Rappel: la romancière Katja Lasan donnera une lecture publique d'extraits de ses oeuvres le vendredi 23 juin à 20h00 à l'espace Le Phénix, rue des Alpes 7, à Fribourg (Suisse), sous l'égide de la Société fribourgeoise des écrivains.
Défi des Mille.
Voilà que l'écrivaine fribourgeoise Katja Lasan offre à ses lecteurs le deuxième tome de "Gueule d'ange"! Celui-ci est plus généreux, plus sombre aussi, que le premier opus, qui relate, rappelons-le, les débuts des amours entre Alice Lagardère, bibliothécaire lausannoise sans histoire, et Fred Pelletier, rock star au succès considérable et aux blessures multiples. Qu'on le sache: pour apprécier pleinement "Gueule d'ange tome 2: Fred", il est mieux d'avoir lu le tome 1. Mais qu'on le sache aussi: en creusant ses personnages principaux, la romancière offre un roman encore plus dramatique que le premier. Certes, les amateurs du tome 1 retrouveront à l'envi, quitte à les trouver répétitives (les mots sont un peu les mêmes à chaque fois), les scènes de sexe passionnées qui en font le délice. Mais il y a d'autres choses: les sentiments évoluent entre Alice et Fred, et surtout, mais pas besoin d'en dire beaucoup plus, il y a une groupie bien collante qui hante ce deuxième volume.
Cela dit, plus que dans le premier volume de "Gueule d'ange", la romancière fait usage de l'ellipse, consciente qu'il n'est pas forcément nécessaire de tout dire, de révéler tous les secrets d'alcôve. Du coup, le lecteur est mis en présence d'une intrigue massive, portant sur un bref hiver qui, paradoxalement et par contraste, s'avère très chaud. Cela se voit dans des scènes parfaitement explicites, jouissives, ou dans des clins d'oeil qui laissent entendre qu'Alice et Fred passent leur temps à vivre les émois de leurs corps et de leur âge.
Se déroulant sur 815 pages, le deuxième tome de "Gueule d'ange" développe les deux personnages principaux. Le lecteur retrouvera naturellement avec plaisir Fred, ce rocker aux allures solides; il explorera aussi avec plaisir les fissures que l'auteure lui accorde. Il goûtera aussi, et là c'est plus amer, ce qu'Alice peut avoir de détestable: il la découvrira jalouse, possessive, dissimulatrice et menteuse - et elle a même envie, plus ou moins consciemment, de lui faire un gosse - dans le dos, pourquoi pas, quitte à assumer en aval. Il est permis de penser qu'au fond, une fille aussi pénible ne mérite même pas Hugo, le rival violent de Fred, banquier qui "a une situation" et trouve aussi un développement peu amène dans "Gueule d'ange 2".
Un gosse dans le dos? C'est à cette aune qu'on constate que la romancière ne recule pas devant les sujets difficiles. Se mettant dans la peau de Fred, elle dessine avec finesse les états d'âme d'un homme dont la copine, de façon surprenante, lui annonce qu'elle attend un bébé de lui. Le moment s'avère trouble: accepter, inciter à avorter, imposer la paternité? Les choix sont difficiles, et la romancière les amène avec adresse. Ce sujet difficile fait écho à la thématique du viol au masculin, tabou s'il en est: un homme peut-il être violé? En l'espèce oui, et c'est crucial, même si - et l'auteure le montre finement - c'est difficile de l'accepter.
L'arrière-plan, on le connaît un peu, et c'est pourtant paradoxalement ce que l'on préfère dans "Gueule d'ange, tome 2": l'auteure excelle à donner à voir les coulisses du show-business, à l'exemple d'un concert à Bercy, qui constitue le sommet de ce second tome. Le lecteur goûtera aussi les rues de Paris, et en particulier de Montmartre - même si le 39 de la rue Norvins n'existe pas. Cela, sans oublier qu'autour d'Alice et Fred, il y a différentes manières de vivre en couple: entre le tandem rock'n'roll mais finalement conventionnel constitué par Michaël et Flavia, parents de Malone (un prénom qui rappelle ô combien ce bon vieux Renaud!), les aventures lesbiennes d'Elsa, les hésitations de Luc (qui vont jusqu'au triolisme), chacun trace sa route.
