jeudi 28 septembre 2023

En Haute-Loire, amour et Histoire au crépuscule de l'Occupation

Albert Ducloz – L'amour triomphant de la barbarie nazie dans un coin de Haute-Loire: tel est le motif que l'écrivain Albert Ducloz développe dans son roman "Les Amants de juin". Celui-ci installe son action en 1944, alors que l'occupant allemand est sur les dents en France: c'est le temps du débarquement de Normandie, mais les gars de la Das Reich impressionnent encore dans le village de Pinols, où ils exercent leur autorité avec violence, en particulier envers les résistants, dits "Terrorists".

Le nœud historique de l'intrigue des "Amants de juin" est situé autour du Mont Mouchet, objet d'assauts en juin 1944. L'auteur les décrit avec un souci de réalisme marqué, mentionnant même le nom de certains des résistants morts de la main de l'occupant. Réaliste, il donne à voir que les tactiques adoptées par les résistants vouaient ceux qui les suivaient à une mort probable: ce n'est pas parce que les Allemands, souvent des anciens du front russe, sont contraints de se replier vers la Normandie, où tout va se passer, qu'ils ne mèneront pas d'opérations punitives.

L'univers que l'écrivain dessine est tout en nuances, nourri par de fines connaissances historiques. Jamais il n'excuse les nazis, certes! Cela dit, il met aussi en avant certains éléments peu aimables de la Résistance, entre résistants de la onzième heure et responsables plus soucieux de régler des comptes personnels que de libérer la France. Réciproquement, il indique au travers du personnage de Jan Turenne qu'un cœur peut battre parfois sous l'uniforme d'un SS.

"Les Amants de juin" raconte en effet l'histoire d'amour compliquée entre Jan Turenne, un officier SS programmé pour faire le mal, et Arlette Savignac. Tous deux ont laissé parler leur amour, dans un esprit d'urgence que l'auteur restitue parfaitement, entre sensualité et pudeur: chaque nuit, chaque instant peut être le dernier en temps de guerre. La particularité? Selon l'auteur, qui relate à sa manière un épisode historique, c'est grâce à ces sentiments forts que les habitants de Pinols n'a pas subi le même sort que ceux d'Oradour-sur-Glane, brûlés vifs dans une église en représailles à des actions de résistance. On le comprend: l'intrigue est constamment tendue, et l'auteur, soucieux d'approfondir tant ses personnages que ses péripéties, sait tirer tout le potentiel dramatique de chaque action.

En se concentrant sur des personnages à la fois broyés par leur époque et en proie à leurs passions, l'auteur fait œuvre d'humanisme. Il dessine des individus mus par des ressentis universels, pour le meilleur et pour le pire, composant avec ce que leur époque leur donne; cet humanisme est la clé de l'équilibre d'un roman au thème a priori périlleux. Et le meilleur camp est bien entendu celui de l'amour, qui trouve toujours son chemin, si aride que soit le terrain, et ne tient parfois qu'à quelques fraises... Cela, dans un roman à l'écriture à la fois claire et détaillée, qui prend le temps de décrire les paysages dans un esprit de terroir, ainsi que ceux qui les habitent.

Albert Ducloz, Les Amants de juin, Saint-Paul, Lucien Souny, 2005/2009.

Le blog d'Albert Ducloz.

Isabelle Flaten, les facettes de la parole

Isabelle Flaten – La parole comme sujet d'un livre? C'est le thème que l'écrivaine Isabelle Flattent s'est proposé d'explorer. Il en résulte un bel ouvrage atypique et profond, "Se taire ou pas". Le plus souvent courts, parfois même foudroyants, les textes qui le composent adoptent la forme de l'aphorisme, du poème en prose ou de la courte nouvelle pour dire ce que l'on dit... ou pas – ce qui, si l'on considère que les silences sont significatifs eux aussi, est encore une manière de dire.

Le lecteur peut se sentir dérouté, dans les premières pages, par la manière dont l'auteure aménage son récit. Ses personnages ne sont pas du tout nommés, guère décrits, vivent le temps de quelques lignes: ce sont des silhouettes qui se caractérisent avant tout par la parole, sous toutes ses formes, prononcée ou non, entendue ou non. Et parfois, à l'extrême, l'histoire glisse même vers l'expression non verbale – allant jusqu'à faire penser à la pièce de théâtre "Le Silence" de Nathalie Sarraute, dès lors qu'il s'agit d'observer un convive pas du tout loquace.

