jeudi 13 septembre 2018

Sur Pierre-Nicolas Chenaux, insurgé et révolté gruérien, à la veille de la Révolution française

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Serge Kurschat – Sur les traces de l'insurgé Pierre-Nicolas Chenaux, c'est un épisode d'histoire très locale que l'historien français Serge Kurschat relate. Le cœur de l'action se situe en effet entre la Gruyère et Fribourg, contrées antagonistes de toujours. Son étude historique "Pierre-Nicolas Chenaux, le révolté gruérien" est cependant précieuse, en ce sens qu'elle place un soulèvement local, survenu en 1781, dans la mouvance plus large des révolutions qui ont marqué l'histoire du monde à la fin du dix-huitième siècle.


Pierre-Nicolas Chenaux, en portrait et en action
Le cœur de l'ouvrage est constitué, bien sûr, par la personnalité de Pierre-Nicolas Chenaux. Le portrait s'avère double, à la fois statique et dynamique, l'auteur ayant pris soin de construire son étude en deux parties.

La première montre l'homme Chenaux, personnage au caractère marqué par un esprit contestataire affirmé, homme d'affaires sans cesse contrarié dont les vicissitudes réitérées, quasi romanesques, peuvent faire sourire: import de blé, tannerie, commerce de bois, tout échouera. Jamais de la faute de l'homme, cependant: l'historien montre, en usant d'arguments aussi originaux que les conditions météorologiques ou les vicissitudes économiques des années en question, que Pierre-Nicolas Chenaux a surtout joué de malchance dans ses entreprises successives.

Derrière ce bonhomme à la tête d'une famille nombreuse, cependant en rapports difficiles avec sa belle-famille, se profile déjà le meneur d'hommes, capable de conduire une émeute. L'un des intéressants apports de l'étude est de préciser le rôle de Pierre-Nicolas Chenaux dans l'insurrection qu'il a menée, alors que d'autres auteurs ont cherché à ramener son rôle à celui de simple bras armé d'éminences grises telles que l'avocat Jean Nicolas André Castella. En particulier, Serge Kurschat réfute les points de vue jugé orienté de l'historien Pierre de Zurich (1881-1947) en la matière. D'un point de vue plus général, l'auteur dessine le portrait de l'entourage proche de Pierre-Nicolas Chenaux – des personnages pas toujours très recommandables, apparemment, eux aussi habitués des cabarets (on pense à l'aubergiste Jean-Baptiste Gremion, dit Catogan), des tribunaux, voire des geôles.

Le portrait d'une époque
En quoi une bande de ruraux déterminés mais mal structurés, désireuse d'en découdre avec les patriciens de la ville, est-elle historiquement intéressante? L'auteur assure brillamment la mise en contexte de cette aventure: elle n'est pas née de nulle part. Sa vision est double.

Il y a d'une part l'émergence bien connue des idées nouvelles, celles des Lumières. Elles se diffusent un peu partout, y compris dans les régions les plus reculées, par le biais par exemple de personnes qui font des études loin de chez elles avant de revenir au pays. L'historien le démontre: Pierre-Nicolas Chenaux a été en contact avec les idées des Lumières, de même que plus d'une personne de son entourage, ayant étudié en France. A l'international, ces idées ont déjà suscité la révolution américaine (1776) et d'autres soulèvements, en attendant 1789 et la Révolution française. A ce titre, le mouvement de Pierre-Nicolas Chenaux apparaît comme pionnier.

Mais l'auteur met aussi en évidence les éléments qui, au niveau tout à fait local, ont préparé l'insurrection. Il explique les tenants et les aboutissants d'un patriciat en fin de course, désireux de se réformer sur le dos des populations rurales. C'est le choc de deux cultures juridiques: celle du droit coutumier, oral et parfois obscur, qui régit le monde rural, et celle d'un droit codifié qui tend à tirer les couvertures à soi. Ce que démontrent l'envie des patriciens de Fribourg de réduire le nombre de jours fériés religieux, ou l'affaire du bois de Sautaux, litige économique essentiel concernant l'exploitation forestière. Si le poète Pierre Gremaud et le musicien Henri Baeriswyl l'ont mis naguère en musique dans "La Trême à vau-l'eau", l'historien met sur cette affaire des mots clairs, analysant avec précision les tenants et les aboutissants d'un conflit né d'une appréciation différente de clauses qu'on aurait crues claires.

