dimanche 31 octobre 2021

Dimanche poétique 512: Clément Marot


A un créancier

Un bien petit de près me venez prendre,
Pour vous payer : et si devez entendre
Que je n'eus onc Anglais de votre taille.
Car à tous coups vous criez : « baille, baille »,
Et n'ai de quoi contre vous me défendre.

Sur moi ne faut telle rigueur étendre,
Car de pécune un peu ma bourse est tendre,
Et toutefois j'en ai, vaille que vaille,
Un bien petit.

Mais à vous voir (ou l'on me puisse pendre)
Il semble avis qu'on ne vous veuille rendre
Ce qu'on vous doit : beau sire, ne vous chaille.
Quand je serai plus garni de cliquaille,
Vous en aurez : mais il vous faut attendre
Un bien petit.

Clément Marot (1497-1544). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 29 octobre 2021

Les humains et les dunes, un monde de transformations

Maxence Van der Meersch – L'écrivain Maxence Van der Meersch a obtenu le prix Goncourt 1936 pour son roman "L'Empreinte du dieu". On l'a oublié un peu depuis! C'est de son premier roman qu'il sera question dans ce billet de blog. Son titre? "La maison dans la dune". C'était en 1932.

Ce roman assume un côté populaire en montrant sans fard le monde des contrebandiers, ceux qui, Français, font passer du tabac belge vers la France au défi des frontières. Ce monde est personnalisé au travers de Sylvain, qui en fait son métier en jouant à cache-cache avec le personnel des douanes. De ce milieu, l'auteur montre un aspect désenchanté dans "La maison dans la dune", notamment avec des dialogues travaillés au plus près de la vérité, dans un esprit canaille.

Il n'empêche, cependant, que l'auteur fait du milieu des contrebandiers un univers romantique qui incite le lecteur à prendre le parti du brigand Sylvain – qu'on imagine en Lino Ventura, façon boxeur aux poings généreux. Pour ce faire, il montre un univers familial atypique, fait en particulier d'une épouse tirée du monde des bordels, nommée Germaine, qu'on voit évoluer avec le poids d'une reconnaissance trop lourde et qu'il lui faut assumer.

Sont-ils heureux en ménage, ces gens? Entre un homme qui vit de nouveaux sentiments au gré des rencontres et une femme qui ressent des émois envers un policier vigoureux, l'auteur dessine les différends liés aux aspirations du couple amoureux. 

Côté homme, Sylvain se retrouve ému face à une très jeune fille, la sage Pascaline, qui lui rappelle implicitement les fondamentaux de la vie: cultiver la terre, s'occuper de soi. De l'autre côté, force est de constater que Germaine, prostituée délivrée du pavé par Sylvain, est aussi l'épouse de ce dernier. Ce qui le place, de manière atypique, dans le questionnement classique: pour un homme, une femme, est-ce une Lilith, une Eve? Femme présentée comme inévitablement vénale, ancienne prostituée sauvée du caniveau par Sylvain, Germaine regarde-t-elle simplement ce dernier comme une banque? On la sent tendue entre l'envie d'un autre homme, l'agent Lourges, et le besoin de rester à sa place, qui est sûre.

Il y a dans "La maison dans la dune" la mise en scène des rapports entre les uns et les autres. L'homme domine la femme, cela paraît évident dans un contexte naguère dessiné par et pour les hommes: "C'est affaire aux hommes", lit-on pour en finir dans un vigoureux dialogue en page 29. Ce rapport de domination apparaît aussi lorsqu'il est question du lien avec les animaux: l'écrivain réserve de fort belles pages au chien de Sylvain, relatant la tendresse hors de l'ordinaire qui rapproche la bête et l'humain. On touche à la symbiose, et c'est de façon claire, dépourvue de pathos, que l'écrivain dessine, en particulier au chapitre IV, le lien qui relie l'homme à l'animal. Un animal dont l'auteur, conscient de la richesse des relations par-delà les espèces, décrit généreusement le dévouement, jusqu'à la mort de la bête.

