mardi 3 juin 2025

Frères humains, tout simplement, dans la lointaine Amazonie

Vénus Khoury-Ghata – Signé Vénus Khoury-Ghata, le recueil poétique "Ceux d'Amazonie" conduit son lectorat sur les rivages lointains de l'Amérique du Sud, sous l'inspiration de l'ethnologue Claude Lévi-Strauss, de l'Académie française. Courts et prégnants, les poèmes font voir, l'un après l'autre, tout un monde dont la poétesse dessine l'esprit et l'univers.

Cela, sans céder, et c'est là le génie de ce recueil, à une quelconque forme d'exotisme susceptible de flatter le lecteur. Loin de tout stéréotype, les poèmes du recueil touchent à l'universel par leur simplicité même. Il n'y a guère de ponctuation dans les vers libres de l'auteure, ce qui confère aux textes un caractère suspendu et aérien. Et le choix de mots simples, familiers, jamais techniques, fait que chaque poème va parler à tout le monde et paraître immédiatement savoureux.

Rien de simpliste non plus, pourtant, dans ce recueil: poème après poème, la poétesse dessine toute une vie que le lecteur imagine, par la force des choses, en Amazonie. La mort constitue le thème, universel, du premier poème. 

De là, page après page, image après image, naît le portrait d'une ethnie rêvée, jamais citée mais peut-être synthèse des peuples sud-américains, parfaitement assimilée à un monde vivant où les morts ne sont jamais loin des vivants, et où les humains ont un lien privilégié avec les végétaux et les arbres, comme avec les animaux qui les entourent.

La séquence éponyme du recueil s'achève alors que les poèmes évoquent l'arrivée d'une humanité non endémique: des "padre" qui proposent leur propre religion, des personnages qui vont tenter leur chance en ville, quitte à revenir et à risquer de ne pas être reconnus. Cette humanité occidentale ou occidentalisée sera plus présente dans les deux séries de poèmes, plus brèves que la première, plus allusives et inquiètes aussi, qui concluent le recueil: "Ceux qui reviennent" et "La guerre au bout de notre rue".

Magnifique dès lorsqu'il évoque la nature et les humains qui y vivent à leur manière, le recueil "Ceux d'Amazonie" ne manque jamais de sensualité. Ce recueil fait vivre des relations empreintes de fermeté ou d'amour qui, on le découvre à plus d'une reprise, ne sont même pas bloquées par la mort: dans "Ceux d'Amazonie", les morts côtoient les vivants et méritent déférence, en un monde poreux où les humains ne sont qu'un ensemble parmi d'autres, ayant vocation à vivre en bonne intelligence avec les autres.

Vénus Khoury-Ghata, Ceux d'Amazonie, Paris, Mercure de France, 2025.

Le site des éditions Mercure de France.

dimanche 1 juin 2025

Dimanche poétique 693: Théodore de Banville

La lyre

Les Dieux, pour lui laisser le vin, buvaient du fiel.
L'aigle à ses pieds veillait, ayant quitté son aire ;
Le lion devant lui se couchait, débonnaire,
L'abeille était joyeuse et lui donnait son miel.

Il avait sur son front le signe essentiel,
Et du rouge vêtu, comme un tortionnaire,
Dans sa droite féroce il portait le tonnerre,
Étant celui qui fait la clarté dans le ciel.

Pourtant, sans être ému de sa terrible approche,
Moi, je chantais mon ode et j'emplissais la roche,
La caverne et le bois de cris mélodieux.

Enfin je m'avançai, pris du sacré délire,
Vers celui qui soumet les tigres et les Dieux,
Et je lui dis : Amour, obéis ; j'ai la Lyre !

Théodore de Banville (1823-1891). Source: Bonjour Poésie.