Une large documentation
Insurrection ou révolution? L'auteur interroge le vocabulaire. Relevant que des soulèvements tels que celui de Pierre-Nicolas Chenaux ne sont pas rares en ce temps-là, rappelant aussi qu'ils sont le plus souvent voués à l'échec en raison d'une organisation quand même déficiente, il se montre réticent à parler de révolution. Et du coup, quitte à ramener le mythe à des dimensions moindres, il préfère parler d'insurrection. Quant à Pierre-Nicolas Chenaux, c'est un "révolté": un homme qui a l'esprit de contestation, habitué des tribunaux et des grands débats. Mais pas un révolutionnaire – même si son mouvement a contribué, indirectement mais dans une mesure certaine, à l'effondrement du patriciat dans le canton de Fribourg.

S'il interroge le vocabulaire, s'il s'intéresse au droit en vigueur (la loi Caroline), l'historien questionne aussi les documents, de façon critique s'il le faut: son éclairage remet en question un certain nombre d'idées reçues sur le personnage et son temps, et les éclaire d'une lumière plus généreuse. L'une des forces de cette étude est justement de valoriser des documents d'histoire locale inédits, endormis entre autres dans les réserves du Musée gruérien de Bulle. Généreux, l'auteur en fait partager de larges extraits. Si leur lecture s'avère parfois tortueuse, elle est toujours enrichissante: ainsi apparaît le reflet le plus terre-à-terre d'une époque, retracée au travers des actes administratifs ou juridiques, ou de témoignages parfois inédits tels que "Le Cri du peuple fribourgeois". L'observation minutieuse de ces documents administratifs permet par ailleurs de mesurer le caractère guère équitable d'une justice laissée aux mains de patriciens craignant pour eux-mêmes.

Du passé à l'avenir, un éclairage
On l'a compris: rédigé à l'origine comme travail de master en histoire présenté à l'université de Besançon, "Pierre-Nicolas Chenaux, le révolté gruérien" est une étude et non un roman, avec ses qualités d'éclairage du passé mais aussi ses petites aspérités. Mais voilà un ouvrage qui offre une analyse serrée et raisonnée sur un épisode d'histoire locale, parfaitement en phase avec des mouvements similaires qui se sont fait jour un peu partout dans l'ancien monde, et même au-delà. Locaux ou nationaux, tous ont contribué à l'avènement d'un monde nouveau, à l'avant-veille du dix-neuvième siècle.

Et si le passé ne suffit pas, l'auteur relève, en conclusion, quelques éléments de la fortune artistique de Pierre-Nicolas Chenaux: un chant patriotique d'Albertine et Nicole Ansaldi, une statue de Carl Angst à Bulle en 1933, un opéra signé Richard Müller-Lampertz à Utrecht en 1981. Et biologiquement, c'est du côté du Brésil que les descendants de Chenaux ont prospéré. Mais dans le canton de Fribourg, c'est bien la mémoire de Pierre-Nicolas Chenaux lui-même qui demeure vive, et c'est tout le mérite de l'étude "Pierre-Nicolas Chenaux, le révolté gruérien" de Serge Kurschat d'avoir voulu éclairer ce souvenir.

Serge Kurschat, Pierre-Nicolas Chenaux, le révolté gruérien, Charmey, éditions Montsalvens, 2017. Préface de Georges Andrey, postface d'Alain-Jacques Tornare.

Le site des éditions Montsalvens.

Serge Kurschat donnera une conférence intitulée "Pierre-Nicolas Chenaux ou l'injustice de la justice" le vendredi 21 septembre 2018 à 19 heures à Posieux, à l'auberge de la Croix-Blanche. Conférence organisée par la Société fribourgeoise des écrivains.


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