Soit dit en passant: il est possible de voir que certains points de vue de "Gueule d'ange, tome 2", déjà esquissés dans le tome 1, sont sous-tendus par la tradition judéo-chrétienne, peut-être d'inspiration protestante, qui est familière au lecteur: la mère d'Alice souhaite pour sa fille un conjoint stable et peu sulfureux. De son côté, Alice est sensible aux culpabilités du monde actuel, ce qui l'excite, d'autant plus que, de culture protestante (c'est une Vaudoise bon teint), elle n'a pas la culture de la confession: tensions garanties! L'auteure elle-même donne une piste astucieuse vers une lecture chrétienne de ses romans, en donnant à ses personnages clés les noms de Luc, Matthieu, Marc et Johanna - ce dernier prénom pouvant être lu comme le féminin de Jean. Autant d'évangélistes qui donnent une bonne nouvelle, un message d'amour bien rock'n'roll...
C'est que l'auteure n'hésite pas à disséminer ses références culturelles dans les deux tomes de "Gueule d'ange". La "Phèdre" de Racine s'est par exemple installée très vite, et au fil des pages, le lecteur pense à son groupe de rock favori ou à tel écrivain qu'il a aimé dans sa jeunesse. Eh, d'ailleurs: Frédéric Pelletier s'appelle en fait Frédéric Moreau! Est-un scoop? Guère. Mais en donnant au personnage masculin clé de son roman le nom de l'anti-héros de "L'Education sentimentale" de Gustave Flaubert, l'auteure donne au lecteur une clé de lecture importante: les deux romans qui constituent "Gueule d'ange" sont en somme des éducations sentimentales mettant en présence deux personnages qui, à leur manière, ont connu leurs difficultés et leurs ratés amoureux avant de se rencontrer. Et après, surtout.
Alors oui, on peut trouver répétitives les scènes explicites de "Gueule d'ange", après une lecture quasi consécutives des deux tomes. On préférera retenir que telle qu'elle est montrée dans ces deux romans, la sexualité, certes classique quoique pimentée (il s'agit d'une relation entre personnages hétérosexuels en phase avec leur genre), s'avère positive, saine et épanouie. Cela, avec quelques coups d'oeil vers ce que pourrait être une autre sexualité assumée, entre autres à travers le personnage d'Elsa la lesbienne voire, dans une moindre mesure, de Matthieu le gay. Ainsi se dessine, au travers de "Gueule d'ange", l'image d'une sexualité de plaisir et d'appétences passionnées, urbaine en définitive, qui a ses limites et ses audaces - ou le contraire. Juste libre, en somme!
Enfin, l'écrivaine sait lancer quelques paillettes en invitant son lecteur dans les studios de la télévision française, hantés par des gens comme Nagui ou Bénabar. Du coup, quitte à accepter quelques tics de langage qui sont en somme ceux de la narratrice, qui semblent d'ailleurs déteindre sur son amant, c'est un plaisir de se lancer dans "Gueule d'ange, tome 2: Fred", et de creuser ce personnage à la fois fissuré et d'une étonnante maturité pour ses 27 ans. Euh, d'ailleurs: Fred Pelletier entrera-t-il dans le club maudit des rockers morts à 27 ans, qui regroupe Robert Johnson, Brian Jones, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Kurt Cobain et Amy Winehouse? L'écrivaine entretient le suspense... et le lecteur l'appréciera. Et en somme, en refermant "Gueule d'ange, tome 2: Fred", on se dit que l'amour vient à bout de tous les obstacles. Y croire? Wouah!
Katja Lasan, Gueule d'ange, tome 2: Fred, JePublie, 2015.