Le lecteur note enfin qu'au fil de son intrigue, l'auteur de "La maison dans la dune" fait émerger comme une constante les changements que les humains subissent. Tout commence avec le titre, qui suggère qu'il y a des dunes, mouvantes. Ainsi la géographie devient-elle le reflet des corps, malmenés par l'âge ou par une vie violente.

C'est bien de Sylvain qu'il sera question avant tout dans "La maison dans la dune", avec ses transformations et ses doutes. Ses chiens, considérés comme des auxiliaires, viennent s'ajouter à son jeu, à telle enseigne qu'ils sont présentés comme des humains à part entière au gré des pages. Cette vision est-elle valable? Placé dans un monde bien situé au nord de la France, "La maison dans la dune" est un roman finement ciselé qui, sous des aspects faussement ordinaires, donne à voir ce que vivent les humains, entre peines et joies.

Maxence Van der Meersch, La maison dans la dune, Paris, Bibliothèque Albin Michel, 2007.

Lu par Christine, Exulire




Lu dans le cadre du défi "Cette année sera classique" avec Délivrer des livres et Vivre Livre.



mardi 26 octobre 2021

Feu qui flambe, feu les victimes: autour du dernier polar de Marie-Christine Horn

Marie-Christine Horn – Tout commence avec une scène de bistrot villageoise, représentative de l'ambiance d'un patelin jamais nommé mais qui pourrait bien être La Roche, dans le canton de Fribourg, en Suisse. Les employés de la scierie bavardent, la serveuse Valérie les gère tant bien que mal, et soudain, quelqu'un vient annoncer le drame. Tel est le point de départ, observé avec une précision amusée, de "Dans l'étang de feu et de soufre", dernier roman de l'écrivaine Marie-Christine Horn.

Quelques mots pour commencer sur la possibilité d'une intrigue au véritable village de La Roche: l'auteure met ses lecteurs sur la piste en évoquant le restaurant du centre du village, le Lion d'Or. Cela ne suffit cependant pas à recréer un patelin. Il sera donc aussi question, indirectement, d'un certain Kéké Clerc, promoteur immobilier local. Il est tombé sur l'accusation d'avoir mis le feu à sa scierie... Omniprésent dans "Dans l'étang de feu et de soufre", le motif du feu pourrait donc trouver sa source dans un fait divers bien réel, qui a défrayé la chronique des années 1990 et dont les braises demeurent sans doute bien rouges aujourd'hui encore.

Reste que c'est sur une hypothèse des plus rares que la romancière fait démarrer son intrigue: le décès de Marcel, au village, est-il le résultat d'un phénomène de combustion spontanée? Cette piste déroule tout son potentiel au fil du roman, ce qui lui confère une parfaite note de fond, qui intrigue du seul fait de son caractère mystérieux. Pourtant, des personnages assermentés s'y accrochent. Pour donner du poids à cette hypothèse originale et pour le moins hardie, l'auteure en communique les tenants et aboutissants: oui, il semble qu'un être humain puisse spontanément prendre feu. Le mix idéal est constitué d'alcool et de bedaine... avis à ceux qui se sentent concernés!

Les habitués de Marie-Christine Horn retrouveront avec plaisir son policier fétiche, l'inspecteur Charles Rouzier. Valérie, la serveuse du Lion-d'Or, est sa fille – c'est donc à titre privé qu'il intervient dans le canton de Fribourg, alors qu'il est rattaché à la police vaudoise. De façon attendue, l'écrivaine joue la guerre des polices, en la personnalisant à travers un duel entre Georges Dubas, l'homologue fribourgeois de Rouzier. Cette personnalisation, l'auteure lui donne des couleurs de "concours de bites" (p. 165) et lui réserve ses meilleures punchlines au fil de dialogues fielleux très réussis.

Construit sur la constante du feu qui tue et purifie, sur la base d'un verset de l'Apocalypse, "Dans l'étang de feu et de soufre" est un polar qui joue de façon maîtrisée le jeu des fausses pistes propre au genre. Le lecteur y trouve un supplément de profil réjouissant dans la déconstruction du monde du silence que peut représenter un village soucieux de sa sérénité. Dévoilée pièce après pièce, l'intrigue amène son lot de secrets de famille devenus insupportables, propices aux comportements extrêmes. Elle dévoile quelques éléments qui, sans doute, restent encore tabous dans des villages soucieux des conventions: l'argent qu'on claque, la drogue, les familles atypiques ou recomposées, l'homosexualité. 

