mardi 30 septembre 2025

Gabriel Bender entre Barcelonnette et le Mexique: holà, quel choc!

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Gabriel Bender – Les liens entre Bercelonnette et le Mexique sont documentés: il fut un temps où plus d'un habitant de cette petite ville de France est parti au Mexique pour faire fortune. Pour certains, ça a plutôt bien fonctionné. C'est sur cette base historique que l'écrivain Gabriel Bender fonde son dernier roman, une fantaisie grand-guignolesque franco-mexicaine intitulée "¿Dónde està Barcelonnette?". 

Quel charivari! C'est au moment de la guerre d'Espagne que se noue le destin des deux personnages du roman, Juan et Marthe, réfugiés en France, fuyant les exactions des troupes phalangistes. D'emblée, ça saigne et l'auteur ne manque pas de le relever, quelque peu dénonciateur, sur le mode "On te voit, Franco!". Marthe y perd un œil, façon "Un chien andalou" de Luis Buñuel (et chien andalou il y a!), Juan y gagne une éducation sentimentale: mariés devant "témoin", les deux tourtereaux se promettent de retrouver une fois que la France sera devenue plus calme pour eux.

Trouble dans le genre

Ce qui va frapper le lecteur de "¿Dónde està Barcelonnette?", c'est l'habileté avec laquelle l'écrivain joue le jeu du mélange des genres à travers ses deux personnages amoureux. C'est d'abord Juan qu'on suit, personnage physiquement assez fin qui passe aisément pour une femme et finit par prendre le goût du travesti, au fil d'une traversée qui aurait dû le mener au Mexique mais qui le balade en Méditerranée pendant une douzaine d'années à la manière d'un Ulysse moderne. 

Quant à Marthe, elle s'enrichit dans un business qui, au milieu du vingtième siècle, reste assez masculin: elle devient cheffe d'entreprise, capitaliste jusqu'au bout des ongles, et se spécialise dans un produit à l'imaginaire typiquement mexicain: le chocolat. Quelles seront leurs retrouvailles? Qui sera il ou elle, et d'ailleurs, vont-ils consommer leur union? L'intrigue réserve ses surprises et les fait peu à peu percoler.

Humour à tous les étages

L'histoire est portée par une écriture ludique et amusée qui ne rate jamais l'occasion de planter une allusion à l'un ou l'autre produit de la culture occidentale, populaire ou non, pour faire grésiller la mémoire du lecteur. Cela peut s'avérer métaphorique: les deux orchestres de mariachis rivaux protégés par l'entreprise Choco Fritz faisant assaut de virtuosité font immanquablement penser à ces villages valaisans qui, si petits qu'ils soient, cultivent aujourd'hui encore leurs deux fanfares de couleur politique opposée. 

De façon plus directe, l'auteur ne manque pas une occasion de citer telle ou telle chanson populaire calibrée pour s'incruster dans la tête du lecteur, à l'instar de l'"itsy bikini" de Juan, rouge et jaune à pois comme il se doit. Pour jeter le trouble dans le genre, et dans le même registre obsédant, l'auteur ne manque pas d'évoquer, mine de rien, l'équivoque chanson "Le rire du sergent" de Michel Sardou. Enfin, et c'est un délice, l'auteur fait assaut de jeux de mots, lâchés çà et là comme sans faire exprès, ou alors de manière prévisible – mais du coup, c'est presque avec impatience qu'on les voit venir.

Éléments d'observation sociale

En mettant en scène Juan le transsexuel, l'auteur questionne, à travers une situation historique qui va mener jusqu'à Monaco, la place de la fluidité du genre dans la société. Cela dit, s'il évolue de manière opportuniste dans une société qui l'accepte voire l'accueille dans sa fluidité, Juan ne cherche à convaincre personne que sa manière de vivre pourrait être adéquate pour d'autres. Du reste, au fond de lui, il reste conscient d'être un homme hétéro, marié à une femme nommée Marthe qu'il doit retrouver et honorer.

Quant à Marthe, femme pragmatique devenue patronne d'une fabrique de chocolat, elle constitue l'archétype du capitaliste, d'ordinaire masculin. Cette fois, le capitaliste est décliné au féminin, mais ça ne change pas grand-chose. En effet, les travers restent les mêmes: de malversations en malversations, l'auteur fait de Choco Fritz une armée mexicaine (plus de chefs que d'ouvriers dans le personnel actif, et tous ne sont pas vivants) et décrit, c'est un moment fort de ce roman, une grève échevelée où la CGT elle-même se profile comme un syndicat défendant le travail. Enfin, à l'instar du plus toxique des mecs managers, elle sait jouer la partition du sexe comme instrument de domination et d'évaluation du personnel.

Donc oui: on s'étripe joyeusement dans "¿Dónde està Barcelonnette?", et l'auteur ne laisse aucun temps mort dans l'intrigue d'un roman flamboyant qu'on dévore à pleines dents, quitte à ce que ça laisse quelques traces aux commissures des lèvres. Mais mine de rien, par-delà l'outrance, il n'oublie pas de faire passer quelques petits messages politiques, marqués par une certaine idée de la justice sociale. Entre deux éclats de rire, à chacun de les déchiffrer!

Gabriel Bender, ¿Dónde està Barcelonnette?, Ardon, Gore des Alpes, 2025.

Le site des éditions Gore des Alpes.

lundi 29 septembre 2025

"La mécanique des ailes", de l'entomologie à l'art brut

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Chloé Falcy – La peinture la plus libre et l'entomologie la plus rigoureuse sont-elles des pratiques contradictoires ou complémentaires? La destinée de l'artiste et scientifique Eugène Gabritschevsky (1893-1979) démontre que l'une peut bien aller avec l'autre, jusqu'à la folie. Dans son roman "La mécanique des ailes", l'écrivaine suisse retrace librement son destin, de la Russie des tsars jusqu'à l'arrivée de l'humain sur la Lune, et au-delà.

