dimanche 30 novembre 2025

Une intrigue policière sous la lune

LUNE

Clémentine M. Charles – Que peut-on faire lorsqu'on a été mise au placard, reléguée dans les confins d'un empire? Mener l'enquête! Dans le but d'une illusoire rédemption, c'est l'activité à laquelle s'adonne Lissia Aldoressan, dite Do, générale quelque peu alcoolique tombée en disgrâce. "La Lune s'en moque" relate son exil dans une région aux confins de l'empire qu'elle a servi longtemps, et illustre une motivation que le lecteur ne peut que saluer. Cela, dans l'esprit de la Dark Fantasy.

En tournant les pages, le lecteur se trouve en effet plongé dans l'ambiance particulière, très personnelle, que la romancière met en place. Il est permis d'y voir la récréation d'un passé de fantaisie, si l'on songe à l'absence de technologie ou à des costumes militaires à l'ancienne. Il ne sera en revanche pas question d'éléments futuristes complexes. Il n'empêche: tel qu'il est écrit, "La Lune s'en moque" pourrait aussi se dérouler dans un avenir imaginaire, radicalement post-technologique. 

C'est dans ce monde parallèle à la temporalité floue, dépourvue des repères historiques coutumiers du lecteur, que l'intrigue se développe. Et le terrain se révèle aride dans cet univers organisé en fonction de structures claniques entretenant entre elles de fragiles équilibres, peuplé par ailleurs de personnes peu bavardes, et où prospère un système religieux fanatisé autour de croyances lunaires. Pourtant les morts se succèdent...

"La Lune s'en moque" constitue le développement en roman d'une nouvelle de l'auteure. Son originalité, et ce qui en fait aussi un roman accessible même aux lecteurs peu familiers de la Dark Fantasy, c'est de développer son intrigue selon les règles du roman policier, avec ses obstacles, ses doutes et ses coups de théâtre. Une succession de lettres vient s'intercaler entre les chapitres afin d'indiquer au lecteur comment Do en est arrivée là – et apporter une rupture rythmique bienvenue.

Et même si la narration s'avère assez lente, par souci de dessiner un univers totalement imaginé et propice à l'évasion par la lecture, le lecteur vient à bout de cette histoire dense, cohérente et travaillée en profondeur, qui apporte aussi le lot de scènes violentes presque inhérent au genre. Cela, sans oublier quelques personnages pittoresques, ni des aspects originaux, comme cet interrogatoire faussement pépère, mené avec finesse et sans souci apparent de nudité, dans les remous d'un bain thermal...

Clémentine M. Charles, La Lune s'en moque, Saint-Etienne, Les Titanides, 2025, préface d'Estelle Faye.

Le site des éditions Les Titanides.

Dimanche poétique 719: Nathan Erdrek

Partir

Partir ! Oui me direz-vous, mais pour aller où ?
Je répondrai sortir seulement de son trou,
Partir tout bonnement, prendre le train en marche,
Emprunter l’avion ou sauter dans une arche.

Pour aller à Moscou, des fois à Tombouctou,
Encor qu’aux environs à Nogent le Rotrou ;
D’un pas de sénateur ou comme un patriarche,
L’important c’est bouger, d’en avoir la démarche.

Avant la fin du monde, il faut se dépêcher,
Après viendra noël, le nouvel an, c’est chez ?
Nous verrons bien alors. Qui seront les convives ?

Je n’en démordrai pas et ne veux rien lâcher,
Pourquoi rester terré sans ruer, ni broncher,
Alors demain je pars, ceux qui m’aiment me suivent.

Nathan Erdrek. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 28 novembre 2025

Laurent Bihl: les bistrots en France, c'est toute une histoire!

BIHL
Laurent Bihl – Ce soir, c'est la tournée des grands-ducs! Une tournée qui va aller au travers des âges, du dix-huitième siècle français jusqu'à aujourd'hui voire demain. Avec l'historien Laurent Bihl, l'excursion sera savoureuse, ample aussi: l'ouvrage qu'il a écrit sur les débits de boissons au fil des âges, "Une histoire populaire des bistrots", pèse près de 800 pages. 

