dimanche 27 juillet 2025
Dimanche poétique 701: Danielle Risse
samedi 26 juillet 2025
Le culot de la naïveté: un regard samoan sur les Européens
Erich Scheurmann – Comment peut-on être européen? A la mode de Montesquieu et de ses "Lettres persanes", cette question traverse le livre "Le Papalagui", recueil de onze réflexions notées de manière thématique par un chef samoan, Touiavii, et recueillies au vol par l'écrivain et artiste-peintre allemand Erich Scheurmann (1878-1957), qui a lui-même vécu aux îles Samoa dans les années qui coïncident avec le début de la Première guerre mondiale.
Pour le lecteur d'aujourd'hui, Touiavii apparaît comme un chef légendaire. A-t-il même existé? Erich Scheurmann le dit, la traductrice française Dominique Roudière le confirme (deuxième traduction, 2001) en évoquant une photographie historique, mais la version allemande de Wikipédia considère que le personnage de Touiavii est une fiction. Ce n'est pas le lieu ici que d'en débattre; tout au plus ajouterons-nous qu'à sa sortie en Allemagne en 1920, la question d'un possible plagiat a été soulevée, sans avoir jamais été éclaircie.
Et que sont ces "Papalagui", alors? Ce ne sont rien d'autre que les humains européens, de race blanche et qui, littéralement, "pourfendent le ciel". Touiavii en offre une observation aiguë dont la naïveté même fait la force: les onze récits du livre sont autant d'étonnements face à certains aspects du mode de vie européen.
Cette naïveté exprime l'étonnement permanent de Touiavii face aux choses que les Européens ont réalisées, ainsi qu'à leur mentalité. Ainsi, si la pensée est valorisée en Europe, elle est plutôt dévalorisée chez des Samoans plus avides de vivre que de réfléchir. Le cinéma? Touiavii interroge son rapport au réel et s'étonne que personne ne se précipite au secours de tel personnage en péril dans un film.
Et dans plus d'un texte, il interpelle l'ambition de l'homme occidental blanc de vouloir remplacer Dieu, entre autres à l'aide de machines. Touiavii en reconnaît le caractère remarquable, mais estime que ce n'est pas pour lui, ni pour les siens. Cette ambition mêlée d'orgueil ("C'est l'orgueil du Papalagui qui le meneaux catastrophes!", résume la traductrice) résonne à fond aujourd'hui, à l'ère de l'"Homo Deus" de Yuval Harari et de cette intelligence artificielle qui est en train de dépasser l'humain et de se prétendre divine, avec quelques complicités.
Et de quoi naît le charme passionnant de "Les Papalagui"? Du décalage culturel, dira-t-on un peu rapidement, pour rappeler qu'on a inventé l'eau tiède. Le lecteur sensible à la poésie comprend, au fil des pages, que l'auteur, se mettant dans la peau de Touiavii, lui prête un langage imagé et porté sur le concret. Il y a parfois quelques décalages sémantiques, de quoi secouer quelque peu le langage commun: c'est avec ses mots que Touiavii dit les réalités de l'homme occidental, qu'il s'agisse de vêtements, de cinéma, de logements ou même de Dieu – le chef samoan acceptant le message chrétien pour mieux relever l'hypocrisie de ceux qui l'ont amené sur Samoa.
Oublions un instant le fait qu'Erich Scheurmann, quelles qu'en soient les motivations, a souscrit au régime nazi, qui l'a à son tour jugé convenable. "Le Papalagui" est un court ouvrage qui a connu un engouement certain dans les années 1980, pendant lesquelles il a été traduit en français et dans une dizaine d'autres langues. Paternaliste ou colonial, ce livre? On peut le craindre au moment de la préface. Mais la parole franche et naïve de Touiavii finit par convaincre chaque lecteur, porteuse qu'elle est d'une envie de respect réciproque des cultures. Le lecteur comprend assez vite la mécanique du texte; dès lors, l'habileté ultime d'Erich Scheurmann est d'avoir su s'arrêter à temps: "Le Papalagui" invite à réfléchir, aujourd'hui encore, avec le sourire et sans assommer.
Erich Scheuermann, Le Papalagui, Paris, Présence Image Editions, 2001, traduit de l'allemand par Dominique Roudière.
Défi 2025 sera classique aussi.
vendredi 25 juillet 2025
Quand les cœurs prennent la clé des champs
Angéla Morelli – En relisant la dédicace qu'Angéla Morelli m'a faite à la Fête du Livre de Saint-Etienne, cuvée 2018, dans mon exemplaire de "La rencontre idéale (ou presque)", il me revient le souvenir des mémorables "Harlequinades", défis poilants entre blogueurs et blogueuses littéraires consistant à rédiger des pastiches de quatrièmes de couverture (comme celle-ci) que les éditions Harlequin auraient pu produire... ou pas. Depuis, d'instigatrice des Harlequinades, Angéla Morelli est devenue écrivain. Et c'est avec délice que je me suis enfin plongé dans "La rencontre idéale (ou presque)".
Dans le genre de l'attaque "in médias res" qui ferre le lecteur d'emblée, le début de ce roman est réussi: l'auteure met d'emblée en scène le personnage féminin, Louise, qui va porter son histoire. Ce sera une Parisienne perdue dans une campagne qu'elle a fantasmée et qu'elle découvre, avec ce qu'elle a d'agréable mais aussi de peu commode, notamment quand on porte des chaussures délicates.
Louise ressemble à une poupée Barbie, en ce sens qu'elle a plein de fringues dans ses valises et qu'elle sait tout faire. L'histoire de la chaussure gâchée et des genoux écorchés lorsqu'elle arrive en Baie de Somme apparaît dès lors comme un faux pas vite oublié: on la verra cuisiner avec une apparente assurance, prêter adroitement main-forte à l'entrepreneur chargé de réparer la ferme où elle loge pendant un mois – une période pendant laquelle elle s'est promis de ne pas céder aux appétits de la chair, comme elle le fait trop facilement à Paris. Littéralement, les hommes, pour elle, c'est "ken", avec ou sans majuscule.
Reste qu'à la campagne aussi, les trobogosses, ça existe. L'auteure installe une tension sentimentale en mettant en évidence deux personnages masculins: Joffrey, un apiculteur néo-rural plutôt sociable et craquant, et Arnaud, l'entrepreneur justement, qui traverse une mauvaise passe qui le rend difficile à dégeler. S'échiner à briser la glace ou céder à l'immédiateté d'une rencontre torride? L'auteure excelle à décrire les états d'âme d'une Louise dont le cœur balance. Pour ajouter un peu de pression, elle met en avant l'argument du qu'en-dira-t-on, particulièrement efficace lorsqu'on est une Parisienne qui se met au vert dans un village de 22 habitants.