L'itinéraire d'Eugène Gabritschevsky est celui d'un garçon russe issu d'une famille de la haute aristocratie. La romancière excelle à décrire la vie familiale et ses contraintes, et dessine en particulier de la mère d'Eugène le portrait d'une femme froide et contraignante, dédaigneuse des choses de l'art dès lors qu'il s'agit d'en faire son métier. Enfance et jeunesse sont aussi le temps des premiers émois, souvent sans retour, en particulier envers la gouvernante française.

Le versant scientifique de la personnalité du personnage n'est pas laissée de côté. Voici un homme qui vivra un peu dans l'ombre de son père, lui-même chercheur de grand renom, mais saura se passionner pour le monde foisonnant des insectes. C'est aux Etats-Unis que son destin s'accomplira, dans le domaine de la recherche génétique: les drosophiles seront son lot. Ce lot, l'autrice le voit obsédant, bourdonnant et douteux, s'introduisant jusque dans les moindres interstices de la vie d'Eugène Gabritschevski, rêves inclus.

"La mécanique des ailes" est en effet un roman onirique plus que technique, relatant avec bonheur ce qui peut envahir l'esprit halluciné d'un jeune homme travaillant plus que de raison à l'université de Columbia, suivant avec une grande attention la croissance et les moindres mutations de milliers de drosophiles. Ces rêves, la romancière en fait des œuvres d'art aux descriptions obsédantes, précises comme ces songes qui taraudent et qu'on préférerait oublier au matin. Car l'art est avant tout un rêve...

... Eugène Gabritschevsky y revient après un séjour en hôpital psychiatrique. C'est là qu'il devient, l'histoire de l'art l'atteste, un nom reconnu dans le domaine de l'art brut. Mais c'est déjà une autre histoire, comme si l'auteure avait souhaité relater avant tout la longue période de "gestation" qu'il a fallu, pour Eugène, avant d'assumer son art, loin d'une mère contraignante. Tout comme il faut beaucoup de temps à une chenille toute bête jusqu'à ce qu'elle devienne un magnifique papillon, mais que cette vie discrète se révèle malgré tout la partie la plus riche d'une destinée.

Construit en va-et-vient temporels entre le présent de l'artiste-scientifique à l'asile et son passé, "La mécanique des ailes" est un roman qui ne manque pas d'accrocher, pour peu qu'on s'habitue, mais ça va vite, à une écriture empreinte d'une grande poésie et d'une immense grâce. Eugène Gabritschevsky y apparaît comme un personnage ballotté à travers certaines vicissitudes de l'Histoire, telles que les Révolutions russes, que la paix studieuse des laboratoires de l'université de Columbia ne met pas à l'abri des tournants de vie les plus inattendus: les amours, une cuite au temps de la Prohibition, puis la décompensation psychique fatidique.

Chloé Falcy, La mécanique des ailes, Vevey, Hélice Hélas, 2025. Postface de Michel Thévoz.

Le site des éditions Hélice Hélas.

Egalement lu par Francis Richard.


dimanche 28 septembre 2025

Dimanche poétique 710: Emile Verhaeren

Légendes

Les horizons cuivrés des suprêmes automnes
Meurent là-bas, au loin, dans un carnage d'or.
Où sont-ils les héros des ballades teutonnes
Qui cornaient, par les bois, les marches de la Mort ?

Ils passaient par les monts, les rivières, les havres,
Les burgs – et brusquement ils s'écroulaient, vermeils,
Saignant leurs jours, saignant leurs coeurs, puis leurs cadavres
Passaient dans la légende, ainsi que des soleils.

Ils jugeaient bien et peu la vie : une aventure ;
Avec un mors d'orgueil ils lui bridaient les dents ;
Ils la mataient sous eux comme une âpre monture
Et la tenaient broyée en leurs genoux ardents.

Ils chevauchaient fougueux et roux – combien d'années ?
Crevant leur bête et s'imposant au Sort ;
Mon coeur, oh !, les héros des ballades fanées,
Qui cornaient, par les bois, les marches de la Mort !

Emile Verhaeren (1855-1916). Source: Bonjour Poésie.

lundi 22 septembre 2025

Bora Bora, rêve inaccessible, et le piège des injonctions sociales

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Daniel Abimi et Émilie Boré – S'ils ont chacun leur œuvre personnelle, il arrive que les écrivains Daniel Abimi et Émilie Boré écrivent à quatre mains. Les éditions BSN Press en ont témoigné pour la première fois avec la parution de la novella "Bora Bora Dream" dans la collection "Uppercut". Elles remettent la compresse à présent en rééditant ce texte dans un ouvrage enrichi de quatre nouvelles: "Bora Bora Dream et autres nouvelles". 

De la longue nouvelle éponyme, le lecteur garde le souvenir d'une narration qui met en scène, dans un esprit de confrontation, deux personnages fonctionnant dans un hypercontrôle dont la maîtrise du corps est la métaphore: tout commence dans un fitness, le paraître compte autant sinon plus que les exercices qu'on fait pour garder une bonne santé physique. L'écriture est percutante, à l'os, et recrée à merveille deux personnages esclaves de l'obsession perfectionniste du paraître – avec le ventre au cœur du propos.