Pas de gueule de bois à craindre, pourtant: la lecture de ce livre riche en anecdotes épatantes (relatant entre autres les origines du chant de "L'Internationale", né dans le contexte de chorales solidaires nommées "goguettes") s'avère accessible, instructive et riche en surprises. Il y a aussi quelques mises en question, par exemple sur la (trop) célèbre étymologie du mot "bistrot" attribuée au mot russe "быстро" qui signifie "vite", ou des précisions terminologiques d'intérêt: les noms désignant les établissements publics où l'on sert des rafraîchissements sont légion en français, et tous ont leur spécificité.

Faisant démarrer son travail historique au mitan du dix-huitième siècle, l'auteur tient sa ligne directrice historique: lieux où les esprits s'échauffent à grand renfort de café et d'alcool, les bistrots sont considérés depuis longtemps en France comme des lieux potentiellement subversifs, à surveiller de près. L'auteur retrace en conséquence l'évolution du droit applicable aux établissements publics. On pense aux règles contraignantes relatives aux apéritifs anisés (ou non, mais la méfiance est là, et si Laurent Bihl donne des pistes dans son livre, l'apéro en France, avec ses enjeux, ombres et lumières, mériterait une histoire à lui seul), aux horaires d'ouverture, et il est permis de voir, entre les lignes de l'auteur, la description d'un Etat français oscillant entre flicage brutal et paternalisme intéressé.

Le lecteur parcourra avec intérêt le rôle joué par les Auvergnats dans le développement de la cafétérie et de la restauration parisienne, qui va jusqu'à la mise en place de prix littéraires qui, nés dans les profondeurs du vingtième siècle, existent encore aujourd'hui. C'est là qu'on en apprendra davantage aussi sur les brasseries historiques de Montparnasse; l'auteur en regrette cependant l'évolution actuelle, qui consiste en un figement où seuls les prix évoluent, tendanciellement vers le haut. "Le Dôme", "La Rotonde", "La Coupole": vous en avez peut-être fait l'expérience... et les fantômes des célébrités qui les ont hantés, les Hemingway et consorts, ont peut-être pu vous paraître bien loin.

Adossé entre autres aux travaux de Didier Nourrisson, l'historien s'intéresse aussi au statut des personnes qui hantent les bistrots, qu'il s'agisse d'ouvriers au sortir de l'usine, goûtant sans mesure à l'absinthe et à des vins où il y a davantage d'additifs que de raisin, ou de grands bourgeois s'enivrant (sans mesure non plus) au champagne: l'alcoolisme des uns est-il meilleur que celui des autres? L'auteur suggère une hiérarchie, du point de vue social, que la médecine contredirait bien sûr. Et aujourd'hui? L'auteur se montre critique envers la sévérité de la législation française d'aujourd'hui, qui invoque la lutte contre l'alcoolisme: aujourd'hui, selon lui, les jeunes s'enivrent chez eux avec des breuvages achetés au supermarché, parce que c'est moins cher. Dès lors, selon lui, le champ de cette bataille n'est plus tant le bistrot que d'autres lieux, moins contrôlés, où l'on se procure puis où l'on consomme des vins et spiritueux.

Un tel ouvrage ne saurait se terminer par un chapitre sur les perspectives des bistrots, considérés comme des institutions. Centrée sur la France, cette étude envisage la raréfaction des "Licences IV" comme porteuse d'un risque de disparition des bistrots, pourtant lieux de socialisation dans des espaces qui, sur le territoire français, en manquent cruellement. L'auteur évoque aussi l'émergence des bistrots associatifs comme un avenir possible; il est dommage qu'il passe sous silence le conflit larvé entre le modèle traditionnel de restauration, très normé, et le modèle associatif, nettement plus libre, ce qui permet une forme de concurrence pas toujours considérée comme loyale.

