mercredi 3 décembre 2025

La grande manipulation... est l'affaire de tous!

JOULE

Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois – C'est devenu un classique de la psychologie sociale, paraît-il. Et le "Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens" fait partie de mes envies de lecture depuis un certain temps. Enfin, j'ai pris le temps de le parcourir, dans sa version de 2014 (il est régulièrement réédité et adapté; gageons qu'il n'y a pas de cabines téléphoniques dans les versions les plus récentes), et il n'y a pas de quoi être déçu, bien au contraire. Certes, ils ne sont pas nommés en biographie; mais il est permis de penser, au fil des pages, au Dale Carnegie de "Comment se faire des amis" ou, dans une moindre mesure, au Christian Morel du cycle des "Décisions absurdes".

Pas de recette miracle pour décrocher le gros lot à tous les coups là-dedans, certes. Mais les auteurs s'attachent à analyser des tactiques comportementales que tout un chacun applique au quotidien (oui, vous aussi!) pour faire agir un tiers selon ses volontés, et parfois à dessiner des schémas pour les optimiser. La deuxième partie du titre, "à l'usage des honnêtes gens", est importante: les auteurs ne sont pas des pousse-au-crime, et ne sauraient cautionner des attitudes franchement toxiques. 

Les tactiques évoquées pour faire en sorte que l'autre agisse selon ce que l'un attend rappellent souvent des techniques de vente. Elles empruntent aux biais, par exemple celui de simple exposition, ou à des jeux avec les sentiments: demander peu pour commencer, avant de demander davantage, devient ainsi ce que les auteurs appellent un "pied dans la porte", et ça marche! Cela semble fonctionner dans le sens inverse aussi: demander l'impossible pour obtenir quelque chose de réaliste, c'est la technique de la "porte au nez". 

Selon les auteurs, tout cela repose sur des phénomènes tels que l'effet de gel: dès lors qu'on s'engage dans une voie, on aura de la peine à s'en sortir, par simple fidélité à soi-même. Les auteurs relèvent que si ça marche pour des individus, ça fonctionne pareil au niveau des pays: on pense à l'entêtement des Etats-Unis lors de la guerre du Vietnam.

Cela dit, la politique internationale tient très peu de place dans ce "Petit traité de manipulation": les auteurs se concentrent avant tout sur les attitudes interpersonnelles du quotidien, avant de conclure sur une ouverture vers le marketing. Pour illustrer les comportements décrits, et c'est astucieux d'un point de vue pédagogique, ils ont créé le personnage attachant de Madame O., qu'ils placent dans des situations diverses et variées où elle se trouve manipulée par les uns et les autres: un marchand de vêtements, un spam, ou même des amis et connaissances. Il lui arrive même de manipuler son propre mari, pas souvent présent auprès d'elle, métier oblige... ou de se laisser manipuler par lui.

Ce souci de pédagogie, teinté d'humour à l'occasion, honore les auteurs: avec "Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens" excelle à théoriser et à vulgariser, sur la base de fondements scientifiques solides, des attitudes que chacun a pu éprouver, dans un sens comme dans l'autre: l'idée sous-jacente, à chaque fois, est celle, apparemment paradoxale, de la "soumission librement choisie". Des procédés tels que l'étiquetage (flatter bassement son interlocuteur) ou le rappel signalé à l'autre qu'il est libre y contribuent. Pour mieux se comprendre et comprendre ses semblables, voilà bien un livre à découvrir! 

Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2014.

Le site des Presses universitaires de Grenoble.

dimanche 30 novembre 2025

Une intrigue policière sous la lune

LUNE

Clémentine M. Charles – Que peut-on faire lorsqu'on a été mise au placard, reléguée dans les confins d'un empire? Mener l'enquête! Dans le but d'une illusoire rédemption, c'est l'activité à laquelle s'adonne Lissia Aldoressan, dite Do, générale quelque peu alcoolique tombée en disgrâce. "La Lune s'en moque" relate son exil dans une région aux confins de l'empire qu'elle a servi longtemps, et illustre une motivation que le lecteur ne peut que saluer. Cela, dans l'esprit de la Dark Fantasy.

En tournant les pages, le lecteur se trouve en effet plongé dans l'ambiance particulière, très personnelle, que la romancière met en place. Il est permis d'y voir la récréation d'un passé de fantaisie, si l'on songe à l'absence de technologie ou à des costumes militaires à l'ancienne. Il ne sera en revanche pas question d'éléments futuristes complexes. Il n'empêche: tel qu'il est écrit, "La Lune s'en moque" pourrait aussi se dérouler dans un avenir imaginaire, radicalement post-technologique. 