Laure Federiconi, de l'abondance à la poésie

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Laure Federiconi – Elle se balade nue dans son appartement, elle est libraire sans passion et entasse pommes de terre et plantes vertes: telle est la narratrice de "La vie juste", un roman à la première personne signé Laure Federiconi. Cette narratrice, une jeune femme, on peut la croire dépressive, ou simplement perdue et en quête d'une voie dans un monde actuel un peu trop abondant. Le lecteur, en tout cas, la suivra volontiers, tant sa voix est riche, travaillée et empreinte d'une poésie possiblement salvatrice.

"La vie juste" met en scène une fille en quête de sens, le lecteur le découvre peu à peu. L'auteure met en avant les classiques du genre, entre religion, science et ésotérisme: la psychiatrie à travers le personnage peu profilé de C. G. (comme un certain Jung), le catholicisme à l'italienne au travers de rapprochements réguliers avec Padre Pio, au travers d'images et de gadgets qui tiennent surtout du leurre: "là où il y a de l'homme, il y a de l'hommerie", disait Saint François de Sales, repris par feu Mgr Bernard Genoud. Une affaire d'enfance...

Et puis, il y a le yoga, que la narratrice aborde avec une motivation moyenne que le lecteur mesure à son incapacité à mémoriser certains chants. Là aussi, le piège matérialiste est à portée de main, sous la forme d'une tirelire en forme de fer à cheval: l'argent d'abord! Sur un ton faussement poétique que l'auteure transcrit en modifiant la scansion du récit l'espace de quelques pages, la monitrice ne manque pas de le rappeler.

Enfin, il y a le développement personnel, domaine dans lequel la narratrice est active en qualité de libraire. Une arnaque de plus? La narratrice l'admet partiellement, puisqu'elle achète elle-même les livres de son rayon. Elle la rejette aussi, en démissionnant sans préavis. Il est permis de voir dans cette démission une envie d'aller vers quelques chose de plus authentique que la vente de livres prometteurs d'un bonheur pour le moins incertain. 

La quête du bonheur de la narratrice passe aussi par des épisodes compulsifs: elle recherche des partenaires amicaux ou sexuels via des applications de rencontre, quitte à les titiller en exploitant les ressources des réseaux sociaux. On la verra aussi acheter des pommes de terre en quantités excessives, et cultiver des plantes dans tout son appartement. Seul un yucca semble survivre. A contrario, la nudité récurrente de la narratrice, plutôt que comme une manière de sexualisation, apparaît comme une volonté générale de se débarrasser de ce que la société fait peser sur elle et de vivre libre, nue, enfin. Vu ainsi, l'incipit a l'aspect d'une évidence désarmante, enviable même: "Je suis nue et je mange du guacamole."

Face à cela, le lecteur se trouve en présence d'un personnage piégé par tout ce que la société d'abondance matérielle ou idéologique peut offrir aujourd'hui. La narratrice aura beau remplir son emploi du temps et son appartement, se remplir même de chasselas ou de souvenirs d'enfance comme le veut la psychologie d'aujourd'hui, elle n'arrivera jamais au bonheur auquel elle a droit. A moins que la poésie ne lui offre une issue possible? "La vie juste" pourrait dès lors apparaître comme l'œuvre poétique libératrice de cette narratrice, désireuse de mettre à plat son ressenti afin de le partager, sincère, avec son lectorat. Et, pour ce faire, de mettre à nu son corps comme son âme.

Laure Federiconi, La vie juste, Lausanne, La Veilleuse, 2025.

Le site des éditions La Veilleuse

jeudi 29 mai 2025

Carrefour des solitudes

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Frédéric Lamoth – Une histoire d'amants, voilà qui paraît classique. Relatée par Frédéric Lamoth dans son nouveau roman, celle-ci évoque les liens impossibles entre Nina, une jeune femme un peu russe, un peu biélorusse, un peu ukrainienne, avec deux hommes, Lerch d'une part, et le narrateur d'autre part. Cela, alors qu'éclate, du côté du Donbass, le conflit entre la Russie et l'Ukraine. 