Avec "Une histoire populaire des bistrots", l'historien poursuit et complète l'œuvre de son père Luc Bihl, auteur de "Des tavernes aux bistrots : une histoire des cafés" (1997). Volontiers conteur, Laurent Bihl associe brillamment la petite et la grande histoire et fait alterner avec bonheur les lames de fond et les anecdotes. Richement documenté, son ouvrage retrace l'aventure d'un ensemble de professions: patrons, restaurateurs, garçons de café (oui, même le caractère, euh, typique des garçons de café parisiens a une histoire!), etc. La place des femmes n'y est pas non plus oubliée, qu'elles soient derrière le bar, en salle pour le service (avec une porosité quelque peu taboue avec la prostitution) ou comme clientes, parfois mises à l'écart de lieux propices à la bagarre, donc considérés comme dangereux pour elles. 

Bref, "Une histoire populaire des bistrots", c'est de la belle ouvrage, instructive en diable, à lire, pourquoi pas, accoudé au zinc d'un bistrot de quartier: ce livre fonctionnera dès lors comme accélérateur de sociabilité, ce qui est toujours sympa à prendre.

Laurent Bihl, Une histoire populaire des bistrots, Paris, Nouveau Monde Editions, 2023. Préface de Pascal Ory.

Participation in extremis au défi "Sous les pavés, les pages" d'Ingannmic.

jeudi 27 novembre 2025

Pleins gaz sur Angoulême avec le Poulpe et sa fille

DARNAUDET

François Darnaudet – Vous avez connu le Poulpe, connaissez-vous sa fille putative? Dans "Syd Barrett, husky et p'tites BD", le lecteur la voit se lancer dans une intrigue à laquelle son père est mêlé. Et le début ne fait pas dans le détail: en plein festival de la bande dessinée, un mort, Achille Poireau, bouquiniste, a été trouvé à Angoulême, attaché à la statue d'Hergé. Sa copine est inconsolable... et l'enquête commence, Gabriella et Gabriel Lecouvreur y entremêlant leurs talents.

On se souvient que, quitte à lasser à force de prévisibilité, les romans de la série historique du Poulpe mettaient en scène un enquêteur hors norme à la poursuite des fachos. Si l'on en croit "Syd Barrett, husky et p'tites BD", la nouvelle série orientée autour de la fille de Gabriel Lecouvreur a su dépoussiérer le genre, en particulier en apportant de la nuance dans le schéma manichéen qui prévalait auparavant. 

Cet opus, le onzième de la nouvelle série, ne manque pas, en effet, de dialogues pour évoquer l'idée que les fachos ne sont pas forcément là où l'on croit: peut-on être un anarchiste individualiste ou faut-il jouer collectif? Et si, horresco referens, Gabriel Lecouvreur était... de droite? Ces enjeux concernent aussi Gabriella, ce qui implique la mise en scène d'une distance générationnelle au niveau idéologique. Ce qui peut orienter l'enquête.

Celle-ci, en effet, n'est pas dépourvue de colorations politiques: derrière le bouquiniste, c'est un commerce de bandes dessinées lourdement nimbées de pétainisme qui se dessine. Et les artistes ont parfois su retourner leur veste au bon moment! Pour l'écrivain, c'est l'occasion d'exhumer des dessinateurs talentueux mais oubliés – authentiques cependant, une postface biographique en atteste – exerçant également dans le genre érotique à l'italienne, ce qui a valu plus d'un émoi à tel ou tel personnage du roman.

Avec "Syd Barrett, husky et p'tites BD", l'écrivain François Darnaudet campe une intrigue impeccable, relatée avec un zeste d'humour. On y croise quelques personnages pittoresques tels que l'homme-pull, redoutable en débats comme en descente d'alcool. Quant à Gabriel Lecouvreur, il apparaît comme un personnage légèrement dépassé mais qui en veut encore: on le voit en sexygénaire séduisant deux jeunes femmes queer délurées d'Angoulême, menant sa part d'enquête comme il pilote son side-car aux masses déséquilibrées: toujours aux limites de la sortie de route. On relèvera que de marque soviétique "Ural", ce side-car ne manque pas d'évoquer l'avion Polikarpov que le Poulpe bichonne dans la série éponyme.