Une fois qu'il a compris la démarche, le lecteur ne manquera pas de se reconnaître dans certaines situations, si ordinaires qu'elles soient (ou précisément parce qu'elles le sont). Un homme ou une femme de théâtre au long cours reconnaîtra ainsi les répliques usées d'avoir été trop dites; une personne se souviendra de ces mots qu'il n'aime pas entendre, qui le dégoûtent même. Une histoire d'amour peut-elle tourner court dès qu'une des personnes commence à parler? Et qu'en est-il de la franchise des mots, est-elle obsolète comme le suggère ce trait fulgurant et actuel, une séquence à lui tout seul: "Il est désolé de les avoir heurtés mais c'est vrai, il s'exprime à l'ancienne, sans euphémisme."

Apparaissant comme une série intrigante de tableaux abstraits, le propos de "Se taire ou pas" est cependant nourri par un regard empreint d'une certaine malice qui fait sourire à l'occasion, ainsi que d'un choix judicieux d'images poétiques expressives parfois filées avec talent: le lecteur ne manquera pas d'apprécier, au fil des pages, le regard acéré, finement observateur sans emportements indus, que l'auteure porte sur ses contemporains dès qu'ils l'ouvrent... ou justement pas – pour faire mal, pour faire du bien, pour caresser ou blesser, pour dire tout simplement.

Isabelle Flaten, Se taire ou pas, Saint-Etienne, Le Réalgar, 2015.

Le site des éditions du Réalgar.

Lu par Charybde 27, Tu lis quoi.

dimanche 24 septembre 2023

Dimanche poétique 607: Paul Verlaine

Effet de nuit

La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette
De flèches et de tours à jour la silhouette
D'une ville gothique éteinte au lointain gris.
La plaine. Un gibet plein de pendus rabougris
Secoués par le bec avide des corneilles
Et dansant dans l'air noir des gigues nonpareilles,
Tandis, que leurs pieds sont la pâture des loups.
Quelques buissons d'épine épars, et quelques houx
Dressant l'horreur de leur feuillage à droite, à gauche,
Sur le fuligineux fouillis d'un fond d'ébauche.
Et puis, autour de trois livides prisonniers
Qui vont pieds nus, un gros de hauts pertuisaniers
En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse,
Luisent à contresens des lances de l'averse.

Paul Verlaine (1844-1896). Source: Bonjour Poésie.

mercredi 20 septembre 2023

"Mandragore", des humains face aux surprenants défis de la Création

Bernard Fischli – Spécialisé dans la science-fiction, l'écrivain Bernard Fischli ajoute un nouvel opus à sa série des "Voyages sans retour", qui dessinent ces mondes que l'humanité devra peut-être coloniser après avoir consommé tout ce que la généreuse planète Terre (rebaptisée "Terra", comme dans "Donoma", un précédent roman de l'auteur) a à lui offrir. Intitulé "Mandragore", ce roman intègre la question religieuse à une intrigue qui, par ailleurs, interroge la place de l'humain sur une planète qui, au fil de millions d'années, a produit ses propres formes de vie.

C'est en effet un motif religieux bien chrétien qui mobilise Jon, colon sur la planète Mandragore: son père spirituel, le Père N'Diaye, l'a envoyé, avec un collège de dignitaires, retrouver le père Etienne. Pas évident dans un contexte où les religions, interdites par un pouvoir essentiellement militaire qui a l'œil sur tout, sont forcément suspectes. Jon est sincère dans sa foi, et le texte de "Mandragore" en témoigne en glissant quelques allusions bibliques. Cependant, on le voit douter et louvoyer, en particulier dès lors qu'il a mis la main sur un message désabusé du personnage qu'il recherche.

Le choix d'une logique chrétienne permet à l'auteur d'aborder des questionnements familiers au lectorat d'Europe occidentale, plus ou moins coutumier des codes du christianisme. Il sera donc question, pour les personnages en présence (parce qu'il n'y a pas que Jon, hein!), de rédemption pour des erreurs passées, de tentation par le Malin (la scène culminante du roman s'avère flamboyante), et aussi de la création, avec ou sans majuscule.