Les quatre nouvelles qui complètent le recueil sont de la même veine et explorent les mêmes thématiques. "Il aura ta peau" est ainsi porté par les inquiétudes d'un futur père face à l'enfant qui naîtra de ses œuvres – un ventre encore, habité cette fois. L'incipit annonce la couleur: "C'est pas compliqué: depuis qu'elle est enceinte il est pris de nausées." Et peu à peu émerge l'image d'un homme obsédé par l'altération du physique de sa femme, de sa peau en particulier, résultant de sa grossesse. Jaloux de l'enfant à naître, perçu comme un rival? La chute de la nouvelle le suggère.

"Immeuble" emprunte à la nouvelle "Bora Bora Dream" l'idée sous-jacente de la vie de couple qui abîme, au travers d'un personnage de femme violoniste virtuose qui, veuve trop tôt et devenue aigrie, ne consacre qu'à elle-même et à de rares élèves sa pratique du violon. Sa manière de jouer est d'abord insupportable, puis plus harmonieuse, comme si, d'une situation de casse, l'interprète, elle-même rescapée d'un accident grave, tentait de revenir à un passé idéalisé à partir d'un présent chaotique.

Si elle emprunte aussi au thème de la vie qui abîme, la nouvelle "D'un trait" s'intéresse de manière centrale à une addiction, une obsession plus classique que le culte du corps: l'alcoolisme. Avec talent, elle en dessine la possible hérédité et, de manière classique, la difficulté à en sortir – la chute est d'un tragique qui tient de la cruauté. Elle résonne avec "Bora Bora Dream" en posant la question: est-il plus facile de se sevrer du sport que de l'alcool?

Enfin, l'observation des corps qui changent, nolens volens, est de retour dans "Tout bas". Ici, c'est la narratrice, quadragénaire évoluant après sa jeunesse révolue mais pas si lointaine, qui parle d'elle-même. Son souci résigné de confier son corps à une esthéticienne entre en résonance avec son envie, contrariée par l'époque, de malgré tout pouvoir parler comme dans sa jeunesse: "Elle veut dire "noir, "vieux", "handicapé", "bête", elle se heurte elle-même, elle a peur, elle se tait". Les corps ainsi évoluent, tout comme le langage. Pourtant, ironie grinçante, c'est bien le 14 juin, date féministe en Suisse s'il en est, que tombera la prochaine séance de soins esthétiques d'une narratrice docile: autant pour l'émancipation face aux injonctions sociales de beauté (physique) et de (beau) langage imposées aux femmes...

Quant au rêve de Bora Bora, on peut le voir comme le lieu d'une émancipation perpétuelle et recherchée. S'il apparaît dans son sens premier dans "Bora Bora Dream", il se révèle sous la forme d'une métaphore des rêves que la vie, cruelle, se charge de dégager dans chacune des nouvelles qui suivront. Alcool, sport à outrance, obsessions, langage: chaque personnage trouvera son substitut à ce nouveau château en Espagne.

Daniel Abimi et Émilie Boré, Bora Bora Dream et autres nouvelles, Chêne-Bourg, BSN Press, 2025.

Le site de Daniel Abimi, celui d'Émilie Boré, des éditions BSN Press.

dimanche 21 septembre 2025

Dimanche poétique 709: Jules Verne

Le silence dans une église

Sonnet

Au levant de la nef, penchant son humide urne, 
La nuit laisse tomber l'ombre triste du soir ; 
Chasse insensiblement l'humble clarté diurne ;
Et la voûte s'endort sur le pilier tout noir ;

Le silence entre seul sous l'arceau taciturne,
L'ogive aux vitraux bruns ne se laisse plus voir ; 
L'autel froid se revêt de sa robe nocturne ;
L'orgue s'éteint ; tout dort dans le sacré dortoir !

Dans le silence, un pas résonne sur la dalle ; 
Tout s'éveille, et le son élargit sa spirale, 
L'orgue gémit, l'autel tressaille de ce bruit ;

Le pilier le répète en sa cavité sombre ; 
La voûte le redit, et s'agite dans l'ombre... 
Puis tout s'éteint, tout meurt, et retombe en la nuit !

Jules Verne (1828-1905). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 19 septembre 2025

Soudés et solidaires face à l'adversité

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Daniel Bovigny – Les lecteurs fidèles de l'écrivain Daniel Bovigny se souviennent de son premier roman, "Crìme double en Gruyère". Ce polar tous publics en forme de jeu de piste avait facilement trouvé son lectorat, jusqu'à devenir l'un des premiers best-sellers des éditions Montsalvens. Paru tout dernièrement chez le même éditeur, "Double crìme et châtiments" s'inscrit dans la même veine, dans un registre cependant plus adulte, sans tout à fait quitter le côté "soft" du premier roman. En témoigne, avant même que le lecteur n'ouvre ce roman, l'orthographe atypique du mot "crìme", coiffé d'un accent grave qui rappelle la "crème".

Quel est le topo? Le lecteur de "Double crìme et châtiments" retrouve Julie et Romain, devenus de jeunes adultes: l'une, jeune femme pétulante qui aime qu'on danse à sa cadence, est aux études à Lausanne, l'autre est un employé modèle au service informatique du canton de Fribourg. Sur la base d'un parchemin authentique mais énigmatique que Julie a trouvé dans la maison voisine de celle qu'elle convoite (elle est riche, à vingt et un ans!), l'auteur organise un nouveau jeu de piste qui mène nos personnages dans les châteaux du sud du canton de Fribourg. Un jeu de piste énigmatique et dangereux, le lecteur le découvre peu à peu: si le début paraît assez sage, l'intrigue se fait progressivement inquiétante, surtout depuis l'irruption d'un chevalier bizarre et effrayant lorsque les deux personnages visitent les ruines du château de Montsalvens, au-dessus de Broc. Un regret? Après avoir servi d'amorce en début de roman, le parchemin n'apparaît plus guère, par exemple pour éclairer son côté étonnamment prémonitoire.