Nina apparaît assez vite ballottée entre les deux hommes: Lerch, qui l'a connue via une agence matrimoniale, nourrit pour elle des sentiments tièdes. Nina elle-même n'est pas du genre ardente, ce qui ne manque pas de désarçonner parfois le narrateur, même si celui-ci, peu curieux, peut lui aussi apparaître peu motivé. Cela, d'autant plus qu'il paraît placé sur le chemin de Nina presque par hasard, et que c'est plutôt Lerch qui va la placer sous sa responsabilité. Tout cela renvoie aux "amoureux en gris" de Marc Chagall, peut-être morts. 

S'il paraît lié par les circonstances, le destin de ces  personnages est celui de trois solitudes: Lerch est un industriel fantasque qui a tenté l'aventure matrimoniale presque sur un coup de tête, le narrateur est un jeune étudiant destiné à reprendre, seul, la direction de l'hôtel de Papa. Quant à Nina, personnage froid et secret, jeté dans un monde qui lui est culturellement étranger, décevant même peut-être, sa solitude est plus profonde: le lecteur l'apprend peu à peu, elle a une sœur jumelle, Ninel, trop tôt disparue.

Paire d'amants sans extase, conscients peut-être de l'inanité de leur liaison sur fond de conflit, ce couple traverse en train une Mitteleuropa peu décrite, propice cependant à lever le coin du voile sur l'éternelle absente du tableau: Ninel, qui donne son titre au livre et constitue l'énigme qui fait avancer le lecteur. Son prénom, si proche de celui de sa sœur jumelle, paraît pourtant étrange; conservés par Nina, ses dessins sont évocateurs. Quant à son destin, ce n'est qu'en fin de roman que le lecteur en connaîtra le fin mot, ancré dans une actualité familière depuis maintenant trois ans – voire plus.

Mis au contact d'histoires d'amour vécues presque à contrecœur, le narrateur sortira changé de cet épisode, résolument solitaire lui aussi. Quant au lecteur, il garde de "Ninel" le souvenir d'un roman aux atmosphères feutrées comme peuvent l'être celles d'un palace tessinois, écrit dans une musique des mots en mode mineur.

Frédéric Lamoth, Ninel, Sainte-Croix, Bernard Campiche Edituer, 2025.

Le blog de Frédéric Lamoth, le site des éditions Bernard Campiche.

Lu par Francis Richard.

mercredi 28 mai 2025

Une cité et ses habitants, entre digues et failles

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Rafael Wolf – "L'ombre d'une faille" a tout d'un roman dystopique: il relate le destin d'un coin de terre, Kernel, soudain isolé par les effets délétères d'un changement climatique qui amène son lot d'inondations contre lesquelles il faut bien agir. Après "La Prophétie des cendres", c'est là le deuxième roman de Rafael Wolf. 

Dans "L'ombre d'une faille", c'est la terre qui parle, celle de la presqu'île de Kernel. Une terre qui ne ment pas, voudrait-on dire comme l'autre; surtout, une terre qui se sent gravement concernée par ce qui se passe chez celles et avec ceux qui l'occupent, pour le meilleur et pour le pire. Jouant le rôle de narratrice omnisciente, la terre de Kernel va observer plus particulièrement plus ou moins sept personnages aux prises avec leur destin.

L'auteur les choisit bien tranchés, ces sept personnages, chacun avec des penchants politiques ou des travers humain, et aussi des zones d'ombre: une journaliste arriviste, une maire poussée à bout et le chef de l'opposition qui la harcèle, un polémiste marqué très à droite, un gourou de secte, un entrepreneur obsédé par son assimilation à son pays d'accueil, une complotiste et son disciple esseulé. Et tout un petit univers de personnages secondaires pour graviter autour d'eux. Tout va se cristalliser dès lors que, non sans précipitation, la maire décide de faire construire une digue pour protéger Kernel. Le prix de l'objet? Dramatisé en début de roman, cet aspect finit par disparaître, comme oublié au fil des pages.

