lundi 7 juin 2021

Ilya Ehrenbourg: la bagnole, déesse assoiffée

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Ilya Ehrenbourg – La bagnole est une déesse, et ça ne date pas d'hier. Elle asservit l'homme, le vide de sa substance et s'abreuve de son sang. C'est à l'exemple de la voiture que l'écrivain russe Ilya Ehrenbourg développe une critique de l'industrialisation et du machinisme tout au long de "10 CV - Dix chevaux-vapeur", série de chroniques d'une glaçante ironie parues pour la première fois en 1930 et rééditées en 2019 par Héros-Limite dans leur traduction historique par Madeleine Etard.

Tout un symbole dans ce recueil: la première machine évoquée est celle du docteur Guillotin, dès la première page (p. 19). L'auteur annonce ainsi la couleur: les machines tuent, l'industrie est porteuse de mort – d'une mort aveugle, industrielle. La première partie, "La naissance de l'automobile", prend des airs de débats et de discussions, avec le parallèle fait entre la discussion entre deux inventeurs du dix-huitième siècle (dont Philippe Lebon) et celle qui scelle, tel un pacte diabolique, l'alliance entre Henry Ford – présenté comme un bonhomme à la fois cynique et convaincu d'agir pour le bien de l'humanité – et les puissances de l'argent.

Puis on entre dans le vif du sujet. "La Chaîne" est le tableau terrible de la déshumanisation qui accompagne l'industrialisation taylorisée. L'auteur file la métaphore de la chaîne de production, jouant délibérément sur le double sens puisque la chaîne est aussi le symbole de la servitude. Cette chaîne emprisonne donc l'ouvrier, bien entendu, mais elle asservit également le patron, lui-même jouet de forces qui le dépassent – et le sort du patron et de l'ouvrier sont liés. Dans "10 CV", le patron est André Citroën; mais il fait figure d'archétype, de modèle de n'importe quel autre capitaine d'industrie. 

Par métaphore ou au sens premier, le jeu est un thème qui traverse l'ouvrage lui aussi. André Citroën aime le tapis vert, semble-t-il. Mais ailleurs, par exemple dans le chapitre "La bourse", ce sont les spéculateurs qui jouent avec l'argent. L'auteur n'emploie certes pas cette expression, mais on ne peut que penser à l'idée du "capitalisme de casino". 

L'asservissement par l'automobile touche tout le monde selon le propos de l'auteur, y compris les populations lointaines lorsqu'il s'agit de produire du caoutchouc – il se teinte ici de colonialisme. Dans le chapitre "Les pneus", l'écrivain mêle dès lors en un seul sang la sève des hévéas et le sang des indigènes qui les entaillent. Cela, pour complaire à une petite ou grande bourgeoisie européenne qui vit les années folles, veut aller toujours plus vite et s'avère prospère, mais également inconsciente du prix humain de cet essor. Plus d'une fois dans "10 CV", l'adjectif "beau" acquiert un goût amer, par le choc des images: qu'est-ce vraiment qu'une "belle voiture", une "belle cravate"?

On pourrait penser qu'on n'en est plus là, que les voitures sont sûres, que les usines le sont aussi. Mais il reste du chemin aujourd'hui encore, entre les entrepôts de telle grande entreprise de vente par correspondance et les ateliers où des enfants travaillent dur. "10 CV" va dès lors faire office de révélateur tout à fait actuel. Sans militantisme hargneux, simplement en disant les choses: nous sommes dans une forme de reportage romancé et bien informé. Et les phrases vont à leur rythme, avec des mots qui, par leur agencement (phrases brèves, anaphores), semblent imiter la cadence implacable et inhumaine des machines.

Ilya Ehrenbourg, 10 CV - Dix chevaux-vapeur, Genève, Héros-Limite, 2019. Traduction par Madeleine Etard, préface d'Ewa Bérard.


Lu dans le cadre du défi "Cette année sera classique" avec Délivrer des livres et Vivre Livre.

4 commentaires:

  1. Voilà une lecture qui ne peut que me plaire, d'autant qu'elle entre en résonance avec la BD que je viens de finir, "le travail m'a tué" d'Arnaud Delalande inspiré du livre Hubert Prolongeau "Travailler à en mourir", et qui se situe dans une usine automobile, mais qui surtout, dénonce les changements dans le monde du travail. Edifiant!

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    1. En effet! Il y aura sans doute des résonances entre "10 CV" et tes lectures. Encore merci pour l'initiative du défi!

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  2. Intéressant ! Merci pour cette nouvelle participation.

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    1. C'est captivant, en effet, et toujours d'actualité même si le monde a un peu changé. Merci à toi aussi pour l'initiative du défi des classiques!

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