C'est qu'en contrepoint d'une petite musique religieuse qui pourrait faire figure de ritournelle, l'auteur a l'habileté d'introduire dans son récit la question de l'écologie, en particulier par le biais du personnage de Tim, une scientifique égarée dans la drogue et que Jon va prendre sous son aile. A travers Tim, l'auteur laisse entendre que même sur une autre planète, l'humain ne peut que reproduire les mêmes erreurs que sur Terre, en en puisant les ressources sans trop réfléchir. Surtout, à travers quelques éléments ciblés (les animaux importés sur Mandragore, volontairement ou non – on y trouve des vaches et des poules pour manger, et des moustiques pour piquer), le romancier interroge la capacité qu'aurait l'humain à s'intégrer à un écosystème apparemment familier, mais qui, évolué à sa manière selon une dominante végétale et fongique, peut s'avérer piégeux.

"Mandragore" se développe comme une sorte d'odyssée qui traverse une nature pas forcément bienveillante et des villes de quelques centaines d'âmes qui essaient de se créer un mode de vie sur une planète où il est possible pour l'humain d'exister. L'ambiance est rude, cependant, et l'auteur le souligne au travers de personnages généralement dépourvus de manières – le plus souvent des hommes, d'ailleurs, même si c'est d'une femme que vient le dénouement du roman. Femme? Au travers des personnages de Tim, d'Amelia et d'Amina, l'auteur anime avec plus ou moins de force plusieurs types féminins: objet d'amour ou de tentation, mais aussi vecteur d'émancipation dans un monde hostile, mais vivable à condition de commencer avec humilité.

Bernard Fischli, Mandragore, Vevey, Hélice Hélas, 2023.

Le site des éditions Hélice Hélas.

dimanche 17 septembre 2023

Célébrité anonyme

Serge Joncour – "L'Idole", c'est l'histoire de Georges Frangin, un homme célèbre. Problème: il ne sait pas pourquoi. Pourtant, dans la rue, tout le monde salue ce Georges Frangin, narrateur d'un roman à la fois cocasse et kafkaïen. Et si absurde qu'elle soit, cette situation est maintenue jusqu'au bout: personne ne saura, pas même Georges Frangin, la raison de la célébrité du bonhomme.

"L'Idole" fonctionne dès lors comme un roman bifide qui trouve son équilibre entre le discours introspectif de Georges Frangin, anonyme très moyen, et les situations inattendues, volontiers cocasses, que lui fait vivre sa situation de célébrité soudaine. L'humour de situation est ainsi porté par des dialogues étudiés pour être savamment creux et cultiver le malentendu.

Anonyme très moyen? Oui, Georges Frangin est obsédé depuis sa plus tendre enfance par l'injonction, parentale ou autre, de ne pas se faire remarquer. Le lecteur découvre donc un homme qui a vécu une scolarité médiocre et peu dégourdie (il n'a pas son bac), dont le principal titre de gloire aura peut-être été d'avoir été le premier Français à avoir vomi son Big Mac, le jour même de l'ouverture du premier MacDo de France. Pour couronner le tout, le Georges Frangin adulte, chômeur de son état, vivote de missions d'intérim. Pas de quoi nourrir une gloire éternelle, tout ça... 

Psychologue, l'auteur fait passer son personnage par tous les stades du cycle du changement: déni et révolte, chaos, adaptation progressive, satisfaction face à la nouvelle situation... qui disparaîtra au moment des adieux. Face à Georges Frangin, il constitue une belle brochette de personnages plus ou moins hauts en couleur et révèle le côté intéressé des personnes qui cherchent à bénéficier, ne serait-ce qu'un peu, de la lumière qu'attirent les célébrités sur elles. Le lecteur se souvient en particulier du directeur d'une chaîne de télévision majeure, qui passe ses journées de travail dans une limousine qui lui sert de bureau ambulant.

Enfin, "L'Idole" explore de manière systématique et approfondie toutes les facettes de la célébrité, en les appliquant à un personnage lambda qui, fondamentalement, pourrait même n'être pas concerné par le "quart d'heure de célébrité" cher à Andy Warhol: regards appuyés et approbateurs, tentatives de faire ami-ami, mais aussi passages dans les médias ou sollicitude intéressée des uns et des autres. 

