mercredi 28 mars 2018

Ce capitaliste vorace qu'on adore détester

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Stéphane Osmont – De capital, il est certes question dans "Le Capital" de Stéphane Osmont. Mais surtout, il y est question de capitalisme... et de la voracité qu'il peut susciter. Et le lecteur, rendu gourmand à son tour, se laisse embarquer par le grand huit affolant de ce roman, qui tourne autour du personnage de Marc Tourneuillerie, devenu patron d'une banque française nommée "Le Crédit Général", subitement passée aux mains d'un fonds de placement américain. Dès lors, question: comment faire du fric, pour soi-même avant tout, mais aussi (on voudrait presque dire "accessoirement") pour les actionnaires et pour les petits vieux de la côte Ouest des Etats-Unis?


Autant le dire d'emblée, ce bon gros roman est absolument jouissif: c'est un concentré de cynisme et d'humour grinçant et outrancier que l'on dévore à pleines dents. Le personnage de Marc Tourneuillerie a le souffle qu'il faut pour tenir en haleine le lecteur sur plus de cinq cents pages. On le découvre cynique, vorace, comptant et recomptant ses millions tel un Scrooge des temps modernes. On le connaît prédateur aussi, qu'il s'agisse de finances ou de femmes.

Femmes? L'auteur utilise comme un leitmotiv les fluctuations de la puissance sexuelle des hommes comme une image du pouvoir. L'idée est certes prévisible. Mais l'auteur l'exploite avec beaucoup d'habileté, quitte à la détourner. Tout commence ainsi par le cancer des testicules de l'ancien patron de la banque, Jacques de Mamarre. Plus de couilles, plus de statut de chef? C'est ce qui se passe, et l'auteur ne se gêne pas pour charger la barque de ce pauvre Jacques de Mamarre, qui bave sur son costume, tripote ses poches pour constater sa misérable incomplétude, et peine à se mouvoir. Paradoxalement, le sexe est aussi le point faible de Marc Tourneuillerie: certes, il veut jouer les prédateurs, mais n'arrive guère à conclure et se contente trop souvent de sites Internet pornographiques. Et face à Nassim, la belle croqueuse de diamants noire aux moeurs libres, il fait carrément figure de pigeon. Cela, sans parler de l'épouse du banquier, Diane, réduite à un déversoir qui finit par s'émanciper... Dès lors, le lecteur peut se demander, narquois, si les capitaines de banques ont vraiment quelque chose dans le pantalon.

"Le Capital" est un roman qui évoque le métier de la banque. Dès lors, d'un chapitre à l'autre, l'auteur met en avant certains aspects plus ou moins reluisants de ce domaine. L'un des coups de maître de l'auteur est d'avoir imaginé, autour d'un Marc Tourneuillerie pour une fois charismatique, un scénario où un plan social se déroule de façon à ce que les employés eux-mêmes demandent à être licenciés en masse. Grand-messe au Stade de France, gestes rituels, services du personnel débordés: tout est là pour faire de la banque un dieu devant lequel on se prosterne. Un dieu qui prend son écot au passage... Il y a aussi le jeu des bonus, auquel Marc Tourneuillerie excelle. Et à chaque fois, c'est de millions qu'il s'agit: les sommes régulièrement énoncées dans le livre suggèrent que le monde que l'auteur décrit vit en apesanteur.

Patron flamboyant, Marc Tourneuillerie reste cependant prisonnier d'une forme de fuite en avant, que des circonstances particulières vont précipiter, jusqu'à la folie et aux obsessions mal placées. On peut sourire, bien sûr, aux piques âgistes qui traversent ce roman: Marc Tourneuillerie considère les personnages âgées comme des vampires, ce qui fait écho à un jeu vidéo japonais mettant en scène un vieillard qui flingue des lycéens. Et la jeunesse et le grand âge vont se rejoindre dans le personnage du fils de Marc Tourneuillerie, atteint de progeria – une maladie qu'il subit, comme d'autres, en jouant audit jeu vidéo, et qui le rend vieux avant l'âge. Mais Marc Tourneuillerie ne s'en soucie guère...

Le lecteur jouit certes des excès et débordements d'un patron absolument délirant, mais il espère aussi secrètement sa chute. L'auteur ne déçoit pas, de ce point de vue, et le final s'avère presque moral: le prédateur financier et humain finit victime de deux femmes qui se sont alliées pour le mettre hors d'état de nuire à coups de pilules d'ecstasy, lui et ses attitudes lubriques mal assumées. Prédateur, privilégiant le jeu en solo, méfiant par nature, il ne trouvera guère d'alliés dans sa chute. Mais si la fin est attendue, la descente est astucieusement agencée, révélant l'énergie du désespoir de Marc Tourneuillerie face à une adversité de plus en plus implacable.

Enfin, le titre renvoie directement à Karl Marx, par antithèse, mais le théoricien du marxisme trouve le moyen d'apparaître dans "Le Capital". Un roman dont Marc Tourneuillerie lui-même est le narrateur. Son langage est toujours dans l'excès, parsemé de réflexions grinçantes ou odieuses qui soulignent l'égoïsme d'un bonhomme dont on imagine les doigts crochus et l'ego démesuré. Tant d'excès prête à rire... et l'auteur offre avec Marc Tourneuillerie un épouvantail qu'on adorera détester.

Stéphane Osmont, Le Capital, Paris, Grasset & Fasquelle, 2004/Le Livre de poche, 2006.


A noter que ce roman a été adapté à l'écran par Costa-Gavras; le film "Le Capital" est sorti en 2012.

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