Mais la plus grande enquête que Charles Rouzier mène dans "Dans l'étang de feu et de soufre" est celle que l'inspecteur est amené à mener, malgré lui, face à ses démons. En effet, c'est la fille de Rouzier, Valérie, qui, inquiétée par la mise en préventive de son copain, alerte son père. Charles Rouzier, qui a tout sacrifié à sa carrière, même sa famille, se retrouve face à des questions coupables, trop longtemps restées sans réponse, autour d'une relation père-fille qui, délibérément distante, ne peut être que conflictuelle. Cette enquête suit une autre piste, au travers de Laurence: l'amour peut-il renaître chez un homme à la veille de la retraite, romantique dans tout ce que cela peut avoir d'emporté, d'impérieux?

On peut être tenté de regretter un peu que les gars du bar, employés de la scierie, n'aient pas été exploités davantage: ils demeurent avant tout des surnoms (Nano, Chocopops...), de simples porteurs d'anecdotes à la fois tragiques et marrantes. Mais qu'importe: "Dans l'étang de feu et de soufre" trouve rapidement sa voie, se concentrant sur un drame familial suffisamment fort pour pousser au crime et captiver le lecteur. A relever encore que les champignons vont jouer leur rôle, comme dans "Le cri du lièvre": leur saveur revient "Dans l'étang de feu et de soufre", une saveur double qui oscille entre délice et mort.

Marie-Christine Horn, Dans l'étang de feu et de soufre, Lausanne, BSN Press, 2021.

Le site des éditions BSN Press.

Lu par Francis Richard.

lundi 25 octobre 2021

Zhu Wen, tableau d'une Chine kafkaïenne où tout s'achète

Zhu Wen – Paru en 2010 dans sa version française avec la complicité d'une traduction anglaise qui a ouvert la voie, le recueil "I love dollars" a fait connaître l'écrivain et scénariste chinois Zhu Wei à tout un public francophone. Ses livres sont aujourd'hui difficiles à trouver en Chine, libéralisme exacerbé oblige: les livres défilent sur les étals, inexorablement. 

Mais les longues nouvelles, développées comme des novellas, qui composent ce recueil sont révélatrices du contexte de vie qui prévaut même dans les régions les plus reculées de Chine depuis les événements de la place Tian'anmen. Et où le dieu dollar règne – le titre du recueil est un programme. Il vaut d'ailleurs la peine de s'imprégner du contexte, à tout le moins en parcourant la postface de ce recueil, signée Julia Lovell, traductrice de Zhu Wen vers l'anglais et, à ce titre, passeuse clé.

"I love dollars", c'est le titre de la première nouvelle du recueil. Elle cristallise les thèmes qui marquent l'ensemble du livre: l'argent, le sexe, et aussi les traditions chinoises, que l'auteur fait s'entrechoquer dans un esprit grinçant. Voyons le contexte: un jeune homme, écrivain érotomane, va aux filles avec son père, qui a quand même quelques principes: il ne veut pas faire l'amour avec une fille qui pourrait être sa fille, même moyennant argent. L'auteur décrit avec beaucoup de raffinement les relations entre les personnages, dans une constante cynique: tout est vénal, tout se négocie, tout se vend. Le lecteur appréciera d'ailleurs les digressions lexicographiques de l'auteur sur l'idée du dollar vu comme le "bon yuan".

Les nouvelles "Une nuit à l'hôpital" et "Une croisière en bateau" offrent des convergences qui font qu'on ne peut s'empêcher de les rapprocher dans une lecture suivie. Dans ces deux nouvelles, en effet, l'auteur s'éclate en mettant en scène un narrateur entre deux âges aux prises avec toutes sortes de fâcheux des deux genres. S'il se retrouve à veiller un quasi-inconnu très pénible dans "Une nuit à l'hôpital", par exemple, c'est parce que toute la famille proche du patient a de bonnes excuses. Le voilà réduit à se farcir une chambre d'hôpital où la promiscuité est choquante (pour lui) et hilarante (pour le lecteur, qui ne manque pas d'attendre la prochaine tuile...): personnel infirmier peu affable, envies de pisser périodiques et plus ou moins sérieuses, rien n'est épargné. "Une croisière en bateau" suit le même filon avec un narrateur, le même peut-être, qui se farcit une remontée fluviale et tente de s'accommoder, en vrac, d'une allumeuse qui essaie de lui vendre sa nièce, d'une chambrée grassement hilare ou d'un bonhomme très gentil mais qui ne supporte pas qu'on lui mente.