L'auteur développe ainsi une certaine manière d'observer le phénomène de la célébrité en ce début de vingt-et-unième siècle, dans un souci avéré de faire vraiment le tour de son sujet, entre vicissitudes et satisfactions narcissiques puisque le personnage finit par y prendre goût. Un défi relevé avec succès, l'humour en prime, pour un roman qui garde toute son actualité à l'heure où tout un chacun peut devenir connu à cause d'un geste ou d'une parole, l'espace de quelques jours ou d'une vie entière.

Serge Joncour, L'Idole, Paris, J'ai Lu, 2009/première édition Flammarion, 2004.

Le site des éditions Flammarion, celui des éditions J'ai Lu.

Dimanche poétique 606: Max Elskamp

Horloge admirable

Or, en aujourd'hui et mes heures,
Marie du temps quotidien 
Pour le travail et pour le pain 
Des vies qui rient, des vies qui pleurent, 
Je vous salue, Marie-aux-heures ;

Et vous salue, Marie-au-peuple, 
Mon peuple bon de chrétienté, 
Et si patient d'équité 
Depuis des temps d'éternité, 
Et vous salue, Marie, mon peuple.

Or les villes, Marie-aux-cloches,
Mes villes d'hiver et d'été
Et de tout près, et d'à côté,
Mes villes de bois ou de roche
Bien vous saluent, Marie-aux-cloches ;

Et vous saluent, Marie-aux-îles,
Que font les bons chez les mauvais,
Les cœurs naïfs et les muets
Aux heures longues de ces villes
Qui vous saluent, Marie-aux-îles,

Et puis aussi, Marie-du-temps, 
Ceux du présent, et les absents 
Aux joies du rire ou dans la peine ; 
Et puis aussi, Marie-du-temps, 
Moi dans la vie comme à la traîne.

Max Elskamp (1862-1931). Source: Bonjour Poésie.

jeudi 14 septembre 2023

Solène Bakowski, un sac ou la vie

Solène Bakowski – D'abord paru en auto-édition, "Un sac" a trouvé la voie de l'édition traditionnelle en raison de son succès, par l'entremise des éditions Bragelonne. Il s'agit d'un roman noir mené par une question lancinante: qu'y a-t-il dans le sac à dos d'Anna-Marie Caravelle en cette fameuse nuit où elle se retrouve plantée Place des Grands hommes, face au Panthéon à Paris?

Anna-Marie Caravelle n'est pas n'importe qui. Elevée dans un strict isolement par une veille dame bizarre parce que sa mère a pété les plombs peu avant sa naissance, elle ne sait pas grand-chose du monde qui l'entoure, à commencer par Paris. Privée du mode d'emploi de la société des humains, la voilà d'emblée condamnée à la marginalité. Ah, et encore un truc: Anna-Marie Caravelle tue. 

Et Anna-Marie Caravelle, force est de le relever, est entourée d'anges. En musique de fond, l'auteure développe avec talent le champ lexical correspondant: autour d'Anna-Marie, il y aura donc une faiseuse d'anges, un ange blond qui déchoit et même un petit ange mort trop tôt, une fille qui porte le prénom de son père: Camille.

Anna-Marie Caravelle n'a pas grand-chose pour elle, si ce n'est une certaine débrouillardise qui lui permet de mettre sous le boisseau certains éléments moraux. Est-elle belle? On peut en débattre, tant il est vrai qu'elle porte sur le visage une tache de vin, ingrat héritage génétique. Celle-ci grandit et rétrécit au fil des événements, d'une manière que l'auteure suit de façon un peu lâche mais jamais oubliée. Et la romancière n'oublie pas de rappeler que la beauté est aussi une affaire de sensation personnelle: des habits bien choisis peuvent suffire à donner davantage de confiance en soi.

Et tous ces morts, alors? L'écrivaine ne s'aventure pas sur le terrain des descriptions d'assassinats sordides, réalisées à grand renfort d'hémoglobine et de cervelle qui gicle partout. L'option retenue n'est pas plus rassurante pour autant: Anna-Marie Caravelle apparaît possédée par ses démons (encore une variété d'anges déchus!) lorsqu'elle tue. Et tant qu'à faire, l'auteure ne recule pas devant l'ellipse pour éviter l'écueil du voyeurisme complaisant et privilégier une ambiance d'anxiété diffuse.