Et sa fille, alors? A l'instar de Gabriel Lecouvreur, Gabriella joue avec les identités. Le lecteur découvre en elle une femme talentueuses presque à l'excès, polyglotte, combative, intuitive et parfaitement badass. Autant dire que "Syd Barrett, husky et p'tites BD" s'avère un roman rythmé, plutôt allegro dans l'humeur, où deux personnages complémentaires et rock'n'roll mènent leur enquête avec succès. Une enquête colorée par la présence de Monsieur Gracq, un husky très attachant... au moins autant que les séances de shibari qui constituent l'une des péripéties de ce solide polar.

François Darnaudet, Syd Barrett, husky et p'tites BD, Paris, Moby Dick, 2025.

Lu par 813.


dimanche 23 novembre 2025

Dimanche poétique 718: Stéphane Mallarmé

Le sonneur

Cependant que la cloche éveille sa voix claire
A l'air pur et limpide et profond du matin
Et passe sur l'enfant qui jette pour lui plaire
Un angelus parmi la lavande et le thym,

Le sonneur effleuré par l'oiseau qu'il éclaire,
Chevauchant tristement en geignant du latin
Sur la pierre qui tend la corde séculaire,
N'entend descendre à lui qu'un tintement lointain.

Je suis cet homme. Hélas ! de la nuit désireuse,
J'ai beau tirer le câble à sonner l'Idéal,
De froids péchés s'ébat un plumage féal,

Et la voix ne me vient que par bribes et creuse !
Mais, un jour, fatigué d'avoir enfin tiré,
Ô Satan, j'ôterai la pierre et me pendrai.

Stéphane Mallarmé (1842-1898). Source: Bonjour Poésie.

dimanche 16 novembre 2025

Dimanche poétique 717: Emile Nelligan

Mazurka

Rien ne captive autant que ce particulier
Charme de la musique où ma langueur s'adore,
Quand je poursuis, aux soirs, le reflet que mordore
Maint lustre au tapis vert du salon familier.

Que j'aime entendre alors, plein de deuil singulier,
Monter du piano, comme d'une mandore
Le rythme somnolent où ma névrose odore
Son spasme funéraire et cherche à s'oublier !

Gouffre intellectuel, ouvre-toi, large et sombre,
Malgré que toute joie en ta tristesse sombre,
J'y peux trouver encor comme un reste d'oubli,

Si mon âme se perd dans les gammes étranges
De ce motif en deuil que Chopin a poli
Sur un rythme inquiet appris des noirs Archanges.

Emile Nelligan (1879-1941). Source: Bonjour Poésie.

samedi 15 novembre 2025

Cœur de pierre, cœur de chair: entre crimes et lumières

TRUEB

Vanessa Trüb – Cœur de pierre: tout un chacun a en tête cette image d'inhumanité héritée de l'Ancien Testament et passée dans le langage commun. C'est sur cet imaginaire que l'écrivaine Vanessa Trüb, également pasteure dans le canton suisse de Vaud, construit une intrigue policière aux couleurs sombres. Son titre? "De pierre et de chair". 

De la part de l'auteure, le titre de cette fiction est tout un programme, vu que le cœur de la victime dont il sera question tout au long de l'intrigue a bel et été remplacé par un caillou.

Secrets de famille

Si la romancière assume un moindre réalisme lorsqu'elle décrit le mode de fonctionnement de la police (on pense à la facilité à laquelle Nathan Redlink, l'enquêteur, cède au charme de la pasteure Viviane, qui peut pourtant presque passer pour une suspecte), elle s'attache à développer de manière crédible et approfondie un secret de famille étendu sur quatre générations. 

Ce secret de famille, elle le relate de manière intrigante et anonymisée, mettant en scène des personnages masqués aux actes terribles: il est question d'enfance et de jeunesse placée, de viols incestueux résultant en une généalogie chahutée, et d'une femme sociopathe. Ainsi se développe la structure duale, classique, de "De pierre et de chair", mettant en parallèle, dans des chapitres distincts, les agissements d'un criminel et les tâtonnements de la police. Le suspens est-il total? Pas tout à fait: en page 189, l'auteure met en lumière, juste un peu trop, le personnage anonyme par lequel tout est arrivé.