En bon pédagogue, l'écrivain fait visiter quelques châteaux du sud du canton de Fribourg, en évoquant certains des hauts faits historiques et des légendes qui leur sont attachés. On pense par exemple à l'aviateur Ferber, qui tenta un envol depuis les hauteurs du château de Rue, ou à Frédéric Dard qui, évoqué, mène tout le monde sur une fausse piste, celle du village de Bonnefontaine, près de Fribourg, où il vécut longtemps. En vrai, le lecteur est tenté de voir dans l'intrigue une opposition entre le sud du canton, que les personnages principaux du récit sillonnent et qui apparaît comme un lieu de légendes et d'histoire, et le nord, où le propos installe la froide rigueur administrative de l'environnement policier actuel. 

Si l'intrigue apparaît bien ficelée et inventive, elle laisse quelques portes ouvertes, suggérant que l'écrivain va peut-être revenir avec un nouveau roman mettant en scène le petit monde attachant qu'il dessine, avec un couple qui n'ose pas se l'avouer (c'était déjà présent dans "Crìme double en Gruyère") et une escouade de policiers haute en couleur où chacun porte un surnom, tout droit ressortie de "Bain de sang chaud", avec entre autres un Quentin Imhof qui a mûri: de Gaston Lagaffe officieux, il est devenu officiellement Tintin. La mission qui lui incombera en fin de roman (je n'en dirai pas plus) suggère qu'il pourrait tenir un rôle majeur dans un prochain roman. Enfin, quelques secrets subsistent sur les origines roumaines de Julie, troubles et peut-être criminogènes.

En refermant "Double crìme et châtiments", le lecteur se dit qu'il creusera volontiers ces pistes: il aura passé un agréable moment avec l'équipe de pisteurs qui peuple ce roman. Un roman qui se démarque par un humour tous azimuts: il paraît même qu'une contrepèterie s'y cache! De plus, certains traits d'esprit récurrents dans "Crìme double en Gruyère" sont de retour. Enfin, le sens du gag de l'auteur se révèle en particulier dans les dialogues, où plus d'une vanne et plus d'un jeu de mots vont se nicher, indiquant une réelle connivence entre les personnages mis en scène: si les méchants apparaissent très peu et que leurs mobiles ne sont pas toujours très clairs, les gentils de l'histoire, enquêteurs comme civils, apparaissent ainsi complices, soudés et solidaires face à l'adversité. Bel exemple!

Daniel Bobigny, Double crìme et châtiments, Montreux, Editions Montsalvens, 2025.

Le site des éditions Montsalvens.


mercredi 17 septembre 2025

L'art de tourner en rond en douze saisons

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Joan Suris – "Vortex, vortex!": il est permis de lire dans cet incipit la métaphore d'une bande d'amis qui tournent en rond mais ne s'en sont pas encore rendu compte. Imaginez: dans "Saison douze", deuxième roman de Joan Suris, le romancier relate la douzième édition d'une rencontre estivale d'amis, faite de rituels dont personne ne veut s'avouer qu'ils sont un peu sclérosés. A part nager en rond dans une piscine pour faire des tourbillons, qu'est-ce qu'on fait encore ensemble, à trente ans passés? C'est la question qui traverse tout ce court ouvrage.

Plus précisément, l'intrigue de "Saison douze" relate la douzième rencontre d'une bande de vieux amis, désormais trentenaires, invariablement organisée chez Anne-Sophie quelque part dans le Gard, non loin d'Uzès. Les rituels? S'enivrer dans une boîte locale, casser quelque chose, visiter le musée Haribo. Vu comme ça, il est permis d'affirmer que l'auteur raconte l'histoire d'une bande d'adulescents immatures en fin de droit, plus ou moins oisifs l'espace de quelques journées.

Des voix...
Regardons-y de plus près... l'auteur a le génie de conférer une voix à chacun de ses personnages – certains d'entre eux étant des objets, comme la maison où la fine équipe se réunit ou les mojitos consommés en boîte – leur voix ressemble parfois à du rap, ou retranscrit avec justesse la rumeur sans cesse hachée des foules. 

On se souvient du féminin générique qu'affecte Anne-Sophie lorsqu'elle s'exprime – parfaitement gratuit au-delà de l'esthétique, compte tenu du fait que l'auteur n'en fait pas par ailleurs une féministe radicale. On pense au sérieux de Minerve, qui confond travail et vacances. On pense à Elie, seul à surnommer Pierre-Jean "Pierj". Et ainsi de suite: chacun des courts chapitres de ce roman a sa musique.

... et un petit nouveau
L'irruption d'un septième lascar, Jonathan, au sein d'une bande de six amis, trois femmes et trois hommes, joue le rôle de révélateur. Il porte ses secrets, intrigue, semble moyennement désireux de se mélanger à l'équipe. On comprend au fil des pages qu'il porte un triple secret, révélé en trois temps. Est-il plus adulte que les autres, joueurs de Uno, pressés de retourner au musée Haribo pour y déguster des bonbons dans un esprit régressif assumé? 

L'exposition d'art contemporain du Château La Coste, d'ailleurs visitée par une partie de l'équipe, met au jour ce qui sépare les personnages. Mais il est permis de penser que visiter une exposition d'art contemporain n'est pour eux qu'un amusement de plus, moins sucré que les bonbons Haribo en libre-service, mais qui ne fera mûrir personne. Cela, alors même qu'on pourrait y voir la promesse d'un contrepoint édifiant susceptible, face au musée Haribo qui les garde dans l'enfance, de tirer vers le haut les personnages mis en scène. Cela dit, entre nous, l'auteur l'a bien vu: l'art contemporain n'a rien d'édifiant... et n'est qu'une mumuse de plus.