Les nouvelles de "I love dollars" se déroulent dans la Chine profonde, et l'auteur ne manque aucune occasion de souligner des choses vues qui pourront paraître grotesques au lecteur d'ici. Et plutôt deux fois qu'une: dans les chambrées, il se trouve toujours quelqu'un qui ronfle ou qui pue des pieds. Quant aux complications avec le personnel, elles se résolvent le plus souvent avec... une poignée de yuans. Peu importe la couleur du dollar, hein...!

L'écrivain a aussi le talent rare de tirer des histoires riches, longues et cocasses à partir de situations a priori anodines. "Livres, once et viande" est exemplaire de ce point de vue: un soupçon de paranoïa suffit à se demander si le boucher n'a pas trompé ses clients, c'est-à-dire le narrateur, encore une fois, et sa copine, légèrement soupçonneuse. Cela confine à l'absurde kafkaïen avec "Ah Xiao Xie!", histoire d'un gars qui démissionne de son entreprise... mais y reste coincé pour diverses raisons administratives. Cette dernière nouvelle trouve d'ailleurs place dans une usine électrique – un monde que l'auteur connaît personnellement pour y être passé aussi. Et enfin, "Les roues" est l'occasion d'évoquer les vélos qui roulent en Chine, mais aussi une forme de criminalité, tout en développant une philosophie d'amusante pacotille sur ce que les roues ont apporté à l'humanité. Ou pas.

Le ton de "I love dollars" est grinçant, et la traduction de Catherine Charmant en restitue très bien, par-delà quelques imperfections de plume, le caractère mordant et faussement désinvolte. Il n'y sera guère question de politique, mais les questions de société y sont omniprésentes: on rit beaucoup en lisant "I love dollars", mais on réfléchit aussi face à ce monument qui dit l'absurde d'un monde où tout se négocie et où chacun est invité à s'enrichir, dans un esprit froidement pragmatique, et à se démerder pour améliorer son niveau de vie. Impertinent, glaçant par moments, toujours flamboyant, "I love dollars" est un recueil succulent qui témoigne d'un certain monde avec une remarquable finesse d'observation, porté par un humour de situation impeccablement travaillé.

Zhu Wen, I love dollars, Paris, Albin Michel, 2010. Traduction du chinois par Catherine Charmant, préface de Julia Lovell.

Le site des éditions Albin Michel.


dimanche 24 octobre 2021

Dimanche poétique 520: Flaminio de Birague


Tous ces oiseaux qui sous la nuit obscure

Tous ces oiseaux qui sous la nuit obscure 
D'un triste vol se plaignent lentement 
Ne sont témoins du doux commencement 
De mon amour sainte, loyale et pure.

Les clairs ruisseaux, les bois et la verdure 
Des prés fleuris d'un beau bigarrement 
Sont seuls témoins du bien et du tourment 
Que pour aimer également j'endure.

La nuit n'eût su dans son sein recéler 
Mon feu luisant, qui peut étinceler 
Parmi les cieux, aux enfers et sous l'onde.

Mon amour passe au travers de la nuit, 
Et plein d'un feu qui bluettant s'enfuit, 
Aide au soleil à redorer le monde.

Flaminio de Birague (vers 1550). Source: Bonjour Poésie.

mercredi 20 octobre 2021

Jean-Pierre Montal, bal tragique et conséquences

Jean-Pierre Montal – Dans une ambiance de bar qui rappelle Edward Hopper, tout s'ouvre sur l'évocation de l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen, en 2019. Un incendie qui en rappelle un autre, de triste mémoire, qui sera au cœur de "La nuit du 5-7", deuxième roman de Jean-Pierre Montal, prix Fauriel 2020. Au cœur de son récit, donc, l'incendie d'une boîte de nuit, réellement survenu dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1970 en Isère: 146 morts, essentiellement des jeunes venus s'adonner à la fièvre du samedi soir au "5-7".