"La rencontre idéale (ou presque)" laisse certes quelques portes ouvertes dans son intrigue, entre autres en ce qui concerne ce que deviendra l'apprenti d'Arnaud (qui a du potentiel, pourtant), ou l'origine des moyens dont dispose Gisèle, simple enseignante aux penchants ésotériques, pour posséder une ferme qu'elle peut rénover à grands frais en son absence – sous la supervision de Louise. Porté entre autres par des images culottées, ce court mais chouette roman fait cependant tout ce qu'on attend de lui: amuser et divertir en toute légèreté grâce à une écriture pétillante qui raconte plus d'une péripétie improbable et accrocheuse.
Angéla Morelli, La rencontre idéale (ou presque), Paris, Harlequin.
Le site des éditions Harlequin.
mardi 22 juillet 2025
Bagarre et quête de soi: à la recherche du destin d'Eliott à Lemania
Fabien Feissli – L'ambiance est orageuse dans le deuxième tome de la saga "Lemania" imaginée par le journaliste et écrivain suisse Fabien Feissli. Après une prise d'otages au Mîlenarium, nouvelle école polytechnique fédérale de Lausanne, Eliott a une réputation partagée dans sa ville, Lémania: terroriste pour les uns, c'est un sauveur pour les autres. Et surtout, c'est un humain augmenté. Après "Le Mîlenarium", l'histoire de ce postadolescent amnésique aux pouvoirs surhumains se poursuit avec "Eva".
On se souvient qu'au terme du premier roman de la saga, l'adversité entre Eliott et son ennemi Sandro, son jumeau, est devenue une affaire personnelle. Cette affaire de revanche est le moteur d'"Eva". La narration se caractérise dès lors par une ambiance de castagne constante entre humains bien sûr, mais aussi entre cyborgs et autres créatures futuristes nées de la révolution numérique: nous sommes en 2049 et il y a des avatars et des exosquelettes plein les rues.
Eliott se retrouve placé, et c'est là que ça devient intéressant, au cœur de mille tensions. Peut-il encore faire confiance à ses parents adoptifs? Une conversation saisie au vol distille le doute, alors que son père, policier, jure qu'il ne veut que son bien. Mais Eliott n'est pas du genre à se laisser mettre en prison, ni étudier comme une bête bizarre. Ses amis? Leurs soutiens sont variables, et ça se comprend au vu des risques qu'il y a à être l'ami d'un gars à la sulfureuse réputation de terroriste. Mais plus d'une relation se trouvera renforcée par les épreuves liées à la quête identitaire d'Eliott, ou juste à sa vie de célébrité sulfureuse.
L'auteur appuie, davantage que dans le premier tome de la saga, le côté futuriste de la cité de Lemania, née sur les rives du Léman sur les cendres d'une Lausanne délabrée. On ne s'y déplace plus en voiture individuelle, mais en Minitro. La surveillance est partout, les possibilités de piratage d'humains sont réelles (Eliott en a été la victime, pense-t-il), mais une cage de Faraday permet de se protéger. Mettant enfin en scène des personnages électrosensibles, l'auteur développe la possibilité d'une nouvelle forme d'exclusion fondée sur un trop-plein d'ondes.
De bagarre en bagarre, Eliott va en apprendre plus sur lui-même et sur son passé, et le lecteur ne manque pas de se passionner pour son destin: l'auteur sait maintenir la tension tout au long d'un épisode marqué par la violence. Il convient d'avoir bien en tête "Le Mîlenarium" pour bien comprendre les tenants et les aboutissants de "Eva", certes. Mais pour récompense de sa fidélité, le lecteur en saura plus sur ce personnage amnésique, apprenant pour ainsi dire en même temps que lui, tout au long d'un roman riche en surprises qui, le titre l'annonce, gravite autour d'une mystérieuse Eva. Mais tout n'est pas fini: un tome 3 est d'ores et déjà sorti.
Fabien Feissli, Eva, Genève, Cousu Mouche, 2018.
Le site des éditions Cousu Mouche.
dimanche 20 juillet 2025
Dimanche poétique 700: Paul Verlaine
L'étoile du berger tremblote
Dans l'eau plus noire et le pilote
Cherche un briquet dans sa culotte.
C'est l'instant, Messieurs, ou jamais,
D'être audacieux, et je mets
Mes deux mains partout désormais !
Le chevalier Atys, qui gratte
Sa guitare, à Chloris l'ingrate
Lance une oeillade scélérate.
L'abbé confesse bas Eglé,
Et ce vicomte déréglé
Des champs donne à son coeur la clé.
Cependant la lune se lève
Et l'esquif en sa course brève
File gaîment sur l'eau qui rêve.
lundi 14 juillet 2025
Charles Gancel, six fois des non-dits en cascade
dimanche 13 juillet 2025
Dimanche poétique 699: Matthieu Corpataux
samedi 12 juillet 2025
Saint-Valentin, soir du crime
Jean-Marie Reber – On peut faire plein de choses le soir de la Saint-Valentin. Être assassinée n'est sans doute pas la plus joyeuse, surtout lorsqu'on se promet de passer du bon temps avec son (ou ses) amoureux. C'est pourtant ce qui est arrivé à Sylvie et Chloé, les deux victimes même pas majeures autour desquelles tourne le roman policier "Les meurtres de la Saint-Valentin" de Jean-Marie Reber. Et c'est l'inspecteur Fernand Dubois, quinquagénaire marié et père de deux jumeaux, les "jujus", qui va mener l'enquête...
En début de roman surtout, l'écrivain a le chic pour dessiner l'imaginaire de la Saint-Valentin: il y a ceux qui ne la fêtent pas, ceux (et surtout celles) qui ont de grandes attentes. Et aussi ce qui peut se passer en famille: des enfants qui poussent leurs parents à marquer le coup – et des policiers obligés d'abréger des festivités qui auraient pu être fort sympathiques ma foi. Il y a des fleurs dans ce roman, une bague de fiançailles aussi. Et plus largement, au fil des pages, des réflexions sur l'amour en général, sur ses faux-semblants intéressés, et sur des ressentis troubles qu'on avoue difficilement.
Qu'on ne se méprenne pas: il n'y a pas une goutte d'eau de rose dans "Les meurtres de la Saint-Valentin". L'auteur conduit une intrigue policière classique et rigoureuse, pilotée par un Fernand Dubois habile psychologue, cultivé, pragmatique voire ferme. Les personnages impliqués, voire suspects? Il y en a bien quelques-uns, et la passion peut être leur mobile. L'auteur excelle à créer des profils variés: un Don Juan à l'italienne ou sa femme, un adolescent boutonneux, un Yougoslave à flingues et à chien. Il recrée leurs interrogatoires successifs, formels ou non, en ayant le souci de les rendre réalistes: une vieille dame déboussolée ne répondra pas de la même manière qu'un bellâtre sûr de lui mais qui a quelque chose à cacher. Des gardes à vue? L'inspecteur les décrète de façon stratégique.