Un choc libérateur
Dès lors, du point de vue du scénario, l'issue du roman, plus forte et profonde que les divertissements vécus dans le cadre de ces quelques jours rituels passés entre amis, s'avère émancipatrice: il fallait que quelqu'un meure pour que tout le monde soit consciemment dessillé et libéré d'un rituel qui n'a plus de sens. Que vont devenir les personnages de "Saison douze" ainsi relâchés? Ce sera une autre histoire, une autre saison... ou pas: après tout, chaque personnage retrouve ainsi sa liberté et devient ainsi comme tout le monde, apte à vivre la vie banale de petit-bourgeois à diplôme à laquelle il est appelé.

Ainsi, l'écrivain s'intéresse dans "Saison douze" à une poignée d'anonymes a priori sans intérêt. C'est dans leurs voix et leurs interactions, si vaines qu'elles soient, que tout se joue, pour un lecteur qui apprécie une musique des mots travaillée au service de la peinture des caractères.

Joan Suris, Saison douze, Prilly, Presses Inverses, 2025.

Le site des éditions Presses Inverses.

lundi 15 septembre 2025

De la lumière avant toute chose

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Louis de Saussure – Dans le troisième volume de sa trilogie "Trois voyages à Potamia", intitulé "On voit enfin le jour", le romancier Louis de Saussure résout les derniers secrets distillés dans les deux premiers volumes: "On parle d'abord du vent" et "Ensuite on raconte ceux qu'on aime". Le plaisir de ce troisième voyage dans les îles grecques avec l'écrivain suisse réside dans les retrouvailles avec une écriture soignée et soucieuse du beau verbe. Cela, pour une plongée dans l'histoire récente, méconnue, de la Grèce, sous le délicieux prétexte de raconter des histoires, encore.

Le lecteur de "On voit enfin le jour" revient à Naxos – un lecteur qui pourrait être le personnage principal du récit puisque, une fois de plus, l'écrivain le prend à partie en le tutoyant, comme pour renforcer un sentiment d'immersion dans le récit. Il y a de l'amour et de la tendresse dans ce troisième voyage, puisque le personnage au cœur de l'intrigue revient aux îles grecques avec sa compagne Célia, rencontrée dans le cadre de ses études à Rome.

L'écrivain sait explorer une veine épique en relatant des hauts faits de résistance, en particulier autour du sacrifice de 125 insulaires de Paros, exigé en représailles par l'occupant allemand qui a pris la place des Italiens en 1943. Face à Naxos, cœur de l'intrigue, Paros fait figure de rivale qu'on dénigre parfois; la narration de l'histoire de Nicolas Stellas puis de Georg von Merenburg, nazi peu convaincu placé face à un choix cornélien.

L'auteur le rappelle, la Seconde guerre mondiale a laissé des traces qui se maintiennent bien au-delà de la fin du conflit. Pour donner un tour concret à ces traces, l'auteur recourt avec justesse au fait original du débat qu'a pu créer, en Grèce, l'irruption de la tradition du sapin de Noël, importé d'Allemagne donc à rejeter selon certains, alors qu'en Grèce orthodoxe et tournée vers la mer, ce sont plutôt des bateaux qu'on orne pour la Nativité. Puis il y aura l'évocation, brève, du régime des Colonels...

... et le temps du pardon, celui où l'on retrouve aussi cette photo énigmatique, présente dès le début de la trilogie, de deux tombes, l'une chrétienne, l'autre musulmane. Enfin, c'est en amoureux que le personnage principal et Célia quitteront les îles grecques. Et pour conclure sa trilogie, l'auteur sait donner les violons: la vie et l'amour peuvent enfin commencer.

Louis de Saussure, Trois voyages à Potamia – tome 3: On voit enfin le jour, Lausanne, Romann, 2025.

Le site des éditions Romann.


dimanche 14 septembre 2025

Dimanche poétique 708: Honoré d'Urfé

Villanelle d'Amidor reprochant une légèreté

À la fin celui l'aura 
Qui dernier la servira. 
De ce cœur cent fois volage, 
Plus que le vent animé, 
Qui peut croire d'être aimé 
Ne doit pas être cru sage
Car enfin celui l'aura
Qui dernier la servira.

A tous vents la girouette, 
Sur le faîte d'une tour, 
Elle aussi vers tout amour 
Tourne le cœur et la tête
À la fin celui l'aura 
Qui dernier la servira.

Le chasseur jamais ne prise
Ce qu'à la fin il a pris, 
L'inconstante fait bien pis, 
Méprisant qui la tient prise 
Mais enfin celui l'aura 
Qui dernier la servira.

Ainsi qu'un clou l'autre chasse, 
Dedans son cœur le dernier 
De celui qui fut premier 
Soudain usurpe la place 
C'est pourquoi celui l'aura 
Qui dernier la servira.

Honoré d'Urfé (1567-1625). Source: Bonjour Poésie.

mardi 9 septembre 2025

Couleurs et objets: toute l'âme d'un recueil de nouvelles autour de l'absence

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Gérald Tenenbaum – Quatorze nouvelles, deux fois sept comme la perfection du chiffre sept multipliée par deux: c'est ce que propose l'écrivain Gérald Tenenbaum dans son recueil "Les rues parallèles". Il s'agit d'un ouvrage qui, sur des tonalités variées, dit l'absence des autres et donne une place souvent prépondérante aux objets, invités à jouer le rôle de personnages à part entière, éventuellement porteurs de symboles et de sens.

