Il est impossible de ne pas penser à la splendide tétralogie des "Jeunes filles" d'Henry de Montherlant en lisant, avec bonheur, "Passion noire". Le dernier opus de l'écrivain romand Jean-Michel Olivier, "Passion noire", met en effet en scène l'alter ego suisse et contemporain de Pierre Costals: il s'agit de Simon Malet, écrivain à succès, aux prises avec la sollicitude d'une nuée de femmes animées des meilleures intentions du monde... mais qui l'agacent prodigieusement. "Pas besoin de gril: l'enfer c'est les femmes", voudrait-on dire de Simon Malet, en paraphrasant Jean-Paul Sartre...
D'une manière générale, l'auteur, prix Interallié 2010 pour "L'amour nègre", dessine avec Simon Malet le portrait d'un écrivain blasé, misanthrope reclus considérant le monde avec une distance ironique et volontiers grinçante. Tout semble le déranger! Pourtant, nolens volens, il accepte les sollicitations. Ce qui lui permet d'exercer son regard distant sur son entourage. Et de se montrer tel qu'il est: un écrivain classique, valeur sûre et garantie de grand succès, passionné par son art littéraire - sa "passion noire", pour rappeler le titre (qui revêt aussi un autre sens, que je ne dévoilerai pas ici). Attachant, agaçant, Simon Malet? Au lecteur de juger.
Un lecteur qui est confronté, avec "Passion noire", à un jeu de masques virtuose. Il est naturellement judicieux de se demander si Simon Malet, pour commencer par lui, n'adopte pas volontairement une posture faite de ricanements pour masquer ses propres fissures. En face, le ballet des personnages féminins a aussi quelque chose d'un bal masqué, entre une correspondante qui ne se dévoile pas tout à fait, tout en partageant une intimité faite de sentiments exprimés avec mièvrerie, une amie parisienne qui tient son rôle mondain et une professeure d'études genre américaine particulièrement dogmatique. Cela, sans oublier le couple russe dont la femme vient faire le ménage chez Simon Malet: ce n'est qu'en fin de roman qu'on saura qui est cette énergique fanatique de Vladimir Poutine... et surtout, qui est son époux. Enfin, quelque part, il est question de burqas... ne sont-ce pas des masques, aussi? A contrario, il y a même un chat qui se balade, pissant là où il le veut, et surtout sur certains livres: l'auteur présente cet acte trivial comme l'expression sans masque (pour une fois - l'animal ne se cache pas!) des aversions prêtées au félidé.
Il y a un jeu de masques dans la manière de montrer les personnages, par ailleurs, à géométrie variable - et du coup, la forme rejoint le fond. En effet, plusieurs personnalités issues du monde réel hantent "Passion noire". Elles sont nommées de façons diverses. Certaines sont présentées sous leur nom réel (Maylis de Kerangal, pour n'en nommer qu'une), d'autres ont un pseudonyme plus ou moins transparent (belle trouvaille que cette Théa Succube, qui pourrait être Marcela Iacub!), par une caractéristique (un sociologue à l'accent suisse allemand, serait-ce Jean Ziegler?), voire moins encore: dans sa galerie de personnages, l'auteur utilise tout l'éventail possible des travestissements. D'ailleurs, qui sait si l'amant de la mère de Simon Malet n'est pas Dominique Strauss-Kahn? Pour le lecteur, c'est un régal que de jouer à démasquer ces personnages secondaires. Et de faire faux, peut-être, mais ce n'est pas si grave.
"Passion noire" est l'occasion de dessiner une belle satire des travers de notre société moderne et de certaines de ses "grandes têtes molles", pour reprendre une expression que l'auteur affectionne. J'ai déjà évoqué les dérives du "Gender" à l'américaine: à travers le personnage d'une enseignante particulièrement rigide, l'écrivain illustre, jusqu'à la caricature, les errements de cette approche qui ne s'interdit pas le grand écart entre la théorie et la pratique. Il y a aussi les connivences entre intellectuels médiatiques, brocardées dans la scène farcesque et bavarde d'un dîner de têtes, moment mondain s'il en est, organisé dans un hôtel particulier parisien.
On pourrait encore discuter de la solitude foncière de Simon Malet, cet écrivain pourtant fort entouré, jusqu'à un certain point. Ou de ce lac Léman infranchissable, image d'un amour impossible qui permet à l'auteur de dévoiler la personnalité finalement pathétique de l'écrivain qu'il met en scène: en recourant au procédé de la transcription de lettres, l'écrivain emprunte ici - toujours, toujours - aux "Jeunes filles". Ces lettres s'intègrent à un tout rythmé, rapide, où le lecteur familier de Jean-Michel Olivier retrouvera, sur un ton peut-être un peu plus désabusé, la verve ironique de "La Vie Mécène". Ce qui est un pur bonheur.
Jean-Michel Olivier, Passion noire, Lausanne, L'Age d'Homme, 2017.
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