Pour évoquer ce drame, l'auteur choisit de suivre une poignée de personnages. Le premier d'entre eux, le plus travaillé, est bien entendu Michel Mancielli, celui qui a échappé à l'incendie. C'est un jeune provincial, aux racines stéphanoises et italiennes, monté à Paris, officiellement pour trimer sur les chantiers, officieusement pour travailler la guitare. Il rejoint un groupe de musiciens assez ambitieux pour vouloir faire autre chose que les noces et banquets – par exemple animer une soirée au "5-7", club de la région de Grenoble. Le fait qu'il n'y ait en définitive pas sa place, de l'avis des autres membres, va lui sauver la vie: les autres musiciens y ont brûlé vifs après avoir joué jusqu'au bout.

La première partie du roman s'attache à développer l'ambiance post-soixante-huitarde de l'époque, entre autres en mettant en scène quelques personnages porteurs de grandes théories révolutionnaires, désireux de renverser la table. C'est ce monde parisien que Michel Mancielli découvre, mais on sent d'emblée qu'il n'y est jamais tout à fait à sa place. Mancielli, le fils d'ouvriers, destiné à devenir ouvrier lui-même, a-t-il quelque chose à voir avec les luttes d'étudiants des beaux quartiers? Au-delà d'une amitié de jeunesse, pas forcément.

L'auteur a la sagesse de ne pas se répandre en pages descriptives dramatiques sur l'incendie du "5-7" lui-même. La concision de l'évocation de l'événement est en elle-même forte: rien que pour lui, l'écrivain crée une deuxième partie, moment pivot de "La nuit du 5-7". Celle-ci est faite de témoignages historiques, collationnés tel un collage: la musique change, le lecteur est interpellé. 

Ce qui intéresse le romancier, et partant le lecteur, c'est surtout l'impact de l'événement sur ses personnages. Dès la troisième partie, l'écrivain mesure la profondeur de l'onde de choc. De façon attendue, il y a l'évocation du sentiment de culpabilité de Michel Mancielli, devenu survivant de l'incendie malgré lui: il n'y était pas, alors qu'il aurait voulu y être. L'auteur indique aussi le procès, qui, dans sa sécheresse technique et juridique, ne répond pas à l'aspiration légitime de justice de l'entourage des victimes, bien sûr. Il dit aussi l'effacement brutal de l'incendie par le décès de Charles de Gaulle, quelques jours plus tard: "Bal tragique à Collombey...". Quelques théories du complot semblent même émerger. Mais revenons à Michel Mancielli: celui-ci va retrouver, dans le sillage de l'événement, son amour de jeunesse. Dès lors, les blessures vont se réparer à deux.

Est-on seul avec ses sentiments mêlés, même lorsqu'on est en couple? En observant l'évolution du duo de survivants constitué par Michel Mancielli et Catherine Valère, l'auteur prolonge l'onde de choc qu'a lancée la tragédie sur un jeune couple constitué contre la société, contre les parents, contre l'ordre établi. Michel Mancielli pourrait s'y sentir davantage à sa place qu'avec les musiciens du groupe parisien. On rapprochera volontiers "La nuit du 5-7" de "Maine", deuxième roman de J. Courtney Sullivan, qui évoque en pivot une tragédie du même genre, survenue en 1942: c'était le Cocoanut Grove, un club de Boston. Le roman de Jean-Pierre Montal, plus concentré, nécessairement grave, touche cependant d'autant plus fort son lectorat.

Jean-Pierre Montal, La nuit du 5-7, Paris, Séguier, 2020.

Le site des éditions Séguier.

Lu par Cédric Bru.


mardi 19 octobre 2021

Cambriole TV avec Donald Westlake

Donald Westlake – On croyait avoir tout vu et tout vécu avec la téléréalité. C'est mal connaître l'imagination d'écrivains comme Donald Westlake (1933-2008). Dans son thriller "Top Réalité", le dernier qu'il ait vu paraître de son vivant, il imagine un projet d'émission mettant en scène de véritables cambrioleurs au travail. Personnage emblématique de l'écrivain, Dortmunder est à la manœuvre.