Cette digue, avec sa faille qui la rend dérisoire face aux éléments, apparaît comme la métaphore de tout ce qui peut sauter chez les personnages les plus travaillés du roman. Les secrets les mieux protégés de chaque personnage vont peu à peu trouver eux aussi leur faille, mise au grand jour: le polémiste verra par exemple ses penchants pour la chair très fraîche exposés au grand jour, la maire va soudain refuser de jouer le rôle de femme irréprochable que la société lui impose et désirer vivre sans se cacher un amour peu commun. 

Plantée en pleine mer, la digue elle-même vient symboliser les murs que les humains peuvent construire entre eux pour se tenir à distance les uns des autres dans un souci discutable de protection: mur entre le Mexique et les Etats-Unis, mur du côté d'Israël, mur de Berlin. 

En mettant en scène une petite ville aux prises avec les éléments, en effet, l'auteur construit avec "L'ombre d'une faille" un roman tout à fait politique, avec des personnages dont les idées s'opposent et s'entrechoquent avec plus ou moins de bonne foi et d'arrière-pensées. Ce caractère politique, l'auteur le souligne en recourant à quelques réminiscences d'affaires passées. Ainsi, la maire traîne parmi ses casseroles un coup de fil litigieux à son mari, ce qui rappelle immanquablement l'appel téléphonique qui a coûté son poste de conseillère fédérale à Elisabeth Kopp – c'était en 1988. Autre exemple? Les tentatives d'invasion de la mairie de Kernel ressemblent fortement, jusqu'aux costumes, à la tentative de prise du Capitole après la non-élection de Donald Trump en janvier 2021 – une idée qu'on a déjà vue dans le cocasse "Sixième Suisse" de Federico Rapini. Et il y en a d'autres...

Ces effets de réel, associés à un travail poussé sur la psychologie de personnages aux motivations variées, permet à l'écrivain de construire un roman dont la tension va crescendo, à un rythme soutenu. Montée des eaux comme métaphore de la montée des tensions? Oui: Kernel devient une cocotte-minute prête à exploser, comme peut l'être semble-t-il notre société occidentale actuellement, où la température monte doucement mais sûrement au gré des votes aux extrêmes. En observant une classe politique modérée poussée à bout, des éléments perturbateurs vigoureux et un groupe de sacrifiés (les pauvres, toujours eux!), l'auteur, au fil d'un scénario implacable, dessine un portrait en teintes crépusculaires, mais non exemptes de lumières d'espoir, de l'humanité d'aujourd'hui.

Rafael Wolf, L'ombre d'une faille, Lausanne, Favre, 2025.

Le site des éditions Favre.

lundi 26 mai 2025

Intelligence artificielle et risques existentiels

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James Barrat – L'avenir avec l'intelligence artificielle? C'est ce que James Barrat, documentariste américain spécialisé dans l'intelligence artificielle, envisage dans son essai "Notre dernière invention". Par ses questionnements inquiétants, celui-ci tranche avec l'optimisme de nombreux chercheurs spécialisés, y compris de très haut niveau.

D'emblée, l'auteur pose les contours d'un épisode jamais vu dans l'histoire de l'humanité, ce qu'il appelle "la singularité": pour la première fois, l'humanité pourrait vivre avec quelque chose de plus intelligent qu'elle, alors que c'est précisément l'intelligence qui, pour le meilleur et pour le pire, a permis à l'humain de s'imposer partout sur Terre. Et ça pourrait venir très vite.

Une humanité dominée? L'auteur réfléchit dès lors à ce que pourrait être cette domination. Il écarte toute forme d'anthropomorphisme et envisage que l'intelligence artificielle ne sera pas d'office bienveillante envers ceux qui l'ont créée. Elle pourrait être indifférente, comme un paysan qui, labourant son champ, se fiche des campagnols qu'il tue au passage. Elle pourrait aussi être hostile, se nourrissant de l'humain comme de l'environnement terrestre voire plus lointain pour son propre développement personnel – un auto-apprentissage pour lequel elle pourtant a été programmée par l'humain. Aimeriez-vous être transformés en processeurs pour le développement aveugle d'une super-intelligence artificielle capable de déconstruire et de reconstruire des molécules selon ses besoins?