La vie d'une paroisse protestante

"De pierre et de chair" excelle lorsqu'il s'agit de donner à voir certaines situations et certains enjeux liés à l'église réformée du canton de Vaud, dans sa version villageoise. La pasteure Viviane apparaît comme la vectrice d'une lecture progressiste de la Bible et du message du Christ. En parlant de Dieu comme un "Père-Mère", en particulier, elle est le reflet de débats récents survenus au sujet du genre du Dieu des chrétiens. 

On trouve aussi, chez elle, ce goût des rituels à bases de bougies qui peuvent paraître dérisoires ou gentillets. Reste cependant que par-delà les formes et convenances, Viviane, belle femme, sait animer sa paroisse, et se révèle constamment fidèle à elle-même et à sa religion, sans compter ses pulsions: l'amour est son moteur. Elle tranche avec ses prédécesseurs, pasteurs rigides et, le lecteur le découvre peu à peu, parfaits tartufes.

Sombre crime

Il est sombre, le crime qui ouvre "De pierre et de chair", et ce qu'il révèle au fil de l'enquête menée par Nathan Redlink et son équipe est pour le moins glaçant. En plaçant son intrigue à la fin de l'automne, cependant, la romancière s'offre une belle opportunité de créer ponctuellement des plages de lumière annonciatrices de la fête de la Nativité: le rite des Feux de l'Avent, tout comme les biscuits de saison, entre autres, y contribuent.

"De pierre et de chair" se pare ainsi, au fil d'une intrigue aux pistes vraies ou fausses mais bien soignées, des couleurs de Noël. Ces couleurs font habilement réponse à un contexte des plus noirs, greffé dans un environnement villageois vaudois qui, derrière ses aspects paisibles, cache plus d'un terrible secret.

Vanessa Trüb, De pierre et de chair, Lausanne, Favre, 2025.


mardi 11 novembre 2025

Au temps des hérésies, quand Ogoz n'était pas encore une île

MAILLARD

Alain Maillard – C'est au treizième siècle que se déroule "Hérésie, mon amour" d'Alain Maillard. C'est le temps des hérésies et des débuts de l'Inquisition, mais aussi des Croisés. L'écrivain relie ces éléments historiques, y mêle un brin de fiction et compose une intrigue solide qui se noue du côté de Montsalvens, quelque part entre les villages suisses de Charmey et de Broc, où se trouvent encore des ruines qui auraient pu abriter certains épisodes déterminants de ce roman.

Les hérétiques? Ici, ce sont les vaudois, inspirés de la doctrine de Valdès, soucieuse d'un christianisme plus pur, avide de pauvreté et de contact direct avec Dieu via les Saintes Ecritures traduites en langue vernaculaire, sans passer par l'Eglise, perçue comme rigide et ayant perdu ses idéaux – un goût de Réforme avant l'heure! L'intervention d'un personnage qui a fait les Croisades, Odon d'Ogoz, permet à l'auteur d'évoquer tout un monde d'exégèses qui évolue en parallèle à un catholicisme centré sur lui-même et réfractaire à toute contradiction. 

Dès lors, "Hérésie, mon amour" est riche en questionnements religieux, animés par des personnages avides de débats sincères ou intéressés: si Rodolphe le Bougre, inquisiteur sévère s'il en est (il inquiète même sa hiérarchie), ne cherche qu'à piéger les vaudois qu'il doit juger en vue d'une condamnation au bûcher, Odon d'Ogoz, vieillard acquis à la pratique vaudoise, apparaît comme un homme large d'esprit, capable de puiser le meilleur dans les idéologies religieuses qu'il a pu côtoyer – même l'islam des Sarrasins. Les lettres qu'il écrit à Gauthier en témoignent, et l'auteur prend le soin de leur donner une musique particulière, doucement archaïque, qui prend le contrepoint d'une narration romanesque savoureuse.