Dominé par des atmosphères sombres ou nocturnes dessinées à l'ombre des horloges (celle de l'appartement de la vieille Bonneuil faisant écho à celle, bien connue, de la gare de Lyon), et même s'il souffre de quelques imperfections de focalisation (comment Anna-Marie sait-elle ce qu'a vécu Camille au commissariat de police alors qu'elle n'y était pas?), "Un sac" constitue la relation crédible d'un destin de femme hors norme et hors société, inscrite nulle part, qui n'existe pour personne et évolue dans un contexte où rien n'est donné, malgré quelques répits vite évoqués. L'auteure, en effet, a bien compris que les difficultés de la vie des personnages accrochent davantage le lectorat que leurs années de bonheur sans nuage. Tant mieux: haletant grâce à ses chapitres courts, "Un sac" s'ouvre... et se dévore.

Solène Bakowski, Un sac, Paris, Milady/Bragelonne, 2017.

Le site des éditions Bragelonne.

Lu par Anaïs, AurélieAurore, CamilleCanel, ChachaFloIsisJostein, Ju lit les mots, KhiadLa Livrophile, Le temps de la lecture, LilyLittérature et français, Marion PoidevinNathalie CarnesseOcéane, Riz-Deux-ZzZSoniaUne souris et des livres.

mardi 12 septembre 2023

Palerme hallucinée, un homme révélé

Monique Rebetez – Avec "La fille aux abeilles", la romancière jurassienne Monique Rebetez signe son deuxième roman. Elle emmène son lectorat sur les sentiers d'une intrigue nourrie par les secrets de famille qui finissent par devenir insupportables pour le personnage principal, et captivants pour le lecteur – un thème déjà présent dans "Passage de la Déroute". Pour ne rien gâcher, au contraire, son talent de peintre d'ambiances offre, page après page, l'occasion d'un véritable dépaysement, de Bâle à la Sicile.

C'est en avion, à la suite de Léo, que le lecteur se pose en Sicile. Léo? Devenu orphelin dans des circonstances compliquées (meurtre? suicide?), il est devenu papa dans un contexte tout aussi délicat. Nous voilà en présence d'un père attentif à son fils Max, mais surtout désireux d'éclairer les zones d'ombre de sa jeunesse pour en chasser les démons. Une piste? Un article de presse trouvé dans les vieux papiers de sa défunte mère.

Ces papiers, Léo les a trouvés dans la maison de ses parents, proche de Bâle et proche d'une déconstruction prélude à de nouveaux aménagements dans un espace jadis voué au redressement de jeunes garçons délinquants. La romancière excelle à restituer les ambiances froides qui naissent de ces lieux, tout comme les ressentis d'un homme devenu adulte revenant, après de longues années, sur les lieux de son enfance. Des lieux délabrés, fascinants par leur décrépitude même, qu'il relit à la lumière de la maturité acquise au fil des ans.

Cette ambiance entre en résonance avec cette Sicile, Palerme puis Cefalù, que Léo va découvrir – et où il trouvera les pièces manquantes du puzzle de son histoire familiale. L'auteure dessine de Palerme un portrait halluciné, entre ratages architecturaux, anarchie des constructions de styles divers confusion savante entre vestiges historiques et bâtiments déglingués. Et si la Cosa Nostra ne joue pas un rôle direct dans l'intrigue, elle est présente en arrière-plan, ne serait-ce que par la présentation du mouvement citoyen "Addiopizzo", constitué de commerçants qui refusent de verser le "pizzo" à la mafia en échange de sa protection.

Léo reste en contact avec son fils Max grâce au téléphone, et force est de relever que l'une des conversations téléphoniques au moins peut évoquer les "Favole al telefono" de Gianni Rodari: l'histoire de ces princes venus de tous les horizons pour faire vivre Palerme en bonne intelligence a quelque chose de surréaliste, de même que l'évocation des méduses aux airs de petites barques qui hantent telle plage. Max, lui, un jeune footballeur qui a déjà une idée du monde, n'est pas dupe: il a envie d'entendre parler de la mer, et peut-être veut-il que son père lui confirme l'image qu'il en a.