L'écrivain Donald Westlake est connu pour son humour, mais force est de constater que celui-ci ne m'a pas paru être l'élément fort de "Top Réalité". Certes, il y a de quoi sourire face à plus d'une situation, en particulier lorsque la production de l'émission de téléréalité constate qu'elle a en face d'elle de véritables professionnels, capables d'avoir plus d'un coup d'avance. 

Mais ce qui impressionne davantage, dès le premier chapitre, c'est bien la rigueur et l'efficacité de la narration: celle-ci résout les problèmes au fur et à mesure qu'ils se présentent, comme au fil de la plume, avec un grand naturel. Soigneux, soucieux du détail, l'auteur ne s'autorise jamais à partir en roue libre sous couvert de rigolade. Il en résulte l'impression étrange d'un humour sérieux.

L'auteur campe une belle série de personnages bien campés à partir de deux ou trois caractéristiques qui les rendent facilement reconnaissables, y compris par antithèse. On pense par exemple au personnage de Tiny, impénétrable géant aussi large que haut. Reconnaissables, ces personnages le sont aussi pour leurs semblables, à l'exemple du tenancier de l'OJ Bar, base arrière des cambrioleurs, qui les identifie par les boissons qu'ils commandent rituellement. 

L'idée d'une émission de téléréalité mettant en scène des cambrioleurs est pour le moins originale, et l'auteur l'exploite avec méthode au niveau de l'intrigue, mais pas seulement. Elle permet à l'écrivain de développer des allers et retours incessants entre la réalité et la mise en scène télévisuelle, mettant à nu quelques-uns des usages d'une certaine téléréalité trafiquée, qu'il brocarde sans ménagement: recours à des acteurs professionnels (et des actrices, sexy tant qu'on y est, hein?!), recréation de décors. Et les cambrioleurs se laissent prendre eux-mêmes à ces recréations qui s'avèrent, au montage, plus vraies que nature. Mais pas authentiques, pour le coup...

Qui triche le plus, alors, entre une équipe de télévision véreuse en col blanc et des cambrioleurs qui tentent de doubler la production (et la mise)? Les caméras de télévision vont-elles remplacer les caméras de surveillance dans un monde voué au flicage généralisé? En définitive, c'est une entourloupe organisationnelle qui aura la peau du projet. Et le lecteur aura eu le plaisir de lire avec un certain sourire une histoire rondement menée, originale, agréable et efficace.

Donald Westlake, Top Réalité, Paris, Rivages/Noir, 2017/2019. Traduction de l'anglais (Etats-Unis) par Pierre Bondil.

Lu par Christophe Laurent, Jean-Marc LaherrèreYan.


dimanche 17 octobre 2021

Dimanche poétique 519: Jo Selme


Le poème

Un poème... c'est... comment dire?
C'est là-haut, sur l'orbe du vent
Où vont se figer pleurs et rires,
Une étincelle d'or vivant.

Quand parfois, tombe sur la terre
L'étincelle dont nous rêvions,
Va-t-elle nous dire ou nous taire
Les magiques incantations?
C'est la corde raide un poème:
Qu'il soit triolet ou rondeau

C'est toujours l'éternel problème,
Il faut trouver des mots... les mots!
Des longs, des courts, et ceux qui riment
Avec ceux qu'on va chercher loin,
Ceux qu'il faut caser pour la frime,
Le mot savant, qui tombe à point!

Avec tous ces mots... quel dilemme!
Mais comme il faut bien en finir...,
Comment trouverez-vous ce poème?...
Allez!... c'est à vous de mentir!

Jo Selme, dans Moniteur du Caveau Stéphanois, Saint-Etienne, n° 132/octobre 1984.

dimanche 10 octobre 2021

Dimanche poétique 518: Joachim du Bellay


CXXXVIII
PARIS

De-vaulx, la mer reçoit tous les fleuves du monde,
Et n'en augmente point: semblable à la grand'mer
Est ce Paris sans pair, ou lon void abysmer
Tout ce qui là dedans de toutes parts abonde.