Car oui: créer un roman uniquement sur des débats religieux aurait été fort aride. Mais l'auteur sait aussi raconter une véritable intrigue, passionnante, teintée d'épisodes sentimentaux forts. On pense bien sûr à la communion entre les âmes de Jehanne, belle femme d'âge mûr acquise à la foi des vaudois, charismatique, peut-être sorcière (l'auteur n'utilise pas ce terme, mais Jehanne agit largement comme telle) et à ce titre considérée comme une meneuse du groupe des vaudois, et d'Odon. L'auteur sait aussi se souvenir du duel légendaire qu'Odon d'Ogoz a mené contre un rival et qui a tué la femme qui constituait l'enjeu du duel: en conférant à cet épisode un contexte et de la chair, l'écrivain le rend pour ainsi dire véridique aux yeux du lecteur. Une authenticité distanciée: par cet aspect, l'auteur fait revivre le village de Pont-en-Ogoz, aujourd'hui englouti sous les eaux du lac de la Gruyère, dont seules dépassent les deux tours d'un château en ruine (voir la couverture du livre), juchées sur ce qui est aujourd'hui une île. 

Enfin, la rumeur de miracles survenus à Lausanne sous l'égide de la Vierge Marie (nous sommes avant la Réforme, pour mémoire) vient conférer à l'intrigue une note de fantastique pétrie de doute: l'un des personnages féminins du roman paraît certes miraculé, mais a-t-elle simulé pour échapper à un mariage dont elle ne voulait pas? Cette piste narrative, le lecteur la suit aussi avec intérêt. 

"Hérésie, mon amour", peut ainsi paraître court comme roman, mais qu'on ne s'y trompe pas: l'auteur a su construire une intrigue riche, accrocheuse grâce à des chapitres courts dont la musique est entrecoupée de manière bienvenue par le rythme particulier des lettres d'Odon. Bien documenté, ce roman réussit à recréer, entre aspects historiques réels, suppositions et éléments imaginés, toute une époque, avec ses mentalités et ses ambiances. Les décors même sont soignés, tant par les descriptions que par la manière dont l'auteur relate ce qu'ils évoquent dans le cœur et l'âme des personnages qu'il met en scène.

Alain Maillard, Hérésie, mon amour, Lausanne, Favre, 2025.

Le site des éditions Favre.

Lu par Philippe Poisson.

dimanche 9 novembre 2025

Dimanche poétique 716: Victor Segalen

Stèle provisoire

Ce n'est point dans ta peau de pierre, insensible, que ceci aimerait à pénétrer ; ce n'est point vers l'aube fade, informe et crépusculaire, que ceci, laissé libre, voudrait s'orienter ;

Ce n'est pas pour un lecteur littéraire, même en faveur d'un calligraphe, que ceci a tant de plaisir à être dit :

Mais pour Elle.

*

Vienne un jour Elle passe par ici. Droite et grande et face à toi, qu'elle lise de ses yeux mouvants et vivants, protégés de cils dont je sais l'ombre ;

Qu'elle mesure ces mots avec des lèvres tissées de chair (dont je n'ai pas perdu le goût), avec sa langue nourrie de baisers, avec ses dents dont voici toujours la trace,

Qu'elle tremble à fleur d'haleine, – moisson souple sous le vent tiède, – propageant des seins aux genoux le rythme propre de ses flancs – que je connais,

*

Alors, ce déduit, enjambant l'espace et dansant sur ses cadences ; ce poème, ce don et ce désir, –

Tout d'un coup s'écorchera de ta pierre morte, oh ! précaire et provisoire, – pour s'abandonner à sa vie,

Pour s'en aller vivre autour d'Elle.

Victor Segalen (1878-1919). Source: Bonjour Poésie.

samedi 8 novembre 2025

Bonnes nouvelles des planètes

THOMAS
Jean-François Thomas – Quinze textes de science-fiction pour un recueil peu banal: c'est le programme de "Magiciennes dentelées et autres récits" de Jean-François Thomas. Après plusieurs romans, dont "Le Cri du lézard", l'écrivain s'y essaie aux formes courtes de la littérature, avec beaucoup de qualités. Mentionnons d'emblée la plus forte d'entre elles: cette capacité à recréer en peu de pages des mondes lointains et à les rendre accessibles même à des lecteurs peu férus de science-fiction. Cela, avec une écriture généralement fluide et soucieuse de réalisme.