Et la fille aux abeilles, alors? Il faudra aller au bout de ce roman pour savoir qui elle est, en côtoyant entre autres un libraire engagé, des filles qui refusent qu'on leur offre un café, une Polonaise enjouée et un vieux professeur qui a vécu en France. Ecrit dans un souci de réalisme mêlé d'enchantement à l'italienne, "La fille aux abeilles" sait gérer ses méandres de son intrigue pour faire voyager son lectorat tout en lui offrant quelques agréables pauses touristiques et gastronomiques du côté de Palerme. Ainsi, ce roman laisse le souvenir d'un voyage en Italie, mais aussi, plus profondément, d'un voyage approfondi dans la vie d'un homme qui, dans la force de l'âge, cherche à se comprendre lui-même.

Monique Rebetez, La fille aux abeilles, Lausanne, Favre, 2023.

Le site de Monique Rebetez, celui des éditions Favre.


dimanche 10 septembre 2023

Dimanche poétique 605: Henry Bataille

Les trains

Les trains rêvent dans la rosée, au fond des gares…
Ils rêvent des heures, puis grincent et démarrent…
J’aime les trains mouillés qui passent dans les champs,
Ces longs convois de marchandises bruissant,
Qui pour la pluie ont mis leurs lourds manteaux de bâches,
Ou qui dorment la nuit entière dans les garages…
Et les trains de bestiaux où beuglent mornement
Des bêtes qui se plaignent au village natal…
Tous ces grands wagons gris, hermétiques et clos,
Dont le silence luit sous l’averse automnale,
Avec leurs inscriptions effacées, leurs repos
Infinis, leurs nuits abandonnées, leurs vitres pâles…
Oh ! le balancement. des falots dans l’aurore !…
Une machine est là qui susurre et somnole…

Une face se montre et relaisse le store…
Et la petite gare où tinte une carriole…
Belloy, Sours, Clarigny, Gagnac et la banlieue…
Oh ! les wagons éteints où l’on entend des souffles !
La palpitation des lampes au voile bleu…
Le train qu’on croise et qui nous dit qu’il souffre,
Tandis que nous fronçons le sourcil dans nos coins,
Et nous laisse étonnés de son prolongement…
Oh ! dans la halte verte où l’on entend les cailles,
Le son du timbre triste et solitaire !… Et puis
Les voies bloquées avec au loin un sifflet qui tressaille,
Les signaux réguliers dans le dortoir des nuits…
Des appels mystérieux que l’on ne comprend pas…
Et, — oh ! surtout ! — après des bercements sans fin,
Où l’âme s’est donnée comme en une brisure,
L’entrée retentissante, avec un bruit d’airain,
De tout l’effort joyeux et bondissant du train,
Dans les grandes villes pleines de murmures !…
C’est là que vient se casser net le pur rayon
Qui m’a conduit d’un rêve à l’autre par le monde,
Rails infinis, sous le beau clair de lune et les fourgons,
A qui j’ai confié l’amertume profonde
De tous mes chers départs et tant d’enchantements…

J’aime les trains mouillés qui passent dans les champs.

Henry Bataille (1872-1922), Le beau voyage, Paris, Fasquelle, 1904. Source: Un jour un poème.

samedi 9 septembre 2023

"Made in Korea": renaissance en Corée du Sud

Laure Mi Hyun Croset – Un voyage en Corée du Sud pour changer de vie, du taekwondo au menu? Tel est le programme du personnage principal de "Made in Korea", dernier roman de l'écrivaine Laure Mi Hyun Croset. La nature s'est chargée, en effet, de secouer ce garçon: le diabète le guette...

Jamais nommé, le personnage principal apparaît pour ce qu'il est: un anonyme en surpoids sans vie sociale, exerçant son métier de programmeur chez lui, derrière l'écran de son ordinateur, quelque part à Paris. Des repas cosmopolites lui sont livrés, le monde vient ainsi à lui, mais il n'en a pas vu grand-chose, si ce n'est la maison de ses parents à Rouen et, plus tôt, l'expérience de l'adoption: cet anti-héros est né en Corée et a été adopté par une famille française.