C'est dans ce monde parallèle à la temporalité floue, dépourvue des repères historiques coutumiers du lecteur, que l'intrigue se développe. Et le terrain se révèle aride dans cet univers organisé en fonction de structures claniques entretenant entre elles de fragiles équilibres, peuplé par ailleurs de personnes peu bavardes, et où prospère un système religieux fanatisé autour de croyances lunaires. Pourtant les morts se succèdent...

"La Lune s'en moque" constitue le développement en roman d'une nouvelle de l'auteure. Son originalité, et ce qui en fait aussi un roman accessible même aux lecteurs peu familiers de la Dark Fantasy, c'est de développer son intrigue selon les règles du roman policier, avec ses obstacles, ses doutes et ses coups de théâtre. Une succession de lettres vient s'intercaler entre les chapitres afin d'indiquer au lecteur comment Do en est arrivée là – et apporter une rupture rythmique bienvenue.

Et même si la narration s'avère assez lente, par souci de dessiner un univers totalement imaginé et propice à l'évasion par la lecture, le lecteur vient à bout de cette histoire dense, cohérente et travaillée en profondeur, qui apporte aussi le lot de scènes violentes presque inhérent au genre. Cela, sans oublier quelques personnages pittoresques, ni des aspects originaux, comme cet interrogatoire faussement pépère, mené avec finesse et sans souci apparent de nudité, dans les remous d'un bain thermal...

Clémentine M. Charles, La Lune s'en moque, Saint-Etienne, Les Titanides, 2025, préface d'Estelle Faye.

Le site des éditions Les Titanides.

Dimanche poétique 719: Nathan Erdrek

Partir

Partir ! Oui me direz-vous, mais pour aller où ?
Je répondrai sortir seulement de son trou,
Partir tout bonnement, prendre le train en marche,
Emprunter l’avion ou sauter dans une arche.

Pour aller à Moscou, des fois à Tombouctou,
Encor qu’aux environs à Nogent le Rotrou ;
D’un pas de sénateur ou comme un patriarche,
L’important c’est bouger, d’en avoir la démarche.

Avant la fin du monde, il faut se dépêcher,
Après viendra noël, le nouvel an, c’est chez ?
Nous verrons bien alors. Qui seront les convives ?

Je n’en démordrai pas et ne veux rien lâcher,
Pourquoi rester terré sans ruer, ni broncher,
Alors demain je pars, ceux qui m’aiment me suivent.

Nathan Erdrek. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 28 novembre 2025

Laurent Bihl: les bistrots en France, c'est toute une histoire!

BIHL
Laurent Bihl – Ce soir, c'est la tournée des grands-ducs! Une tournée qui va aller au travers des âges, du dix-huitième siècle français jusqu'à aujourd'hui voire demain. Avec l'historien Laurent Bihl, l'excursion sera savoureuse, ample aussi: l'ouvrage qu'il a écrit sur les débits de boissons au fil des âges, "Une histoire populaire des bistrots", pèse près de 800 pages. 

Pas de gueule de bois à craindre, pourtant: la lecture de ce livre riche en anecdotes épatantes (relatant entre autres les origines du chant de "L'Internationale", né dans le contexte de chorales solidaires nommées "goguettes") s'avère accessible, instructive et riche en surprises. Il y a aussi quelques mises en question, par exemple sur la (trop) célèbre étymologie du mot "bistrot" attribuée au mot russe "быстро" qui signifie "vite", ou des précisions terminologiques d'intérêt: les noms désignant les établissements publics où l'on sert des rafraîchissements sont légion en français, et tous ont leur spécificité.

Faisant démarrer son travail historique au mitan du dix-huitième siècle, l'auteur tient sa ligne directrice historique: lieux où les esprits s'échauffent à grand renfort de café et d'alcool, les bistrots sont considérés depuis longtemps en France comme des lieux potentiellement subversifs, à surveiller de près. L'auteur retrace en conséquence l'évolution du droit applicable aux établissements publics. On pense aux règles contraignantes relatives aux apéritifs anisés (ou non, mais la méfiance est là, et si Laurent Bihl donne des pistes dans son livre, l'apéro en France, avec ses enjeux, ombres et lumières, mériterait une histoire à lui seul), aux horaires d'ouverture, et il est permis de voir, entre les lignes de l'auteur, la description d'un Etat français oscillant entre flicage brutal et paternalisme intéressé.

