même: élevé dans un catholicisme strict, il part à la guerre et n'accepte pas, dès lors, que sa propre sœur mène la vie de bohème alors qu'il risque sa vie sur les champs de bataille de la Première guerre mondiale. André, c'est l'amour fraternel, qui ose dire ce qui ne va pas chez l'autre; mais c'est aussi un sentiment exclusif, pas très sain, qui confine à l'inceste. Et du point de vue romanesque, c'est un facteur de tension.

Une coupable parmi les innocents
Vie de bohème? En décrivant par exemple une nuit de carnaval, l'auteure démontre avec brio l'existence frénétique des artistes-peintres qui ne sont pas partis au front et s'amusent à Paris: la misère est certes leur compagne, mais la prodigalité les prend à la moindre rentrée d'argent.

Autour de Jeanne Hébuterne et d'Amedeo Modigliani, l'auteur place des personnages tels que Chaïm Soutine ou Kiki de Montparnasse. Ces artistes se fichent de la guerre. Indirectement impliquée, ne serait-ce que du fait de son frère parti au front, Jeanne Hébuterne se sent coupable de les côtoyer, mais ne peut s'en empêcher. La romancière explore aussi cette tension.

"Je suis Jeanne Hébuterne": éclairages
L'écriture de "Je suis Jeanne Hébuterne" est celle d'un faux journal, rythmé par des dates grossières (mois, années). C'est là la seule manière de narrer de façon crédible l'histoire d'une femme qui, on le sait, se suicide à la fin du récit. Ce choix d'une forme "journal" approximative permet à l'écrivaine de donner une voix à son personnage, qui raconte en somme son autobiographie "de l'intérieur". Il s'avère que cette voix aime les phrases courtes, directes, bref: la simplicité d'une énonciation au jour le jour, faite par une jeune fille d'extraction petite-bourgeoise, qui parle bien.

Plusieurs fois, la narration énonce "Je suis Jeanne Hébuterne", et à chaque fois, la résonance est différente: cette affirmation semble venir tantôt d'une femme amoureuse, tantôt d'une artiste, tantôt d'une conjointe. On voudrait que cela soit simple; mais l'auteure dessine régulièrement les obstacles qui s'opposent au personnage de Jeanne Hébuterne.

On relèvera aussi, à deux ou trois reprises, l'utilisation du mot "interstices" (p. 147, entre autres). Ce n'est pas anodin, si l'on pense au roman "L'art des interstices" de Pierre Lamalattie: il est permis de considérer que Jeanne Hébuterne, artiste-peintre, reste telle ces plantes des forêts condamnés à chercher la lumière à travers les interstices que leur concèdent les grands arbres. Et qu'Amedeo Modigliani, lui, émerge soudain, mourant au moment où il commence à faire de l'ombre.

Un destin de femme
Et puis, l'auteure souligne les aspects spécifiquement féminins du parcours de Jeanne Hébuterne. On la verra donc enceinte, un médecin lui proposera de façon discrète mais peu élégante d'aller trouver une avorteuse, et Jeanne Hébuterne s'avère une mauvaise mère, en tout cas en fonction des injonctions de l'époque.

De façon moins intime, à coups de réflexions obliques, l'auteure dessine aussi le regard que les gens des années 1916-1918 portent sur les femmes qui veulent devenir artistes: "Les filles qui font de la peinture, c'est pire que les peintres du dimanche. Elles ne domptent pas leurs nerfs, comment pourraient-elles maîtriser un pinceau?", lit-on par exemple en page 10. Tiraillée entre les différentes contraintes de son vécu, Jeanne Hébuterne ne parvient d'ailleurs pas à donner toute la mesure de son talent. Cela la poursuivra jusqu'à la mort, voire au-delà: n'étant pas correctement mariée avec Amedeo Modigliani, elle ne saurait avoir les droits qui reviennent à une épouse légitime. Montrant ce que la mort sépare, l'épilogue a quelque chose de terrible.

"Je suis Jeanne Hébuterne", c'est le portrait d'une femme en proie aux vertiges de l'amour, mais aussi celui d'un mode où l'on essaie de vivre malgré la guerre, relaté d'une façon directe qui contribue à l'intensité de ce roman.

Olivia Elkaim, Je suis Jeanne Hébuterne, Paris, Stock. 2017.


Le site de l'éditeur.

4 commentaires:

  1. Voilà qui me donne envie de découvrir cette Jeanne Hébuterne.

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  2. Je te le recommande, c'est un très beau livre. A mettre en perspective avec "Vers la beauté" de David Foenkinos - passionné par Charlotte Salomon, mais pas seulement...

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  3. Sur le sujet et l'ambiance d'une époque je recommande un ouvrage:
    "La vie reinventée" d'Alain Jouffroy. Le livre démarre avec Modigliani et Jeanne Hébuterne. Avec ce témoignage de Paulette Jourdain (modèle de Modigliani): " Quand Kisling a proposé aux parents de placer Jeanne au Père-Lachaise dans la même tombe que Modi, le père à répondu: "Non, je ne veux pas que ma fille soit enterrée avec un juif".(...) Il n'a accepté que plusieurs années aprés quand la gloire du peintre, devenue internationale, pouvait enfin rejaillir sur sa fille qu'il n'a pas su veiller dans la nuit du 25 au 26 janvier 1919."

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    1. Bonsoir et merci pour votre commentaire, Robert Spire!
      La question des funérailles et de la volonté de Jeanne Hébuterne d'être enterrée aux côtés d'Amedeo Modigliani est également abordée dans le livre d'Olivia Elkaim – de façon romanesque bien sûr. Je garde dans un coin de ma mémoire votre référence au livre d'Alain Jouffroy; merci pour ce tuyau!

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