"Résidence d'auteur", la nouvelle qui ouvre ce recueil, fait figure de programme à elle seule. On peut bien sûr voir dans l'histoire de cette femme, Nourith (vêtue de noir, étonnant pour une femme dont le prénom évoque la lumière!), venue de Tel-Aviv qui, dans un moment de folie, s'est lancé le défi d'écrire un roman dans un délai donné, dans un appartement parisien prêté par un proche, la tentative de la part de l'auteur d'exorciser la peur ancestrale de la page blanche. 

Mais il y a plus: déjà, quelques objets s'efforcent de raconter leur histoire, à l'instar d'un flacon de parfum oublié par le locataire régulier des lieux: la romancière imagine d'emblée ce qu'il pourrait lui raconter. Et puis, il y a dans cette nouvelle un élément symbolique qu'on retrouve à des degrés divers dans tout le recueil: celui des couleurs et de l'imaginaire qu'on lui associe. 

Il y a ainsi beaucoup de bleu, et pas qu'au ciel, dans "Résidence d'auteur". Celui du drapeau d'Israël en implicite, certes, mais aussi, plus concret et toujours vif, celui des yeux du vieil homme nommé "Havre" qui, une fois par mois, vient rendre visite à la narratrice en espérant, fort d'un serment, retrouver une ancienne amoureuse. Celle-ci viendra au rendez-vous rituel, trop tard: ses yeux verts, en toute fin de nouvelle, résonnent dès lors comme la promesse d'une tout autre harmonie.

Harmonie? De manière franche, sa recherche fait l'objet d'au moins deux nouvelles. Il y a d'abord "Pilpoul", bel exemple de débat fructueux entre Juifs sur ce qu'il faut faire primer, après un pogrom: les noms ou les nombres? Les versets bibliques ressortent, les arguments fusent entre sages bien décrits, évoqués aussi par leurs origines d'Europe nord-orientale. Et pour évoquer pleinement les disparus, la solution apparaît, en fin de nouvelle, avec en prime le jeu permis par la proximité phonétique, en français, entre "nom" et "nombre". 

Un autre texte aux allures de conte, "Les quatre vents", évoque la recherche d'harmonie, cette fois au sein d'un village qui craint que l'hiver ne parte plus. L'idée vient d'un oracle, et c'est avec la musique qu'elle prendra corps. Cette idée de la musique, le lecteur la retrouve avec la nouvelle "Genèse d'un adagio", historiquement fondée: oui, c'est un certain Remo Giazotto qui a écrit un célèbre "Adagio" sur la base de quelques ébauches du Vénitien Tomaso Albinoni. L'écrivain se permet de déconstruire un peu le mythe, avec le sourire que permet l'esquisse d'une romance fondée sur une histoire belle et triste, peut-être inspirée du vécu d'un écrivain qui est aussi chercheur en mathématiques, et où émerge l'histoire du bombardement de Dresde. Et là, ce sont des documents historiques précieux qui jouent le rôle des disparus.

On l'a dit, les objets jouent un rôle dans chacune des nouvelles des "Rues parallèles". A travers "Marque-page", c'est l'éternelle question lamartinienne "Objets inanimés, avez-vous donc une âme?" qui se pose, au travers d'un ticket de métro usagé promu au rang de marque-pages: quelle est son histoire, à quelle occasion le personnage de la nouvelle lui a-t-il donné cette fonction? Avec lui, l'auteur plonge dans la mémoire d'un objet a priori oubliable – et, à travers celui-ci, dans la sienne même. Enfin, s'il fallait citer une nouvelle du recueil où, pour de vrai, ce sont les objets qui sont les vedettes, ce serait "En souvenir du printemps". La construction en est adroitement étudiée: l'auteur invite à se mettre dans la peau de la lumière du matin qui se promène dans les objets d'un appartement: des sous-vêtements, des escarpins... Dès lors, on ne peut s'empêcher de se demander qui vit ici, et quelle est l'histoire que ces affaires pourraient raconter.

Enfin, l'écrivain plonge aussi dans l'histoire, y compris biblique (belle relecture d'une partie de la Genèse dans "Le songe d'Ephraïm", autour de Joseph entre autres), pour évoquer les voies de l'existence, chacune racontant son histoire comme dans la nouvelle qui conclut le recueil et lui donne son titre. Avec "Les rues parallèles", l'écrivain Gérald Tenenbaum offre à son lectorat un recueil de nouvelles d'une vaste richesse: appuyé sur quelques constantes qui, par-delà la musique changeante des mots et des contextes, lui confèrent toute sa cohérence, le recueil "Les rues parallèles" constitue à lui seul tout un splendide petit monde littéraire.

Gérald Tenenbaum, Les rues parallèles, Paris, Cohen&Cohen, 2025.

Le site de Gérald Tenenbaum, celui des éditions Cohen&Cohen.

dimanche 7 septembre 2025

Dimanche poétique 707: Clément Marot

J'ai grand désir

J'ai grand désir
D'avoir plaisir
D'amour mondaine :
Mais c'est grand peine,
Car chaque loyal amoureux
Au temps présent est malheureux :
Et le plus fin
Gagne à la fin
La grâce pleine.

Clément Marot (1497-1544). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 5 septembre 2025

La politique de village et ses victimes

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Antoine Geraci – Soixante ans après l'avoir fui, Joseph dit Giuseppe dit Pèpé revient à Griseterre, un village qu'il ne reconnaît pas, alors qu'il l'a quitté au moment où des changements politiques majeurs se mettaient en place. Ce pays semble être la France, une France qui aurait cédé à quelques démons. Construit en un immense flash-back, "Pèpé" relate les conditions du départ puis du retour au pays d'un gamin qui a vu quelque chose qu'il n'aurait pas dû. Ce qui aurait pu lui coûter la vie. 