Contrairement à ce que l'on pourrait attendre, "Made in Korea" n'a pas grand-chose d'un récit de retour aux sources. Le personnage principal s'y rend seul, un peu en touriste, pour y suivre un cours de taekwondo qui, espère-t-il, va le remettre en forme physique. De ce pays lointain, l'auteure raconte en particulier la vie dans les différents quartiers de Séoul, les repas arrosés au soju, voire un peu de la philosophie et de l'imaginaire de l'art martial que le bonhomme se propose de pratiquer. Mais retrouver sa famille biologique n'est pas une priorité.

Là n'est donc pas l'essentiel. Ce que l'auteure dit surtout, c'est comment un pays peut transformer un bonhomme en le sortant de ses habitudes. Le personnage principal découvre l'amitié à Séoul, il voit du pays, boit de l'alcool, sort et visite la grande ville sous toutes ses coutures. Son séjour est actif, sa vie prend tout d'un coup une troisième dimension: celle de la réalité, dans toutes ses saveurs, flattant les sens. Il en reviendra transformé.

Et la question du diabète du personnage principal devient dès lors un indicateur: au retour du voyage, il se retrouve quelque peu aminci, avec un diabète maîtrisé à un niveau supportable qu'il s'agira de conserver: la nourriture était saine, et cavaler à travers Séoul aura constitué une forme de sport. Sans compter ce contact avec la vraie vie qu'il se propose de prolonger.

"Made in Korea" apparaît dès lors comme la narration réaliste et réussie, marquée par quelques traits d'esprit pour ne rien gâcher, d'une transformation, voire d'une renaissance. Et si le personnage n'a rien pour attirer la sympathie en début de roman, il devient de plus en plus attachant aux yeux du lecteur à mesure que, adulte, il s'ouvre peu à peu au monde qui l'entoure et voit qu'il aime ça, passionnément. Du coup, la fin du roman apparaît comme le début d'une (nouvelle) vie.

Laure Mi Hyun Croset, Made in Korea, Lausanne, BSN Press, 2023.

Le site de Laure Mi Hyun Croset, celui des éditions BSN Press.

Lu par Béatrice Riand.

vendredi 8 septembre 2023

Clearstream ou Shark: complot ou enquête? Un roman de Denis Robert

Denis Robert – Vous souvenez-vous des affaires Clearstream? C'est en lisant, halluciné, l'ouvrage "Révélation$" de Denis Robert et Ernest Backes, respectivement journaliste et homme d'affaires, que je me suis intéressé, à mon modeste niveau d'observateur, à ce qui se passait du côté de Luxembourg. Il y a eu "Révélation$" donc, il y a eu aussi "La Boîte noire", témoignage sur le making-of de "Révélation$". Puis est venu "La domination du monde", un roman qui se nourrit de la documentation que Denis Robert a pu se procurer sur la chambre de compensation luxembourgeoise Clearstream – rebaptisée Shark pour le temps d'un livre.

Avant tout, voyons qui est le personnage que l'auteur met en scène, ce journaliste d'investigation nommé Yvan Klébert. Il est permis d'y voir une version romancée de l'auteur lui-même, qui se décrit sans fard, quitte à se montrer devenant fou ou se suicidant (ou pas) dans un accident de voiture. Pourtant, dans la logique du roman, le narrateur reste un personnage distinct d'Yvan Klébert; dès lors, il est permis de voir dans "La Domination du monde" un dialogue entre deux versions de l'écrivain, l'une romanesque, l'autre journalistique. Sachant que ces versions peuvent s'avérer poreuses...

Il convient ici de rappeler certains éléments de l'affaire Clearstream, ne serait-ce que parce que ça date un peu: Clearstream est une chambre de compensation luxembourgeoise qui, pensée au départ pour éviter les transferts physiques d'argent, a fini par devenir une boîte noire où les fonds, quitte à ce qu'ils se chiffrent en millions, ne laissaient aucune trace – des informaticiens y veillaient. Telle est l'obsession d'Yvan Klébert. Et telle devient, par contagion, l'obsession du narrateur – même si elle ne se pose pas dans les mêmes termes.