Le lecteur parcourra avec intérêt le rôle joué par les Auvergnats dans le développement de la cafétérie et de la restauration parisienne, qui va jusqu'à la mise en place de prix littéraires qui, nés dans les profondeurs du vingtième siècle, existent encore aujourd'hui. C'est là qu'on en apprendra davantage aussi sur les brasseries historiques de Montparnasse; l'auteur en regrette cependant l'évolution actuelle, qui consiste en un figement où seuls les prix évoluent, tendanciellement vers le haut. "Le Dôme", "La Rotonde", "La Coupole": vous en avez peut-être fait l'expérience... et les fantômes des célébrités qui les ont hantés, les Hemingway et consorts, ont peut-être pu vous paraître bien loin.

Adossé entre autres aux travaux de Didier Nourrisson, l'historien s'intéresse aussi au statut des personnes qui hantent les bistrots, qu'il s'agisse d'ouvriers au sortir de l'usine, goûtant sans mesure à l'absinthe et à des vins où il y a davantage d'additifs que de raisin, ou de grands bourgeois s'enivrant (sans mesure non plus) au champagne: l'alcoolisme des uns est-il meilleur que celui des autres? L'auteur suggère une hiérarchie, du point de vue social, que la médecine contredirait bien sûr. Et aujourd'hui? L'auteur se montre critique envers la sévérité de la législation française d'aujourd'hui, qui invoque la lutte contre l'alcoolisme: aujourd'hui, selon lui, les jeunes s'enivrent chez eux avec des breuvages achetés au supermarché, parce que c'est moins cher. Dès lors, selon lui, le champ de cette bataille n'est plus tant le bistrot que d'autres lieux, moins contrôlés, où l'on se procure puis où l'on consomme des vins et spiritueux.

Un tel ouvrage ne saurait se terminer par un chapitre sur les perspectives des bistrots, considérés comme des institutions. Centrée sur la France, cette étude envisage la raréfaction des "Licences IV" comme porteuse d'un risque de disparition des bistrots, pourtant lieux de socialisation dans des espaces qui, sur le territoire français, en manquent cruellement. L'auteur évoque aussi l'émergence des bistrots associatifs comme un avenir possible; il est dommage qu'il passe sous silence le conflit larvé entre le modèle traditionnel de restauration, très normé, et le modèle associatif, nettement plus libre, ce qui permet une forme de concurrence pas toujours considérée comme loyale.

Avec "Une histoire populaire des bistrots", l'historien poursuit et complète l'œuvre de son père Luc Bihl, auteur de "Des tavernes aux bistrots : une histoire des cafés" (1997). Volontiers conteur, Laurent Bihl associe brillamment la petite et la grande histoire et fait alterner avec bonheur les lames de fond et les anecdotes. Richement documenté, son ouvrage retrace l'aventure d'un ensemble de professions: patrons, restaurateurs, garçons de café (oui, même le caractère, euh, typique des garçons de café parisiens a une histoire!), etc. La place des femmes n'y est pas non plus oubliée, qu'elles soient derrière le bar, en salle pour le service (avec une porosité quelque peu taboue avec la prostitution) ou comme clientes, parfois mises à l'écart de lieux propices à la bagarre, donc considérés comme dangereux pour elles. 

Bref, "Une histoire populaire des bistrots", c'est de la belle ouvrage, instructive en diable, à lire, pourquoi pas, accoudé au zinc d'un bistrot de quartier: ce livre fonctionnera dès lors comme accélérateur de sociabilité, ce qui est toujours sympa à prendre.

Laurent Bihl, Une histoire populaire des bistrots, Paris, Nouveau Monde Editions, 2023. Préface de Pascal Ory.

Participation in extremis au défi "Sous les pavés, les pages" d'Ingannmic.

jeudi 27 novembre 2025

Pleins gaz sur Angoulême avec le Poulpe et sa fille

DARNAUDET

François Darnaudet – Vous avez connu le Poulpe, connaissez-vous sa fille putative? Dans "Syd Barrett, husky et p'tites BD", le lecteur la voit se lancer dans une intrigue à laquelle son père est mêlé. Et le début ne fait pas dans le détail: en plein festival de la bande dessinée, un mort, Achille Poireau, bouquiniste, a été trouvé à Angoulême, attaché à la statue d'Hergé. Sa copine est inconsolable... et l'enquête commence, Gabriella et Gabriel Lecouvreur y entremêlant leurs talents.

On se souvient que, quitte à lasser à force de prévisibilité, les romans de la série historique du Poulpe mettaient en scène un enquêteur hors norme à la poursuite des fachos. Si l'on en croit "Syd Barrett, husky et p'tites BD", la nouvelle série orientée autour de la fille de Gabriel Lecouvreur a su dépoussiérer le genre, en particulier en apportant de la nuance dans le schéma manichéen qui prévalait auparavant. 