C'est pourtant avec une légèreté grivoise que l'intrigue débute, avec en particulier ces deux garçons qui matent la mère Chwiler, au physique imposant, en train de passer du bon temps avec son amant. Peu à peu, pourtant, l'intrigue vire au sombre. Tout commence par l'expression de la xénophobie décomplexée de l'instituteur Pardon, qui ne retient pas ses coups face à ses élèves italiens, et Pèpé en particulier. 

Des extrémistes de plus en plus caricaturaux
Ce versant sombre de la personnalité de certains personnages apparaît progressivement au fil des pages: il y a des flics ripoux, des notables qui haïssent l'étranger. Et, on l'apprend enfin, ces gens – surtout des hommes, on le remarque, comme si eux seuls pouvaient se fourvoyer ainsi – sont réunis sous l'étiquette partisane des "Nouvellistes", partisans d'une nouvelle France débarrassée de ses étrangers, si nécessaire en les éliminant physiquement. Il y a un côté caricatural dans la description de ce groupuscule aux idées encore plus sombres que celles des nazis, concentrant sans concession ce que l'extrême-droite en général peut sécréter de pire.

En dévoilant peu à peu ce monde idéologique dont l'auteur souligne fortement le caractère détestable, violent et délétère, il en expose aussi le caractère progressivement contagieux, à la manière d'un "Rhinocéros" d'Eugène Ionesco.

Franc-maçonnerie, imparfaite mais au taquet
En face, et là aussi c'est par touches progressives que ce camp apparaît, l'écrivain place la franc-maçonnerie, société discrète plutôt que secrète, qui va susciter quelques attractions chez de jeunes personnages qui ne marchent pas dans l'ambiance xénophobe ambiante – certains ayant eux-mêmes été victimes d'italophobie. On pense notamment à Paolo, plus intéressé par ses lectures que par la foi en Dieu, au désespoir de sa famille d'adoption venue de Sicile, attachée aux traditions. 

On peut certes émettre quelques réserves à l'image donnée par l'auteur, ponctuellement et sans doute sans le vouloir, de la franc-maçonnerie, appelée à œuvrer au "perfectionnement de l'humanité" (et pas seulement des individus; cf. p. 105): autrefois, des régimes politiques aujourd'hui disqualifiés avaient le même but, et aujourd'hui, ce sont les transhumanistes ou les gens du Forum de Davos, tous désireux de faire le bonheur de l'humanité, quitte à la forcer, et aussi à la faire opter pour l'eugénisme (le mot est lâché, p. 109, et le fait a déjà sa place aujourd'hui, cf. Laurent Alexandre, "ChatGPT nous rendra immortels"), qui ont pris le relais. La franc-maçonnerie, ou ses loges du moins, s'accommode-t-elle vraiment d'idées mélioratives de ce genre? Gageons au moins qu'elle en débat.

Dans "Pèpé", le lecteur préférera retenir la mise en lumière progressive d'une franc-maçonnerie imparfaite mais globalement soudée, menant ses tenues dans une ambiance oscillant entre discipline et moments bon enfant, et sa capacité à développer, sur le terrain et en coulisses, une solidarité active sans faille qui mènera Pèpé en Patagonie. Pourquoi là-bas? "Et pourquoi pas!", répondent invariablement Pèpé et ceux qui soutiennent ce témoin gênant d'un crime.

Passé pas simple
L'écrivain entretient un flou par rapport à la temporalité et à la géographie de son récit. On imagine qu'il se déroule au milan du vingtième siècle, sans doute dans une Loire réinventée où l'on parle quand même de "babets", à en croire le mode de vie des gens: téléphones fixes, voyages en bus, relative libéralité face à l'alcool, police peu disciplinée et davantage soucieuse de hiérarchies que de justice sociale. L'auteur cite aussi des chansons d'antan qui marquent l'époque. 

Quant à l'avenir, matérialisé par un Pèpé qui revient au village de son enfance, il est marqué par la disparition des espèces pour payer, par la robotisation galopante et par une situation politique désespérante: la pire extrême-droite qui soit a gagné. Mais en face, la franc-maçonnerie tient aussi sa victoire, puisqu'elle a sauvé un homme, Pèpé. Doit-il, brimé qu'il fut lui aussi par la xénophobie ambiante, se sentir coupable de ne pas s'être davantage engagé contre le régime politique qui s'est mis en place? Nous serions mal placés pour juger. 

Antoine Geraci, Pèpé, Bagnolet, Ivoire-Clair, 2000.

Le site des éditions Ivoire-Clair.

mardi 2 septembre 2025

Trois personnages transformés sur la montagne

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Janie Ansermot – Hymne à la vie proche de la nature et aux montagnes des Grisons, le premier roman de Janie Ansermot, "A l'ombre de l'arole", embarque son lectorat dans une narration polyphonique qui met en présence plusieurs personnages que tout éloigne... et que, pourtant, tout va rapprocher. Quitte à réfléchir, l'espace de quelques jours passés dans une forme de huis clos, sur son propre bagage.

Le lecteur fait d'abord la connaissance d'Andrea, dite André, chevrière au tempérament sauvage, vivant dans un monde où composé de petite famille et de sa demi-douzaine de chèvres. L'arrivée d'un acteur à succès, Tom, constitue l'élément déclencheur de l'intrigue. Est-il un problème, que vient-il faire ici? Il faut pourtant bien l'accepter: désireux de faire un stage dans le monde rural afin de préparer un rôle, il donnera suffisamment d'argent pour des travaux urgents. Andrea n'est pas emballée... Un autre homme, Edem, migrant en situation irrégulière venu du Sénégal, va aussi transformer le quotidien d'Andrea.