Quant aux victimes, le lecteur va aussi en apprendre de belles sur elles, en particulier sur Sylvie. L'auteur excite la curiosité en mettant en évidence, par exemple, le fait que Sylvie, lycéenne, s'affiche avec des vêtements et accessoires largement au-dessus de ses moyens: on la sent dégourdie, voire vénale, au fil des pages. Et dans le tandem d'amies qu'elle constitue avec Chloé, c'est elle qui mène le bal. Même pour faire des trucs pas avouables?
Les deux premiers chapitres exposent en détail les dernières heures de Sylvie et de Chloé – un chapitre chacune. L'auteur profite de ces pages pour créer deux scènes d'exposition réussies: le lecteur a toutes les cartes en main pour voir, savoir, deviner comment l'intrigue va évoluer, loin de toute surprise bancale. Et en fin de roman, l'auteur a l'habileté de faire des funérailles de Sylvie et Chloé le lieu où sont venus les suspect mis hors de cause, comme un rappel: souviens-toi, tu l'as cru coupable! Le pied-de-nez au lecteur qui s'est laissé avoir par les fausses pistes est impeccable.
On referme "Les meurtres de la Saint-Valentin", polar neuchâtelois sans se l'avouer, en gardant le souvenir d'un roman faussement tranquille, qui monte peu à peu en tension et accroche au gré de dialogues ciselés et rythmés tout en s'intéressant de près aux âmes toujours un peu grises de ses personnages.
Jean-Marie Reber, Les meurtres de la Saint-Valentin, Hauterive, Editions Attinger, 2015.
Le site des éditions Attinger.
Egalement lu par Francis Richard.
jeudi 10 juillet 2025
Le passage des souvenirs obscurs
Christophe Jamin – Il y a un "Passage de l'Union" à Bulle, la petite ville où j'ai fait mes écoles. Il n'en fallait pas plus pour qu'à la Fête du Livre de Saint-Etienne, édition 2021, je m'arrête sur le roman, signé Christophe Jamin, qui porte ce titre. Son "Passage de l'Union" à lui se trouve à Paris, dans le septième arrondissement. Et l'auteur, avocat et professeur de droit, y relate, assumant le flou du romancier, des faits qu'il dit exacts.
Tout part d'une mission d'avocat qui lui est confiée: celle de défendre un jeune homme, personnage des nuits parisiennes, qui a tué. Celui qui fut lui-même un habitué des soirées sans fin à Paris, suivies de longues marches pour rentrer chez lui, constate peu à peu, à partir de faits troublants du dossier, qu'il touche à la grande histoire, et que le destin du jeune prévenu a peut-être partie liée avec le sien, et en particulier avec la chambre que son père lui a achetée, pour l'installer, au Passage de l'Union.
Pour ce qui est des pages sombres de la grande histoire, "Passage de l'Union" exhume en son cœur l'histoire bien réelle de "Monsieur Joseph", alias Joseph Joanovici, un Juif d'origine moldave qui s'est enrichi à Paris sous l'Occupation en faisant commerce de ferraille tant avec les Allemands, qui l'ont désigné Aryen d'honneur, qu'avec les Résistants. Qu'est devenue sa fille? On ne le saura pas, sans doute a-t-elle été déportée. Ses deux garçons, le blond condamné et son frère industrieux qui le soutient dans l'épreuve, sont toujours de ce monde au moment où se déroule l'intrigue – c'est-à-dire au terme du vingtième siècle.
Ce temps de l'Occupation apparaît, de façon étonnamment fantomatique et hallucinée, dans un roman narré de manière plutôt réaliste, à l'occasion d'une expédition en métro, au départ d'une station énigmatique. L'auteur y décrit une fête échevelée entre vedettes qui ont choisi le camp de la collaboration. Cela se passe chez Monsieur Joseph, et il y a peut-être un cadavre dans le coin.
Telle que décrite, la disparition de la fille évoque, et c'est souligné dans "Passage de l'Union", la disparition de Dora Bruder, point de départ d'un roman de Patrick Modiano. Cet écrivain, l'auteur ne le nomme jamais; mais c'est un personnage clé de ce roman, et sa description en piéton de Paris peu à l'aise avec la parole orale, désigné qui plus est comme futur prix Nobel de littérature, le rend immédiatement reconnaissable.
Troublant roman que "Passage de l'Union", porté par des ambiances nocturnes chargées d'histoires, et qui va se terminer par quelques discussions entre le narrateur et certains membres de sa famille: faut-il remuer les secrets de famille et les vieilles histoires pour se tirer d'un déterminisme familial auquel on n'échappe de toutes façons pas? L'avocat qui se raconte dans "Passage de l'Union" verra, une fois que tout aura été dit, que lui aussi est le produit d'un passé plus ou moins conscient, psychologiquement digéré et restitué, sublimé à l'âge adulte. Même son rituel consistant à aller fleurir régulièrement la tombe de Me René Floriot dépasse en profondeur l'image superficielle d'une superstition d'avocat en devenir, admiratif face à un plaideur de talent.
Christophe Jamin, Passage de l'Union, Paris, Grasset, 2021.
Le site des éditions Grasset.
Egalement lu par Domi C Lire, Jules.
dimanche 6 juillet 2025
Le maître de désir corrigé
Clarissa Rivière – Après "Le Village des soumises", l'écrivaine Clarissa Rivière poursuit son exploration littéraire du petit monde du BDSM, toujours sur un mode joyeux et festif. Tout commence de manière classique dans "Chemins de soumission", son dernier roman, et l'auteure en convient volontiers: deux filles dans la vingtaine, étudiantes de leur état, frappent à la porte d'un manoir perdu, un soir de pluie. Un homme leur ouvre la porte...
Avec Nadia et Emilie, la romancière met en scène deux jeunes amies de tempéraments divers et complémentaires qui vont découvrir, au fil des pages, l'univers un peu à part des dominants et des soumis, ainsi que de la complexité des codes qui régissent les adeptes de la pratique BDSM. A ce titre, le lecteur se trouve en présence d'un roman d'apprentissage où un maître de plaisir, Nicolas, le châtelain, joue le rôle d'initiateur et de révélateur: Nadia et Emilie trouveront leur chemin sous sa (plus ou moins) douce férule, en faisant tomber quelques limites au passage.