Cet opus, le onzième de la nouvelle série, ne manque pas, en effet, de dialogues pour évoquer l'idée que les fachos ne sont pas forcément là où l'on croit: peut-on être un anarchiste individualiste ou faut-il jouer collectif? Et si, horresco referens, Gabriel Lecouvreur était... de droite? Ces enjeux concernent aussi Gabriella, ce qui implique la mise en scène d'une distance générationnelle au niveau idéologique. Ce qui peut orienter l'enquête.

Celle-ci, en effet, n'est pas dépourvue de colorations politiques: derrière le bouquiniste, c'est un commerce de bandes dessinées lourdement nimbées de pétainisme qui se dessine. Et les artistes ont parfois su retourner leur veste au bon moment! Pour l'écrivain, c'est l'occasion d'exhumer des dessinateurs talentueux mais oubliés – authentiques cependant, une postface biographique en atteste – exerçant également dans le genre érotique à l'italienne, ce qui a valu plus d'un émoi à tel ou tel personnage du roman.

Avec "Syd Barrett, husky et p'tites BD", l'écrivain François Darnaudet campe une intrigue impeccable, relatée avec un zeste d'humour. On y croise quelques personnages pittoresques tels que l'homme-pull, redoutable en débats comme en descente d'alcool. Quant à Gabriel Lecouvreur, il apparaît comme un personnage légèrement dépassé mais qui en veut encore: on le voit en sexygénaire séduisant deux jeunes femmes queer délurées d'Angoulême, menant sa part d'enquête comme il pilote son side-car aux masses déséquilibrées: toujours aux limites de la sortie de route. On relèvera que de marque soviétique "Ural", ce side-car ne manque pas d'évoquer l'avion Polikarpov que le Poulpe bichonne dans la série éponyme.

Et sa fille, alors? A l'instar de Gabriel Lecouvreur, Gabriella joue avec les identités. Le lecteur découvre en elle une femme talentueuses presque à l'excès, polyglotte, combative, intuitive et parfaitement badass. Autant dire que "Syd Barrett, husky et p'tites BD" s'avère un roman rythmé, plutôt allegro dans l'humeur, où deux personnages complémentaires et rock'n'roll mènent leur enquête avec succès. Une enquête colorée par la présence de Monsieur Gracq, un husky très attachant... au moins autant que les séances de shibari qui constituent l'une des péripéties de ce solide polar.

François Darnaudet, Syd Barrett, husky et p'tites BD, Paris, Moby Dick, 2025.

Lu par 813.


dimanche 23 novembre 2025

Dimanche poétique 718: Stéphane Mallarmé

Le sonneur

Cependant que la cloche éveille sa voix claire
A l'air pur et limpide et profond du matin
Et passe sur l'enfant qui jette pour lui plaire
Un angelus parmi la lavande et le thym,

Le sonneur effleuré par l'oiseau qu'il éclaire,
Chevauchant tristement en geignant du latin
Sur la pierre qui tend la corde séculaire,
N'entend descendre à lui qu'un tintement lointain.

Je suis cet homme. Hélas ! de la nuit désireuse,
J'ai beau tirer le câble à sonner l'Idéal,
De froids péchés s'ébat un plumage féal,

Et la voix ne me vient que par bribes et creuse !
Mais, un jour, fatigué d'avoir enfin tiré,
Ô Satan, j'ôterai la pierre et me pendrai.

Stéphane Mallarmé (1842-1898). Source: Bonjour Poésie.

dimanche 16 novembre 2025

Dimanche poétique 717: Emile Nelligan

Mazurka

Rien ne captive autant que ce particulier
Charme de la musique où ma langueur s'adore,
Quand je poursuis, aux soirs, le reflet que mordore
Maint lustre au tapis vert du salon familier.

Que j'aime entendre alors, plein de deuil singulier,
Monter du piano, comme d'une mandore
Le rythme somnolent où ma névrose odore
Son spasme funéraire et cherche à s'oublier !

Gouffre intellectuel, ouvre-toi, large et sombre,
Malgré que toute joie en ta tristesse sombre,
J'y peux trouver encor comme un reste d'oubli,

Si mon âme se perd dans les gammes étranges
De ce motif en deuil que Chopin a poli
Sur un rythme inquiet appris des noirs Archanges.

Emile Nelligan (1879-1941). Source: Bonjour Poésie.