Le lecteur va avant tout être captivé par les ambiances que la romancière sait recréer, en particulier en évoquant tout ce que la nature a à offrir aux sens: des odeurs inédites, des bruits et rumeurs, des saveurs même si l'on pense aux fromages de chèvre ou aux boissons débitées à l'occasion par Dimitri. L'arrivée de Tom le citadin glamour, soudain privé de ses gadgets numériques parce qu'il n'y a pas d'Internet là-haut, permet à l'écrivaine de développer plus d'une scène de décalage culturel. Ce qui fera naître quelques sourires – et le lecteur, amusé, voit bien où ça pourra mener.

Elle sait aussi déranger son lectorat en douceur, à travers le personnage de Simon, un enfant capable d'interroger l'utilité des enseignements donnés à l'école tout en faisant montre d'une connaissance sans faille de cette nature où il est à sa place. Créatures urbaines, n'avons-nous pas perdu notre lien à la nature, pourtant précieux? Même le magazine "Le Point" en parle... 

Quant à Edem, s'il n'est plus dans son pays, il se retrouve dans son élément à la bergerie: il a lui-même été berger au Sénégal, où un statut de griot l'attendait. Mais en Suisse, c'est une autre histoire: il n'y a aucun statut légal, et il vise plutôt l'Allemagne comme aboutissement de son odyssée de migrant. Les deux personnages masculins apparaissent dès lors comme des gens de passage, déplacés plus ou moins de leur gré, provisoirement en décalage sur les alpages grisons.

La collision entre ces trois personnages transforme ces trois personnages, qui auront tous l'occasion de repenser le sens de leur vie. On pense en particulier à Andrea, qui trouvera avec Tom, les circonstances aidant, l'occasion de faire le deuil de son mari, et aussi à Edem, qui pourrait devenir un auxiliaire précieux pour Andrea. Alors? Les pages de "A l'ombre de l'arole" se tournent vite, mais elles sont denses et équilibrées, entre dialogues ciselés, parfois fortement typés (on pense à la parole de Geneviève), qui résonnent avec des moments introspectifs qui, toujours de la bonne longueur, ne pèsent jamais. Quant aux chapitres, le lecteur apprécie qu'ils soient annoncés par des haïkus évocateurs, voire sensuels.

Janie Ansermot, A l'ombre de l'arole, Genève, Le Chien Jaune, 2025.

Le site des éditions Le Chien Jaune.

lundi 1 septembre 2025

Femmes et hommes jamais en paix

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Sabine Dormond – Quand les secrets de famille et les dures lois de la géopolitique se télescopent, la situation peut devenir explosive pour les personnes touchées, en particulier les plus jeunes. C'est ce qu'illustre "Fille de vétéran", dernier opus de Sabine Dormond. Celui-ci s'inspire d'une vie réellement vécue, celle de Dianna, une connaissance de l'écrivaine, devenue personnage principal de ce roman.

Au cœur de ce livre, il y a la guerre du Vietnam, pour laquelle un jeune mari et père est enrôlé, laissant son épouse seule avec les enfants: un fils, Bob, et Dianna. Ce jeune mari n'en revient pas indemne, et la mère préfère s'en séparer. Chacun de son côté, cependant, les parents développent des dépendances: alcool pour elle, LSD pour lui. L'alcoolisme de la mère, renforçant son tempérament autoritaire et fantasque, la rend pour ainsi dire inapte à élever ses enfants. De plus, elle a refait sa vie avec un certain Claude, Suisse, riche, aimant sa nouvelle famille mais aussi la vie et... les hommes. 

C'est dans ce sac d'embrouilles que Dianna tente d'évoluer tant bien que mal, s'occupant, encore enfant, de sa petite sœur, dont le père est Claude, et aussi de son frère, voire de tout le ménage. Son cadre de vie apparaît constamment chaotique, constamment à sauver. Un peu too much? Pas du tout: l'histoire, ramassée, est dense et sans point mort. Surtout, elle est vraisemblable de bout en bout. Elle se présente pour une bonne part contre un réquisitoire contre la guerre: prenant l'exemple du conflit du Vietnam, avec son lot d'horreurs et de mensonges, "Fille de vétéran" résonne avec les nombreuses guerres en cours en notre temps. Et rappelle que les civils, et a fortiori les civiles, en souffrent aussi.

N'ayant guère connu son père, Dianna s'adresse à lui par la pensée, l'interpellant en le tutoyant – une manière d'écrire qui crée une musique distincte dans le récit. Ce père inconnu, elle tente aussi de le reconstruire dans sa tête à l'aide du cinéma. L'écrivaine lui fait ainsi revisiter les films classiques (et critiques) sur le conflit, qu'elle visionne de manière obsessionnelle.

La romancière ne recule pas devant la description de scènes de vie rudes, difficiles même, que seule une résilience à toute épreuve permet de surmonter. Elle évoque aussi le statut des soldats américains revenus vaincus du Vietnam, détruits, démunis et dépourvus de tout soutien par un pays qui en a honte. Avec "Fille de vétéran", elle offre au lectorat un livre dur, écrit sans concession ni complaisance, au plus près de ce que la vie peut avoir de terrible.

Sabine Dormond, Fille de vétéran, Chêne-Bourg, BSN Press, 2025.

Le site de Sabine Dormond, celui des éditions BSN Press.