Placé en position de voyeur, le lecteur en apprend lui aussi sur cette manière de se donner du plaisir, seul, à deux ou en groupe. L'impression renvoyée est celle d'une grande liberté, mais aussi d'une manière de faire les choses codifiée où chacun joue un rôle, librement consenti et pas forcément fixe, en fonction de son tempérament: Nadia se plaît dans son rôle de soumise, Emilie domine ou se soumet selon ses humeurs, et il y a même un certain Poutou, adorable soumis qui se complaît dans un rôle de chien; on l'imagine aisément dans sa tenue de cuir.
Il est permis de voir, au début du moins, dans Nicolas une sorte de phallocrate paternaliste commandant à deux filles sous emprise. C'est une fausse première impression: "Chemins de soumission" évite l'écueil en mettant en évidence des personnages de femmes dominatrices ou simplement déterminées (nous avons parlé d'Emilie, mais il y aura aussi Krys, qui ne rigole pas avec ses accessoires, et sa secrétaire qui essaie de mettre le grappin dessus), qui sauront corriger Nicolas lui-même lorsqu'il va trop loin, et le pousser jusqu'à ses propres limites dans un rituel de punition à la fois grave et ludique.
L'auteure excelle à dessiner les ressorts psychologiques qui composent les rapports subtils de domination et de soumission entre personnages. Cela, tout en insistant sur le fait que tout, chaque acte subi ou donné, est librement consenti.
En développant son intrigue dans un manoir, la romancière installe une ambiance attendue, faite de pénombre invitante, de vieux tableaux et de la chaleur appréciée d'un feu de bois, déjà promesse de sensualité. Dans un souci constant du détail, soucieuse d'évoquer et de flatter tous les sens, elle sait faire évoluer de manière excitante et captivante une intrigue inventive et bien troussée où l'érotisme est partout, littéralement à chaque phrase, portée par des personnages constamment sur le gril, qui jouent sans fausse note la partition des soumis et des dominants.
Clarissa Rivière, Chemins de soumission, Milly-la-Forêt, Tabou Editions, 2025.
Le blog de Clarissa Rivière (16 ans et plus), le site de Tabou Editions.
Dimanche poétique 698: Louise Labé
vendredi 4 juillet 2025
Joël Cerutti: la vengeance est un plat qui se mange saignant
Joël Cerutti – Imaginez qu'on découvre un jour un extrait végétal aux capacités régénératives telles qu'une dose permet de réveiller un mort, animal ou même humain. C'est ce qui arrive à Benoît Petite, chercheur sans envergure à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Les conséquences? C'est ce que raconte "Arvine sur ordonnance" de Joël Cerutti.
Ce qu'on apprend assez vite, c'est qu'à la suite d'une rixe qui a mal tourné, Benoît Petite se retrouve en chaise roulante, paralysé des membres inférieurs (kékette incluse, faut pas rêver!), placé dans la situation quelque peu humiliante de devoir gérer des poches qui recueillent ce qui sort en pagaille de sa vessie et de ses intestins. Cela crie vengeance!
Dès lors, "Arvine sur ordonnance" fonctionne à la manière du roman "Dr Jekyll et Mr Hyde", avec un personnage qui vit une double vie, tantôt invalide, tantôt super-méchant, dans un parallélisme adroitement agencé par l'auteur. Et comme ça se passe en Valais, l'auteur ne manque pas de jouer avec certains des stéréotypes qui collent à la peau de ce canton suisse. Le Rhône même voit double...
En effet, deux fleuves irriguent "Arvine sur ordonnance". L'un charrie la petite arvine, vin délicieux tiré d'un cépage indigène. Au fil de ses recherches, Benoît Petite, grand consommateur de ce breuvage, comprend qu'il est indispensable de l'associer à Gudule (le fameux extrait végétal) pour que ça marche bien sur l'humain. Dès lors, le lecteur y a droit à toutes les pages... et ma foi, c'est gouleyant.
L'autre fleuve, c'est celui où coule le sang. L'auteur comprend le terme "gore" dans son sens le plus fort. Cela implique d'imaginer des scènes de vengeance particulièrement cruelles et inventives. Et force est de relever la créativité de l'auteur en la matière – le spectaculaire prend même à plus d'une reprise le pas sur la vraisemblance, à la façon d'un épisode de "Mission impossible". Les scènes les plus marquantes relèvent de la vengeance, un plat qui, à en croire l'auteur, se mange saignant.
En contrepoint, force est de relever que Gudule réveille les morts et que "Arvine sur ordonnance" intègre des résurrections. Le lecteur ne manque donc pas d'être surpris à plus d'une reprise, à l'égal des personnages mis en scène. Autour de Benoît Petite, gravitent encore une artiste égocentrique subventionnée, une banquière en mode cougar et quelques flics ripoux.
Voilà de quoi faire un mélange explosif (oui, ça pète aussi parfois, comme dans "Mais des choses pareilles!")! Autant dire que "Arvine sur ordonnance", avec ses outrances et ses airs parfois faussement scientifiques, fait partie de ces romans échevelés qu'on ne lâche qu'à regret, après s'être demandé cent fois si l'auteur osera telle astuce d'intrigue (oui, il ose tout) et avoir ri à plus d'une reprise en voyant les viscères voler bas.
Joël Cerutti, Arvine sur ordonnance, Ardon, Gore des Alpes, 2023.
Le site des éditions Gore des Alpes.
Egalement lu par Rebecca.
jeudi 3 juillet 2025
Enquête et espionnage à Berlin-Ouest
lundi 30 juin 2025
Un vent de folie dans les Alpes
Alexandre Regad – Président des éditions Encre fraîche depuis 2009, Alexandre Regad vient de publier son premier roman, "Les réprouvées", aux éditions Presses Inverses. Pour l'auteur, c'est là l'aboutissement d'une idée qui l'habite depuis ses années d'études: prolonger par le roman un travail de séminaire sur l'hystérie réalisé en 2004.
"Les réprouvées" est en effet un roman historique qui évoque l'épisode des "Possédées de Morzine", survenu dans les années 1857 dans ce village reculé de France: soudain, les femmes de Morzine (et aussi un homme) semblent devenus fous, comme pris de délire. Tout va être tenté pour y remédier: la religion bien sûr, mais aussi la superstition, le magnétisme, et même la méthode scientifique, avec un Dr Constans dont l'emprise rappelle, avant l'heure, celle du "Knock" de Jules Romains (p. 112 ss). Quelques certitudes et hiérarchies sociales éclatent au passage. Même le Second Empire va vibrer sur ses bases...
Il convient de relever que l'écrivain valaisan Gabriel Bender s'était déjà attaqué à ce sujet, avec "Les Folles de Morzine", onzième tome de la collection "Gore des Alpes" de livres d'horreur qui font rire, frissonner et réfléchir. Revenant quelques années plus tard sur le même sujet, Alexandre Regad adopte une approche radicalement différente.