"Magiciennes dentelées et autres récits" est traversé par la question de l'habitabilité de mondes lointains, qu'on peut percevoir comme le miroir de la possibilité même d'habiter sur Terre. Aucune planète n'est jamais vraiment hostile pour l'auteur, mais elle n'est pas non plus forcément accueillante. Amené à découvrir cette ambivalence, le lecteur sera surpris par exemple par ce qui empoisonne la vie des colons terriens dans "Les tubercules de Trivia", ou par la duplicité astucieuse des habitants de Chakrouar III dans la nouvelle éponyme. Cette question de l'habitabilité se prolonge dans "Bon débarras", malicieuse évocation d'un personnage féru de bricolage: et si la science-fiction pouvait raconter le recyclage?

Situées sur Terre, les nouvelles "Magiciennes dentelées" et "Stupre et faction" marient les genres à leur manière. L'intrigue de "Magiciennes dentelées", construite sur un fond écologiste et structurée comme une intrigue policière, ne manque pas de surprendre le lecteur, attrapé par une explication scientifique. Quant à "Stupre et faction", son ambiance rétro et délicieusement sexy, inspirée sans doute de la tradition des "No Pants Day", résonne avec les aïeux français du polar: Maurice Leblanc et Gaston Leroux. On en viendrait à aimer le narrateur, redresseur de torts autoproclamé, aux prises avec un certain professeur Tumlassus... et l'on se souvient bien sûr, avec un sourire en coin, de l'artiste Spencer Tunick.

Il est utile de relever encore que, en plus de nouvelles classiques habilement développées qui assument leur lien avec la Suisse à l'occasion, entre autres à travers une onomastique cosmopolite qui n'oublie pas la nation à la croix blanche, l'écrivain place dans son recueil "Magiciennes dentelées et autres récits" une brassée inattendue de poèmes de science-fiction. L'alexandrin n'y est pas toujours parfait, mais sa seule impression suffit à créer une musique à l'oreille du lecteur de "J'ai croisé des vaisseaux". Humaniste enfin, le poème "Réfugiés" interpelle le lecteur une dernière fois dans le livre: que ferais-tu si des extraterrestres demandaient l'asile à la Terre? 

Voilà qui donne à réfléchir, une dernière fois, après tant de textes dont la tonalité se révèle inquiète à plus d'une reprise: s'il n'est plus possible de vivre tranquilles sur Terre, où dans l'univers sera-t-il possible de le faire, et à quel prix?

Jean-François Thomas, Magiciennes dentelées et autres récits, Vevey, Hélice Hélas, 2025.

Le site des éditions Hélice Hélas.


dimanche 2 novembre 2025

Dimanche poétique 715: Catherine Balaÿ

Soupape

J'ai envie d'sortir d'ma soupape
Y a un garçon qui m'attend
Partout je vais et je me tape
Et la paroi s'en va glissant

Un cri de guerre qui me frappe
Déterre la hache du tourbillon

Ma terre est vide, ton sang m'rattrape
Déterre la hache du tourbillon

Mon monde va s'éclairant

La vie me tourne, je me tâte
Avancer devient mon blason
Sa terre s'fait mienne
Sa vie m'échappe
Faut que je sorte de ma prison

J'y étais bien, vive les colacs
Mais trop petite pour l'ambition
D'une nana aimant cravate,
Sourire de lynx et diapason

L'enfant en moi rechigne à l'acte
mais la femme sort à coups de talon
Et franchit toues les étapes
Pour te gagner, beau trublion

L'enfant va s'éclipsant

Je te rejoins... pressons pressons
Le nourrisson devient chanson
Je te rejoins... allons allons
Pas de terreur: il est sur l'pont.

Catherine Balaÿ, Mademoiselle ne sert à rien, Saint-Etienne, Abribus, 2012/2025.