Isabelle Flükiger – Oui, il est permis de trouver prosaïque, pour ne pas dire plat, le titre du cinquième roman de l'écrivaine suisse romande Isabelle Flükiger. C'est que l'auteure cache bien son jeu: avec "Retour vers l'Est", elle livre un récit des plus personnels, autobiographique même, qui fait s'entrechoquer la judéité et les origines roumaines. Sans oublier, bien sûr, l'ancrage suisse.
"Je m'appelle Isabelle et j'ai peur de l'avion": tout est en place dans cet incipit. Cela suffit pour créer une forme de pacte autobiographique, par ailleurs confirmé par des éléments de vie que ceux qui connaissent la romancière reconnaîtront: une vie dans un village fribourgeois, avant de passer au chef-lieu. Et pour les plus sceptiques, la fille qui apparaît en couverture de l'édition originale est bien l'auteure, reconnaissable, même si elle tourne la tête.
Tourne la tête? Oui. Peur? Oui, encore une fois. La peur de l'avion évoquée dans ce précieux incipit peut être vue aussi comme une appréhension face à la perspective de découvrir ce qu'ont véritablement vécu ses aïeux en Roumanie, et sa mère avant tout. C'est avec elle qu'elle s'envole, après tout... la peur de l'avion est ainsi un écho de la peur de savoir.
Récit familial, "Retour dans l'Est" l'est indéniablement, au moins autant qu'un récit autobiographique. Il se construit comme un puzzle où se côtoient ce que l'écrivaine a vu et ce qu'elle appris. Pour ce qui est de l'appris, disons-le: certaines pages se lisent comme un livre d'histoire, où s'entrechoquent Nicolae Ceausescu et la Garde de Fer, et même les nazis, puisque la mère de la narratrice est juive et que ses grands-parents maternels ont fini par s'installer en Israël.
Plus difficile, mais plus intéressant à lire aussi, est ce qu'a vu la narratrice. En effet, régulièrement, elle indique que tel lieu n'existe plus, que la maison familiale a été détruite pour construire un Parlement. Un parlement qui ne suscite que détestation de la part de la mère de la narratrice, et que celle-ci tient pourtant à visiter. Autre absence, celle de l'hôtel Intercontinental, devenu quelque chose que ni la fille, qui y est allée enfant, ni la mère, qui l'y a amenée, ne reconnaissent vraiment. Il est donc permis de considérer que "Retour dans l'Est" est le récit de la recherche impossible d'un passé qui s'en est allé.
Dès lors, on cherche des éclairages. C'est là que la lampe que la narratrice achète en Roumanie (et qui apparaît fort à propos sur la couverture, frappante et exacte, signée Gion Capeder et adoptant les couleurs de la Roumanie) prend son sens: elle sera inutilisable en Suisse, pour de bêtes questions de culot incompatible. Elle symbolise l'impossibilité de retrouver exactement, de loin a fortiori, ce qui a pu être le passé familial sur un substrat constamment réécrit, tel un palimpseste, par l'histoire humaine. Résultat: la narratrice se retrouve dépositaire d'un passé un peu vécu mais à jamais disparu, qu'elle cherche à combler vaille que vaille par des pages d'histoire ancienne, lues ou apprises, qu'elle laisse cependant résonner en elle, autant que le peu qu'elle trouve de son ascendance en Roumanie.
"Retour dans l'Est" pourrait donc être le livre banal d'une écrivaine qui découvre combien est ténu le fil qui la rattache à l'histoire du monde. Certes, certes – d'autant plus que le lecteur a l'impression que l'auteure considère comme normale une distance face à des événements ordinaires survenus il y a longtemps. En sept jours cependant (sept, chiffre de perfection), l'auteure parvient à solder son passé, constaté ou appris, de Fribourg à Bucarest. Plus qu'à un voyage, l'écrivaine invite donc son lectorat à une tranche de vie qui, si elle est déjà en train de s'évaporer, n'en garde pas moins toute son importance. D'où l'urgence d'en faire un livre... avant que tout ne soit parti avec le vent.
Isabelle Flükiger, Retour dans l'Est, Fribourg, Faim de Siècle, 2017.
Défi Rentrée littéraire.
Lu par Atmosphère, Eric Bulliard, Jean-Michel Olivier.