Le lecteur découvre avec "Les réprouvées" un roman à l'écriture âpre, ciselée avec finesse en privilégiant les phrases courtes pour la narration proprement dite, ainsi que pour la description du Morzine d'alors, socialement figé: une localité a priori maudite où l'on n'arrive que par punition (tel l'un des curés qui s'y sont succédé), peuplé de personnages a priori peu sympathiques, si ce n'est peut-être la jeune rousse amnésique et rêveuse que l'on va suivre tout au long du récit et qui donne un visage à celui-ci.
L'ambiance est sombre dans ces lieux où les personnages sont rendus semblables par un travail agricole qui déshumanise. Ces personnages, l'auteur les fait apparaître tour à tour, de deux manières. Il y a d'une part ces monologues intérieurs, souvent ceux de la fille rousse mais parfois aussi d'autres gens qui rappellent ainsi, pour le meilleur et pour le moins bon, leur humanité. Et il y a d'autre part ces courts dialogues qui, de manière lapidaire, jouent un rôle de commentaire à la manière du chœur d'une tragédie antique.
Alexandre Regad offre à son public un premier roman travaillé, littéraire, sombre aussi, qui, si bref qu'il soit, cultive une certaine lenteur dans la narration. Une lenteur qui épouse, sans doute, celle la vie dans les vallées reculées de montagne au dix-neuvième siècle jusqu'à ce qu'une certaine modernité vienne y apporter quelques remises en question.
Alexandre Regad, Les réprouvées, Prilly, Aux Presses Inverses, 2025.
Le site des éditions Aux Presses Inverses.
dimanche 29 juin 2025
Dimanche poétique 697: Anne Bregani
vendredi 27 juin 2025
La presse, une affaire de (bonnes) affaires
Alain Clavien – Comment la presse suisse se finance-t-elle? Voilà une question sur laquelle la presse nationale elle-même s'avère plutôt discrète. Ce monde souterrain de gros sous, l'historien Alain Clavien, spécialiste des médias, a choisi de l'explorer. Il en résulte la foisonnante étude "L'argent de la presse suisse", parue tout dernièrement. Et si l'ouvrage est sous-titré "Les années Publicitas", c'est parce que Publicitas, agence de publicité dominante en Suisse au cours du vingtième siècle, a marqué toute la période sous revue, entre 1890 et 1990.
Le premier chapitre plante le décor et s'avère instructif dans la mesure où il explique le fonctionnement des "fermiers d'annonces": ce sont des agences qui louent des pages de journaux, par exemple une sur une feuille de quatre pages, charge à elle de la remplir d'annonces diverses et variées et d'en tirer profit. Le modèle se développe à mesure qu'émerge une société de consommation qui implique de vendre des produits, voire des marques. Pour les journaux, c'est pratique, du moins au début: plus besoin de prospecteur.
Ce modèle permet aussi une mutation du paysage journalistique suisse, qui passe d'un modèle de feuilles d'avis partisanes portées par des gens de conviction prêts à accepter des déficits à des structures professionnelles de type "société anonyme", non orientées politiquement, poussées à la croissance et au bénéfice, ne serait-ce que pour rétribuer les actionnaires. Ainsi, relève l'auteur, le journal, en l'absence de subventions d'État, est vendu deux fois: une fois aux fermiers d'annonces, une fois au lectorat – qui, grâce à la publicité, paie son journal moins cher.
L'auteur utilise le fermier d'annonces Publicitas comme fil rouge de son ouvrage et suit, jusqu'au bout, les archives disponibles et accessibles. On les découvre riches, malgré quelques lacunes; elles mettent au jour un monde où l'on cultive le secret. Les éditeurs de journaux ont ainsi l'interdiction de discuter entre eux des conditions d'un contrat avec l'agence de publicité; ces contrats, quant à eux, ne brillent pas par leur transparence: les éditeurs ne savent rien du chiffre d'affaires de Publicitas (non publié pendant longtemps), et Publicitas ne peut qu'estimer le tirage d'un journal, à défaut, longtemps, d'un décompte officiel contrôlé – ce sera le rôle de la REMP, fondée en 1964.
La position de Publicitas va évoluer au fil des années. L'auteur va montrer comment elle va prendre influence directement dans les journaux auxquels elle fournit des réclames, au risque de compromettre la liberté de la presse. L'auteur donne quelques exemples de la puissance des annonceurs, capables de retirer leurs billes dès qu'un article leur déplaît. Le jeu des rapports de force va se révéler plus favorable aux éditeurs dans la seconde moitié du vingtième siècle, lorsque l'annoncer aura besoin des titres de presse pour exister, alors que le marché des annonces, mûr, devient plus difficile et moins lucratif – et que les journaux, par le jeu des concentrations et de la constitution de groupes de presse, sont en mesure de peser sur leur partenaire en matière de réclames, ne serait-ce que par la menace de créer leur propre régie publicitaire.
L'auteur va jusqu'à évoquer les tentatives de publications gratuites en Suisse: les tentatives ont été nombreuses, mais aujourd'hui, seul survit, sur papier pour quelques mois encore, le "20 minutes" dans ses déclinaisons en français, allemand et italien. Mettant à part le destin de Publicitas (qui fera faillite en 2018, mais une partie de ses archives demeure sous embargo aujourd'hui), l'auteur esquisse les tendances actuelles, avec la fuite de l'argent des annonces vers les supports en ligne après avoir fait les beaux jours de la radio et de la télévision: pour lui, le modèle du "journal vendu deux fois", dominant tout au long du vingtième siècle, est en déclin. Cela tombe mal, à l'heure où, l'auteur le mentionne aussi, le lectorat n'est plus disposé à payer pour s'informer: il y a été habitué, et se contente aujourd'hui assez bien des gros titres sur Internet.
Gros acteurs et gros sous: c'est ce dont il sera question dans cet ouvrage, bien plus que de journalistes marquants ou de scoops à l'impact historique. Au-delà d'une relation qui expose que les acteurs de la presse jouent le jeu du capitalisme, l'auteur signale aussi les débats sur le caractère spécifique du domaine de la presse, et notamment sur son rôle, pris très au sérieux en Suisse, dans le fonctionnement démocratique du pays: pas de démocratie sans information de qualité.
Alain Clavien, L'argent de la presse suisse, Neuchâtel, Livreo-Alphil/Les routes de l'histoire, 2025.
Le site des éditions Livreo-Alphil.
dimanche 22 juin 2025
Dimanche poétique 696: Jean Godard
Un peu devant que l'aube amenât la journée,
Naguère je songeais dans un lit en dormant
Qu'un vilain me suivait, mais courant vitement
Que j'avais devant lui bonne place gagnée.