Paris est en savoir une Grece feconde,
Une Rome en grandeur Paris on peult nommer,
Une Asie en richesse on le peult estimer,
En rares nouveautez une Afrique seconde.

Bref, en voyant (De-vaulx) ceste grande cité,
Mon œil, qui paravant estoit exercité
A ne s'émerveiller des choses plus estranges,

Print esbaissement. Ce qui ne me peut plaire,
Ce fut l'estonnement du badaud populaire,
La presse des chantiers, les procez, et les fanges.

Joachim du Bellay (1522-1560), Les Regrets, dans Les Antiquités de Rome/Les Regrets, Paris, GF Flammarion, 1994.


jeudi 7 octobre 2021

Et si...: quand la réalité bifurque

Collectif – "Bifurcation(s)": tel est le thème donné aux candidats du quatrième concours d'écriture du Prix de l'Ailleurs. Comme à l'accoutumée, il en est résulté un livre de haute tenue. Celui-ci donne à connaître les trois nouvelles lauréates, ainsi que huit textes remarqués par le jury.

Le thème de la bifurcation invite à se demander: "Et si...?", et permet le développement d'histoires qui ne s'inscrivent pas forcément dans le genre de la science-fiction, pourtant indissociable de la Maison d'Ailleurs, organisatrice de ce concours annuel. L'inspiration du recueil s'avère donc diverse, parfois même historique, vers le passé comme vers l'avenir.

Le jury a eu le nez creux en donnant son prix à "Dernier thé en Sibérie" de Florentin Certaldi. Certes, la perspective que cette nouvelle dessine est glaçante: ce n'est rien de moins que le remplacement de l'humain – est-il obsolète? – par l'intelligence artificielle humanoïde. Mais il y a énormément de tendresse dans son propos, qui montre un robot femme qui, en lisant les livres, apprend ce qu'est l'amour, avec son corollaire: le sentiment de l'absence. Cela, dans le cadre hostile de la ville russe de Norilsk.

On peut être un peu moins convaincu par "La Dame ne fait pas demi-tour" de Nicolas Alucq, deuxième sur le podium, qui tente d'imaginer ce que pourrait être le monde si la crise de 1929 avait signé la fin du libéralisme économique, soudain ringardisé. Le lecteur en retient un personnage de femme en décalage avec cet effondrement, et aussi un Milton Friedman reconverti dans le théâtre à Broadway. Un galop d'essai? Rien qu'à imaginer les implications incalculables, il y aurait là de quoi faire un roman dystopique impeccable.

Quant à la médaille de bronze du concours, elle est revenue à "Candidats minuscules" de Guillaume Rihs. Nous voilà en présence d'un conte de Noël inquiétant: l'écrivain s'y entend pour faire résonner la chaleur apparente des fêtes de fin d'année avec la possibilité, pour ainsi dire, de choisir ses enfants sur catalogue en fonction de critères dûment évalués. Si l'idée a de quoi glacer, l'auteur en rajoute une couche en mettant en scène une génération déjà née sur catalogue: tout se passe comme si faire son marché aux enfants était entré dans les mœurs de la société occidentale.

Les huit textes retenus pour compléter "Bifurcation(s)" ne déméritent pas, bien au contraire, et l'on imagine que les débats ont dû être vifs au sein du jury. Le lecteur appréciera ainsi le travail sur les voix qui préside à "Echanges épistellaires" de Tu Wüst, en particulier celle d'une jeune femme particulièrement vivace qui lance un appel à travers les étoiles. Cette vivacité d'écriture, on la retrouve dans "Allô Halo" d'Alice Bottarelli, qui revisite le motif de l'auréole comme motif de sainteté, selon les critères areligieux actuels du Bien: un végétarien aura par exemple une plus belle auréole qu'un carnivore parce qu'il fait moins souffrir les animaux. 

"Baby-on-chip" de Tristan Piguet interroge la question de la mise au monde d'enfants alors que certains la jugent polluante, en proposant l'idée d'une génération holographique – Kind, l'enfant numérique qu'élève un couple d'homosexuels hommes apparaît dès lors comme une sorte de tamagotchi futuriste, joujou vaguement ridicule mais parfaitement écologique. Signe des temps, les parents hésitent même à lui donner une identité de genre: il choisira plus tard... 