Peu à peu, et c'est passionnant, l'auteur s'intéresse plus largement au fonctionnement de l'intelligence artificielle. Premier constat important: personne ne sait vraiment comment ça marche, même si les résultats sont impressionnants, mais l'intelligence artificielle n'a pas la même mécanique, ni les mêmes fondements, que celle de l'humain: les contraintes, notamment physiques, ne sont pas les mêmes, ni le vécu. Et si l'intelligence artificielle est capable d'impressionner dans certains domaines (le jeu d'échecs avec Deep Blue, la traduction, la rédaction; l'éducation de la petite enfance est aussi dans les tuyaux...), elle peut s'avérer vulnérable dans d'autres, par exemple lorsqu'il s'agit – c'est le problème du "M. Café", de demander à un robot de faire un café après l'avoir placé dans une cuisine qu'il ne connaît pas. Il y a donc encore quelques éléments qui échappent à l'intelligence artificielle – on peut imaginer aisément qu'une intelligence capable d'apprendre une langue en quelques secondes, le temps de gober une disquette, ne comprendra jamais la notion d'effort, ou se dira peut-être que c'est "un truc d'humains". 

L'auteur aborde aussi les questions de financement du développement de l'intelligence artificielle, de même que les acteurs impliqués: faut-il plutôt un État, ou laisser ce champ à des privés éventuellement malveillants ou criminels, agissant dans le secret, quitte à laisser survenir une "explosion de l'intelligence", c'est-à-dire un moment où l'intelligence artificielle échappe au contrôle de l'humain. Faut-il aussi une instance internationale capable de placer des garde-fous? L'auteur relève que ces questions inquiétantes et importantes sont en bonne partie occultées par un monde de développeurs plutôt émerveillés par le développement de l'intelligence artificielle et peu enclins à en envisager les problèmes.

Le titre, enfin, est explicite: capable de tout inventer à la place de l'humain sur simple demande, éventuellement en mieux, l'intelligence artificielle pourrait bien être "Notre dernière invention". Portée par des analyses judicieuses nourries par des entretiens avec certains acteurs doués mais inquiets actifs dans le domaine, l'étude de James Barrat constitue une plongée fascinante dans un outil qui concerne aujourd'hui déjà chaque humain, peu ou prou (oui, même les fonctions "Vous pourriez aimer ceci..." sur Amazon relèvent aussi de l'intelligence artificielle, et elles ne datent pas d'hier!). 

On admet volontiers aujourd'hui que l'intelligence artificielle constitue un risque pour plus d'un métier, qui devra se réinventer. Ce que l'auteur relève dans "Notre dernière invention", c'est que le risque lié à l'intelligence artificielle, surtout si elle est générale et donc efficace dans tous les domaines, est plus profond: pour une humanité qui fonce vers l'inconnu, il pourrait être existentiel et marquer, à tout le moins, "la fin de l'ère humaine". 

James Barrat, Notre dernière invention, Paris, Talent Editions, 2023/première édition James Barrat, 2013. Traduit de l'anglais par Jérémy Trotin.

Le site de James Barrat, celui de Talent Editions, celui de Jérémy Trotin (sur Malt.ch).


dimanche 25 mai 2025

Dimanche poétique 692: Pierre de Ronsard

Je vous envoye un bouquet que ma main

Je vous envoye un bouquet que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies,
Qui ne les eust à ce vespre cuillies,
Cheutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés, bien qu'elles soient fleuries,
En peu de tems cherront toutes flétries,
Et comme fleurs, periront tout soudain.

Le tems s'en va, le tems s'en va, ma Dame,
Las ! le tems non, mais nous nous en allons,
Et tost serons estendus sous la lame :

Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n'en sera plus nouvelle :
Pour-ce aimés moy, ce-pendant qu'estes belle.

Pierre de Ronsard (1524-1585). Source: Bonjour Poésie.