Ainsi courant j'avise une colombe ornée
D'un plumage neigeux, que bien habilement
J'empoigne de ma main, et puis soudainement
Lors ma course et ma peur se trouve là bornée.
M'éveillant en sursaut je conte tout joyeux
A un qui était là mon songe gracieux.
A mon songe plaisant lors je songe et resonge,
Mais soudain un ami m'annonça mes malheurs.
Je ne vous croirai plus, songes, allez ailleurs,
Ah songes, à mon dam vous n'êtes que mensonges !
samedi 21 juin 2025
De la semence pour les pissenlits
Fabienne Radi – C'est court comme une nouvelle, il n'y a rien de trop, et en même temps rien n'y manque: c'est "C'est quelque chose", première incursion de l'écrivaine suisse Fabienne Radi dans le monde de la fiction. Il y a même des moutons et des Suédois, c'est dire.
Situé dans les années 1970, alors que l'aménagement du territoire est introduit en Suisse, le monde que décrit "C'est quelque chose" gravite autour d'une maison située en Suisse, très isolée, qui a soudain pris de la valeur parce que, plantée qu'elle est au milieu d'une zone agricole qui le restera, elle ne risque pas d'avoir de voisins avant longtemps. Juste avant l'évolution législative, cependant, un jeune couple l'achète. Happé par une opportunité à l'étranger, il part un an et loue la maison à cinq jeunes Suédois pétés de testostérone.
L'année 1970 date aussi le récit à travers le mode de vie du jeune couple: du moment qu'il y a des enfants, l'épouse devient femme au foyer, comme c'était encore souvent le cas alors. Elle renvoie aussi à une époque où l'on s'écrivait des lettres pour prendre des nouvelles. Et c'est l'agriculteur voisin (enfin...) qui vient vidanger les toilettes de la maison, qui ne doit pas être totalement équipée au début du livre.
La narration est efficace, certes. Elle charme aussi par un humour discret mais constant, par une vision très légèrement décalée qui prépare le lumineux feu d'artifice final ("C'est quelque chose!", s'exclame le paysan, et c'est là que le titre devient clair) – qui explique, soit dit en passant, que la semence suédoise est bonne pour les pissenlits.
L'auteure introduit en outre des variations de rythme bienvenues en faisant intervenir, au gré de certains chapitres, des personnages observateurs extérieurs venant préciser de façon oblique, avec un humour plus appuyé, certains détails apparemment anodins du récit. Il sera dès lors question des conditions de tournage d'un film sur la maison du couple, ou d'une intervention de Hugh Hefner (oui, oui!) qui vient expliquer en quoi le baisodrome lit circulaire que les Suédois se sont procuré est un modèle assez sommaire par rapport au sien.
Avec ses 90 pages, ce court ouvrage se lit avec beaucoup de plaisir l'espace d'une soirée. On sourit, on s'étonne, on se demande où l'auteure veut bien en venir. Et à la fin, bien sûr, tout est clair et l'on referme "C'est quelque chose" avec le sourire.
Fabienne Radi, C'est quelque chose, Genève, Editions d'Autre Part, 2017.
Le site de Fabienne Radi, celui des Editions d'Autre Part.
Egalement lu par Francis Richard.
mardi 17 juin 2025
Destins camerounais noués aux Pâquis
Max Lobe – 39, rue de Berne? Une adresse au cœur des Pâquis, quartier chaud de la ville de Genève. C'est là que se noue pour l'essentiel l'intrigue du roman "39 rue de Berne", signé Max Lobe. Entre roman et témoignage, le lecteur suit au fil de pages marquées par un épatant talent de conteur le destin de quelques Camerounais, à commencer par Mbila, jeune femme camerounaise embarquée malgré elle dans le monde de la prostitution contrainte, où elle a cependant su se faire sa place. Quant à celui qui raconte, c'est son fils, Dipita, alter ego de l'écrivain.
Tout débute au Cameroun, où l'opportunité presque miraculeuse de vivre mieux en Europe s'ouvre pour Mbila. Trop beau pour être vrai, on s'en doute! La jeune femme quitte un monde familial et clanique dominé par l'oncle Démoney (entendez-vous "démon" ou "monnaie"?...), ancien fonctionnaire ramenard bénéficiant (encore que...) d'une retraite très anticipée. Le lecteur verra en lui une figure patriarcale ambivalente, désireuse de faire le bien autour de lui mais peu regardant quant aux moyens – Mbila va en faire la difficile expérience. De la part de l'auteur, le fait de nommer "philanthropes-bienfaiteurs" ceux qui vont poser Mbila sur les trottoirs de Genève constitue une astucieuse antiphrase, dont on pourrait sourire si elle n'était si amère.
Au fil des pages, le lecteur fait aussi connaissance, bien sûr, du narrateur, Dipita: celui-ci va vivre, au fil d'une chronologie parfois un peu bousculée, sa vie d'enfant devenu adolescent puis adulte, se découvrant notamment homosexuel – un motif qui, émergeant assez tard dans le roman, n'en est pas moins prégnant: cette attirance, le narrateur la vit pleinement avec William, jusqu'au meurtre passionnel après une trahison, mais elle résonne aussi avec ce qu'il a pu entendre autour de lui, et qui n'est guère agréable – sans oublier que pour certaines personnes de son entourage, l'homosexualité semble être, pour paraphraser, un truc de Blancs. Ces pensées contradictoires, cette difficulté à s'emparer de cette partie de lui, Dipita les décrit avec précision et sincérité, recourant à des images frappantes en phase avec la description littéraire approfondie d'une quête de son intimité.
C'est que si "39 rue de Berne" relate les destins d'une poignée de personnages qui n'auront pas été épargnés par la vie (outre la prostitution, il sera aussi question de prison, voire de racisme ou de délits de faciès) et qui se retrouvent dans un monde à la fois proche et lointain de ce que la Suisse peut avoir d'opulent, ce roman ne manque jamais une occasion de faire naître la beauté, voire le sourire, par l'écriture. Celle-ci passe par l'envie constante, de la part de l'auteur, de trouver des images qui font naturellement mouche, mais aussi par le choix d'une écriture délibérément colorée de tours de langage camerounais. Il en résulte un premier roman à la voix personnelle, recréée de manière naturelle à force d'avoir été travaillée, à la manière d'un Ramuz – cité soit dit en passant au fil du roman. Ainsi se fait la jointure entre le Cameroun et la Suisse, qui sont les deux pays de l'écrivain.
Max Lobe, 39 rue de Berne, Genève, Zoé, 2013/Zoé Poche, 2017.