Disons-le ici: les lecteurs de "Révélation$" et de "La Boîte noire", également de Denis Robert, auront une impression de redite s'ils lisent "La domination du monde". On évolue dans le même monde, avec les mêmes présupposés et les mêmes conclusions, et même la possibilité, dejà entrevue dans "La Boîte noire", qu'une grosse secte américaine soit l'un des clients clés de Clearstream. Mais voilà: nous sommes dans un roman...

... et "La Domination du monde" assume ce statut. La force de l'auteur réside dès lors à ne pas écarter d'un revers de main la thèse du complot, placée simplement comme une réalité possible dans un contexte où l'on ne sait pas grand-chose. Alors oui: Yvan Klébert peut passer pour un complotiste, épuisé par ses recherches réputées parfaites, travaillé par la paranoïa: à lire ce livre, on peut croire que le monde est contre lui. Dès lors, est-ce qu'un si gros complot, ou simplement une telle organisation montée entre riches cosmopolites tenus par le secret, est possible lorsqu'il s'agit de faire taire? Yvan Klébert y croit dur comme fer et se révolte, son rédacteur fantôme important mais contesté (le narrateur) ne demande qu'à être convaincu, Luxembourg fait tout pour étouffer la voix des investigateurs, et le lecteur qui raisonne par lui-même se pose des questions.

Oscillant avec précision entre le vrai et le faux, décrivant les ressentis des uns des autres avec justesse, "La Domination du monde" n'est cependant pas dépourvu de longueurs. Etait-il entre autres indispensable de dessiner un repas de fin d'année entre collègues banquiers (au-delà de l'opportunité de présenter quelques seconds couteaux) ou de décrire les états d'âme d'un banquier déchu visitant une exposition sur l'Apocalypse selon Saint Jean? Cela aurait mérité un traitement plus incisif, mieux intégré au fil du propos.

Les boîtes noires de type Clearstream (renommée Shark dans "La Domination du monde")  existent-elles encore aujourd'hui, en 2023? Elles constitueraient alors un coup de couteau sérieux planté dans l'impératif de transparence, aujourd'hui plus que jamais en vogue. Dans l'intervalle, ce roman décrit et interroge ce qui se passe dans les livres, et au-delà si l'on sait y pourvoir.

Denis Robert, La Domination du monde, Paris, Points, 2006.

Le blog de Denis Robert (en sommeil).


dimanche 3 septembre 2023

Dimanche poétique 604: Maéva Joly

Poison.

J’ai su déchirer l’autre, pour me sauver de l’une ;
L’attachement qui fut ne peut durer toujours.
Exorcisme irréel, illusion d’un amour,
J’assassine mes peurs, j’étouffe mes rancunes.

La froideur de la nuit me ramène à leurs traits
Qui viennent se confondre dans une pâleur abstraite,
Et désenchantent mon âme, dualité parfaite ;
Elles possèdent la grâce, partagent la Pureté.

Boucles trop noires, lèvres sanguines,
Soyeusement s’emmêlent, m’embrassent doucement ;
Puis je me plais à voir des joues l’embrasement
Quand, d’un geste timide, j’effleure les mains fines.

Eclat de rire, souffle d’été ;
L’espace d’un instant, l’éternité se fige
Pour laisser l’éphémère devenir un vertige
Dès le premier regard, dès le premier toucher.

Leur bataille déclarée jusqu’en mon sein meurtri,
Elles luttent inconsciemment, m’apparaissent tour à tour ;
La lumière touche l’ombre, la nuit dévore mes jours,
Et lorsque l’une s’effondre, son adversaire sourit.

Je rêve de la première, mais regrette la seconde ;
Mes yeux ternis se ferment pour ne plus hésiter…
En mon esprit, encore, danse l’image enflammée
De leurs visages lointains d’où les délices abondent.

Sauvez-moi ! Aimez-moi ! - Je voudrais les voir fuir,
En quittant la douleur comme on jette nos haillons ;
Affranchie du passé, libre des souvenirs,
Terrassant cette peine dans un ultime pardon.

J’ai su déchirer l’autre, pour me sauver de l’une ;
L’attachement qui fut ne peut durer toujours.
Exorcisme irréel, illusion d’un amour,


J’assassine mes peurs, j’étouffe mes rancunes.

Maéva Joly. Source: Bonjour Poésie.