L'auteure Hélène Durussel ose l'uchronie dans "L'échappée du 20 juin", qui évoque, avec une sensibilité historique affirmée, ce qui serait advenu si la fuite de Louis XVI avait abouti à Lausanne au lieu d'être arrêtée à Varennes. "XIX" de Pierre Jean Ruffieux voyage également dans le passé, avec audace: il imagine ce qui pourrait se passer si le temps se mettait à reculer – et donne à voir ce qu'il en est à travers les yeux d'un homme on ne peut plus actuel, soudain plongé dans les méandres du voyage dans le temps. Il finira à l'asile, où les fous ne sont pas forcément ceux qu'on croit. 

Quant à "Au rire vous éveillerez", c'est une nouvelle qui imagine une société futuriste fort sérieuse, cérébrale et dépourvue de sentiments. Inhumaine, en somme, mais consciente qu'il lui manque quelque chose... Ce quelque chose, ce peuvent aussi être les lumières, comme dans l'éblouissant "Archipel de lumières" d'Elsa Couderc.

Enfin, "Djooli", nouvelle signée Joël Espi, aurait mérité une place sur le podium elle aussi: en imaginant les destinées multiples d'un homme aux airs de Rocky Balboa et aux tendances suicidaires, il joue à l'infini le jeu des bifurcations. Cette fille, Jessy, Janie, Jenny, Djooli, est-ce d'ailleurs vraiment toujours la même, émouvante toujours, rencontrée sur Tinder? Le flou est artistique, le jeu est réussi. Et les éditeurs ont eu la main heureuse en concluant leur recueil sur un texte aussi fort.

"Bifurcation(s)" est introduit par une préface qui fait office de lever de rideau somptueux, signée Guilaine Baud-Vittoz et Jean-François Thomas. Ce recueil est complété par une réflexion scientifique, statistique d'André Ourednik, ainsi que par une interview un brin déroutante de Sabrina Calvo, qui a signé naguère le roman "Délius, une chanson d'été". Cela ne doit pas détourner les lecteurs du meilleur de ce livre: ses onze nouvelles littéraires, qui poussent à leurs extrémités des thèmes actuels (réchauffement climatique, crise sanitaire, numérisation, etc.) et repoussent les murs de la science-fiction grâce à un thème qui s'y prête particulièrement et invite à explorer les réalités alternatives.

Collectif, Bifurcation(s), Vevey, Hélice Hélas, 2021.

Le site des éditions Hélice Hélas, celui du Prix de l'Ailleurs.

P.-S.: le prochain Prix de l'Ailleurs a pour thème "Obsolescence". Il est ouvert jusqu'au 31 janvier 2022. A vos plumes! Toutes les informations sont ici.

dimanche 3 octobre 2021

Dimanche poétique 517: Loïc Herry


La Leçon d'Anatomie

Poète anatomie poète. Bistouri: moment critique. Œil. Œil.
Les mots et les corps et la chair des métaphores.

Anus rimbaldien choquant et distingué
Anus à l'entrelacs du simple et du semblant

Couché. La belle Marion dormant dans son grand lit.
Essentiel, incompréhensible et nu. Plage de dissection,
continuer la visite.

Bras levé poing serré bras de fer bras de mer
Bras de chemise soleils pourpres et nuits chaudes

Papier. La blanche Ophélia flotte comme un grand lys. Des
haillons m'échappent, fragments glissants. Vers anciens,
papillons recherchés, détachés.

Doigts un par ligne à la clé adagio
Doigts oui seulement pour la musique de peau

Mélancolique et blanche innocence ô célestes baisers ardents
d'adieux embaumés ce soir ma robe encore

Œil. Œil. M'échappent. Poursuivent seuls. Coupés par le
regard ou par le bistouri. S'échappent.

"Tout garçon épicier est en mesure de débobiner une
apostrophe Rollaque."

Loïc Herry (1958-1995), La leçon d'anatomie, Saint-Quentin-de-Caplong, Atelier de l'Agneau, 2021.