Le site des éditions Zoé.
Ils l'ont lu aussi: Francis Richard, Papalagui, Philisine Cave, Zarline.
dimanche 15 juin 2025
Dimanche poétique 695: Jean de La Fontaine
samedi 14 juin 2025
Un thriller sous la pluie
Olivier Chapuis – L'ambiance est sombre dans "Insoumission", le dernier thriller de l'écrivain suisse Olivier Chapuis. Elle est pluvieuse aussi, puisque tout va se jouer l'espace d'un soir de grosse averse, sur les routes à la visibilité limitée et humide du canton de Vaud – une ambiance de flou et de pénombre que l'auteur saisit parfaitement, dès le premier chapitre, et qui accroche d'emblée le lecteur.
Au fil des pages, "Insoumission" explore les zones d'ombre de quelques personnages aux apparences pourtant plutôt correctes. Pensez donc: que dire de mal d'un couple qui tient une chaîne hôtelière? Très vite, le lecteur découvre que ces établissements cachent des bars privés, livrés à plus d'une activité illégale: trafic de drogue, prostitution, etc. Une journaliste va s'y intéresser de près... et le cœur va s'en mêler, pour faire bon poids.
Si Alain est à la tête du navire hôtelier Bolton Ltd avec son épouse Viviane, en effet, c'est aussi un cavaleur avide de conquêtes. On le retrouve face à deux femmes plutôt différentes: Myriam, une jeune secrétaire (le grand classique) et Naomi, qui veut rapidement davantage que de simples coups à l'occasion. L'auteur recourt à un vocabulaire d'une grossièreté calculée pour en dire le caractère dérisoire – une tactique de style qui s'applique aussi, de façon plus générale, pour exprimer le cynisme des humains qui, dans ce livre, sont aux commandes.
L'auteur s'intéresse à ses personnages. Et là où ceux-ci effacent la personnalité des prostituées du réseau entretenu par Alain et Viviane sous l'étiquette trompeuse de "stagiaires" baladées entre une poignée de grandes villes d'Europe, l'écrivain leur restitue un visage à travers la personnalité, à la présence fugace mais prégnante, de Vika, Biélorusse en rupture, devenue mère trop tôt, victime de traite des blanches, et embarquée malgré elle dans le sillage des activités illégales de la chaîne hôtelière Bolton.
"Insoumission" conserve encore quelques-unes des "métaphores foireuses" que l'auteur affectionne tant que son éditeur doit parfois, c'est dit au moment des remerciements, canaliser. Celles-ci lui donnent ce qu'il lui faut de chair, en contraste avec une écriture généralement nerveuse, faite de phrases et de chapitres courts qui renforcent l'impression de rapidité et de tension inhérente au propos.
Et pour la petite histoire, un dernier détail: ce roman voit passer l'ombre un quintuple champion de "Des Chiffres et des Lettres" qui ressemble à un camée de l'écrivain en personne: il a lui-même naguère brillé dans cette émission de télévision populaire...
Olivier Chapuis, Insoumission, Chêne-Bourg, BSN Press, 2025.
Le site de BSN Press.
Le site des Editions de Londres, où ce roman a paru dans une première version en 2015.
jeudi 12 juin 2025
Lauren Weisberger, ombres et lumières du star-système
Lauren Weisberger – La célébrité est généralement une consécration. Mais il est aussi permis de penser qu'elle est une épreuve, surtout si elle survient soudain au sein d'un couple, bousculant toutes les prévisions. Une telle épreuve, c'est celle que Brooke et Julian vont traverser tout au long du roman "Stiletto Blues à Hollywood", signé Lauren Weisberger – cette romancière connue grâce à son roman "Le diable s'habille en Prada".
La traduction du titre appelle quelques réserves. Certes, elle est distante du titre d'origine, ce qui n'est pas un mal en soi. Mais s'il y a beaucoup de blues et d'humeurs mélancoliques dans "Stiletto Blues à Hollywood", il n'y est guère question de talons hauts (mais bien plus de talents hauts!), ni de Hollywood proprement dit – au-delà, bien sûr de quelques stars dûment citées, en mode namedropping, pour dire que tout se passe dans les sommets de l'industrie américaine du divertissement. Pensez: il y a même de vrais morceaux de Jon Bon Jovi dans ce roman... Mais tout se passe entre New York, Los Angeles et, pour une péripétie, Chattanooga. Et pour faire chic, on voyage en avion ou en taxi.
La conduite de ce roman est maîtrisée, nul doute là-dessus. Cela tient à un tandem de personnages travaillés en profondeur. Il y a d'un côté Julian, le chanteur qui devient tout d'un coup célèbre dans l'ensemble des Etats-Unis, voire au-delà. C'est une figure complexe: l'auteure dessine les tentations liées au monde des paillettes et du glam qu'il aborde sans y être vraiment préparé, et on le voit essayer, avec des fortunes diverses, de résister à la tentation de prendre le melon. Brooke, sa femme, mène aussi sa carrière, plus discrète mais pas moins satisfaisante: elle est diététicienne spécialisée dans la maternité et la petite enfance.
Avec un tel tandem, l'auteure recrée le duo flatteur (pour les lectrices) de la femme ordinaire et anonyme, à peine en surpoids (à rebours de la fille élancée qui, dessinée, orne la couverture du livre), qui vit une histoire d'amour unique avec un homme hors du commun – un schéma qu'on trouve entre autres aussi, dans le domaine suisse, dans le cycle "Gueule d'Ange" de Katja Lasan: qui n'aimerait pas être la chérie de la rock star charismatique du moment? L'écrivaine américaine crée, sur cette base, un roman doux-amer qui explore et questionne, sans concessions mais non sans humour, les inconvénients d'un tel attelage: absences répétées, rumeurs malveillantes, remise en question de la vie privée. Elle recrée avec beaucoup de justesse les émotions fortes que traverse en particulier une Brooke qui ne se reconnaît plus, et ne retrouve plus son mari aimant des années de galère.
En arrière-plan, l'auteure dessine avec précision un portrait sans concession du monde du star-système, faussement amical, plein d'embuscades, où chacune et chacun est bien inspiré de se méfier de ses semblables, si souriants qu'ils soient. En contrepoint, même s'il est moins glamour, le monde du travail de Brooke est observé avec une égale justesse. Evaluations par la hiérarchie, collègues qui font faux bond, navigation entre rigueurs du métier et confiance des patientes: en définitive, il est permis de se dire, au fil des pages, que strass mis à part, les milieux de la diététique et du cinéma ont plus d'un point de convergence.
Il faut un peu de temps pour entrer dans "Stiletto Blues à Hollywood" dans sa version française: les premières pages s'avèrent écrites dans un style certes propre, mais sans le pétillement qu'on attend d'un roman de chick lit. Mais qu'on laisse au texte le temps de quelques tours de chauffe: ceux-ci permettent de planter le décor de manière détaillée et claire. Et peu à peu, au fil des péripéties et surtout des dialogues, le récit va s'éclairer et trouver son tempo de croisière. Dès lors, ce roman ne se lâche plus guère. Et sa fin, en est-elle vraiment une? Elle pourrait constituer une ouverture vers de nouvelles aventures pour Brooke et Julian.
Lauren Weisberger, Stiletto Blues à Hollywood, Paris, Fleuve Noir, 2010/Presses Pocket, 2011. Traduit de l'américain par Christine Barbaste.
Le site de Lauren Weisberger (en anglais), celui des éditions Presses Pocket.
Lu par Alice, Chicky Poo, Gwen, Le monde éditorial, Livre d'un soir, Lizi, Ma bibliothèque virtuelle, Malivo, Marie, Melymelo, Pops, Smells Like Chick Spirit.
mercredi 11 juin 2025
Charles Exbrayat: et tout ça pour une lettre...
dimanche 8 juin 2025
Dimanche poétique 694: François Coppée
Dans cette vie ou nous ne sommes
Que pour un temps si tôt fini,
L'instinct des oiseaux et des hommes
Sera toujours de faire un nid ;
Et d'un peu de paille ou d'argile
Tous veulent se construire, un jour,
Un humble toit, chaud et fragile,
Pour la famille et pour l'amour.
Par les yeux d'une fille d'Ève
Mon cœur profondément touché
Avait fait aussi ce doux rêve
D'un bonheur étroit et caché.
Rempli de joie et de courage,
A fonder mon nid je songeais ;
Mais un furieux vent d'orage
Vient d'emporter tous mes projets ;
Et sur mon chemin solitaire
Je vois, triste et le front courbé,
Tous mes espoirs brisés à terre
Comme les œufs d'un nid tombé.
samedi 7 juin 2025
Luce Mouchel, émergence d'une actrice
Une fois de plus, c'est le retour d'un lecteur de théâtre que je vous propose, sans avoir vu le spectacle. La lecture permet de retracer la naissance d'une vocation de femme de théâtre, de ses tout premiers souvenirs jusqu'à son premier rôle qui compte, celui de Jacqueline dans "La Surprise de l'amour" de Marivaux. Entre les deux, l'auteure peint d'elle-même le portrait d'une fillette, puis d'une jeune femme, qui slalome entre les rôles que la vie lui donne à jouer, capable de faire semblant d'être soi: la vie est un théâtre.
Il y a donc la famille Mouchel, installée à Dieppe. Cette famille, c'est deux parents, trois filles et un garçon et quelques secrets que la narratrice débusque, pas forcément consciente de l'impact de ses questionnements. Au départ, en effet, il y a les choses qu'on ne raconte pas: la mort du premier mari de Maman par exemple.
Plus largement, le portrait que l'écrivaine fait de sa famille intervient au naturel: chacun de ses membres est décrit de manière détaillée et finement observée. Il n'en faut pas plus pour ouvrir la porte à une lecture qui interroge les souvenirs, d'une façon qui confine à la psychanalyse – un élément porté par Gladys, la grande sœur de l'autrice, qui a la fibre sociologique. On verra ainsi, récurrent, le trou des toilettes comme image du vide; il y a aussi l'accueil de la petite sœur, les difficultés qu'il peut y avoir à annoncer à ses parents une vocation qui n'a rien d'évident: celle de comédienne. Et bien sûr, les amours viennent tout compliquer...
Quelle est l'écriture de l'autrice? Lorsqu'elle s'exprime, celle-ci évoque le développement de sa réflexion en mots presque enfantins, volontiers percutants. Cette évocation ne manque pas d'humour récurrent, notamment lorsqu'il s'agit d'évoquer des constantes telles que le trou noir, plus ou moins sec, au fond des toilettes. Faussement simple, l'écriture est en mesure d'aborder des thèmes tels que l'adolescence, une adolescence vécue en tant que femme et qui constitue un jalon dans la vie. Faut-il un mérite physique pour marquer le coup, et lequel? La nature passe par là et saura répondre à cette question.
Luce Mouchel, Faire semblant d'être soi, Lausanne, BSN Press, 2023.
Le site des éditions BNS Press.
mardi 3 juin 2025
Frères humains, tout simplement, dans la lointaine Amazonie
Cela, sans céder, et c'est là le génie de ce recueil, à une quelconque forme d'exotisme susceptible de flatter le lecteur. Loin de tout stéréotype, les poèmes du recueil touchent à l'universel par leur simplicité même. Il n'y a guère de ponctuation dans les vers libres de l'auteure, ce qui confère aux textes un caractère suspendu et aérien. Et le choix de mots simples, familiers, jamais techniques, fait que chaque poème va parler à tout le monde et paraître immédiatement savoureux.
Rien de simpliste non plus, pourtant, dans ce recueil: poème après poème, la poétesse dessine toute une vie que le lecteur imagine, par la force des choses, en Amazonie. La mort constitue le thème, universel, du premier poème.
De là, page après page, image après image, naît le portrait d'une ethnie rêvée, jamais citée mais peut-être synthèse des peuples sud-américains, parfaitement assimilée à un monde vivant où les morts ne sont jamais loin des vivants, et où les humains ont un lien privilégié avec les végétaux et les arbres, comme avec les animaux qui les entourent.
La séquence éponyme du recueil s'achève alors que les poèmes évoquent l'arrivée d'une humanité non endémique: des "padre" qui proposent leur propre religion, des personnages qui vont tenter leur chance en ville, quitte à revenir et à risquer de ne pas être reconnus. Cette humanité occidentale ou occidentalisée sera plus présente dans les deux séries de poèmes, plus brèves que la première, plus allusives et inquiètes aussi, qui concluent le recueil: "Ceux qui reviennent" et "La guerre au bout de notre rue".
Magnifique dès lorsqu'il évoque la nature et les humains qui y vivent à leur manière, le recueil "Ceux d'Amazonie" ne manque jamais de sensualité. Ce recueil fait vivre des relations empreintes de fermeté ou d'amour qui, on le découvre à plus d'une reprise, ne sont même pas bloquées par la mort: dans "Ceux d'Amazonie", les morts côtoient les vivants et méritent déférence, en un monde poreux où les humains ne sont qu'un ensemble parmi d'autres, ayant vocation à vivre en bonne intelligence avec les autres.
Vénus Khoury-Ghata, Ceux d'Amazonie, Paris, Mercure de France, 2025.
Le site des éditions Mercure de France.