dimanche 30 juin 2024
Dimanche poétique 646: Germain Nouveau
samedi 29 juin 2024
Caleb Carr, tout un monde de fake news
Caleb Carr – Jean Dutourd a évoqué son année 2024 dans un roman qui porte ce titre. C'était en 1975... Il n'a pas été le seul à anticiper cette année, celle que nous sommes en train de vivre: c'est bien en 2024 que l'intrigue du roman "Le tueur de temps" de Caleb Carr se déroule. L'esprit n'est pas le même, bien sûr: alors que Jean Dutourd se positionne en observateur poétique et désabusé d'une certaine décadence, Caleb Carr interroge des enjeux modernes que l'Immortel n'a pas vus venir. Et pour cause: "Le tueur de temps" est sorti en l'an 2000, une génération après la sortie de "2024" de Jean Dutourd.
Et c'est là qu'une génération plus tard que Jean Dutourd, l'auteur du "Tueur de temps" se montre visionnaire. Il s'est emparé en effet de l'internet, que Jean Dutourd n'a pu connaître, pour développer ce qu'il pourrait être un quart de siècle plus tard. Plus précisément, l'auteur imagine un monde commandé par des vérités discutables et trafiquées. Vous avez dit "fake news"? Ce qu'on peut imaginer aujourd'hui à ce sujet, l'écrivain l'a dépassé, allant jusqu'à trafiquer l'Histoire et même ses artéfacts. Qu'on en juge: photos ou documents falsifiés à l'appui, il sera question de Staline visitant le camp de concentre de Dachau avec un sourire satisfait et entendu, ou de George Washington assassiné.
Et voilà: l'équipe qui a mis au point ces vérités alternatives voit la situation lui échapper. Elle embarque dans son aventure Gideon, un médecin spécialisé dans les choses en "psy". Il y aura de l'amour et de l'amitié, mais aussi des tensions entre des personnages présentés comme d'une intelligence supérieure. Cela, pour l'essentiel du récit, quitte à ce que paraisse peu longuet, dans un début de roman qui se déroule entièrement dans un vaisseau spatial futuriste qui, pour le coup, n'existe pas encore.
Au travers du personnage du juif fanatique Eshkol, enfin, l'auteur dessine ce qu'un esprit humain peut subir face aux fake news, déstabilisé qu'il peut être jusqu'à la folie. Il est permis de lire "Le tueur de temps" à travers une grille de lecture juive, ne serait-ce que si l'on pense aux prénoms des personnes. À ce titre, Eshkol apparaît comme un personnage de victime paranoïaque des fake news à caractère antisémite: persuadé que Staline était du même bord qu'Hitler pour ce qui est de l'extermination des juifs, il se retrouve persuadé qu'on l'attaque de toute part... et se positionne en mode défense tous azimuts.
"Le tueur de temps" se passe dans le monde entier, présenté comme un terrain de jeu pour les acteurs du roman. Il ne sera pas facile pour Gideon de se sentir à l'aise avec l'équipe dans laquelle il est embarqué, presque à son corps défendant. Le lecteur découvre en ce personnage un bonhomme intelligent et sentimental, capable de s'interroger sur la réalité où il vit et de la remettre en question. Et, on le découvre aussi, même les sociétés qu'on croit les plus éloignées de la technologies ne sont pas à l'abri des fausses nouvelles et des enjeux qu'elles recèlent. Il sera même question d'excision: qui est Gideon pour interférer dans ce rituel, vu comme détestable?
Le lecteur du roman "Le tueur de temps" aimera en particulier l'accroche pleine d'action du livre. Il lui sera permis en revanche de trouver plus loin certains épisodes un peu lents ou mal rythmés, dès lors que tout le monde se trouve dans le vaisseau spatial. De même, l'épisode organisé dans l'est de l'Afrique paraît un brin court, comme si l'auteur s'était trouvé obligé de faire une fin à son roman. Alors voilà: "Le tueur de temps" s'avère un très bon roman d'anticipation, particulièrement bien vu, grevé cependant par un rythme qui n'apparaît pas aussi maîtrisé qu'il le faudrait. Quant au lecteur, il se souviendra avant tout de Gideon, le narrateur, bien sûr, mais aussi de l'idylle sinueuse entre lui et Larissa, cette belle jeune femme aux cheveux gris d'une intelligence supérieure. En effet, si les fake news sont de tout temps, l'amour n'est pas moins intemporel...
Caleb Carr, Le tueur de temps, Paris, Presses de la Cité, 2001. Traducteur ou traductrice anonyme, et c'est bien dommage.
vendredi 28 juin 2024
Jeunesse et climat, le roman d'une inquiétude
mardi 25 juin 2024
Des Syriens au village
Jean-Jacques Busino – Imaginez un village aux pierres croulantes en Sicile, peuplé de vieillards. Orlitone est si petit qu'il ne figure sur aucune carte, et si on consulte l'ami Google, ce nom renvoie plutôt à un traitement contre l'obésité. Un gros bourg devenu trop sévèrement maigre? C'est là que se situe l'intrigue du roman "Le Village" de Jean-Jacques Busino. Cet opus tendu est en prise avec l'actualité: dans le contexte d'une Italie marquée par les Matteo Salvini et Giorgia Meloni, c'est une histoire de migrants syriens qu'il raconte.
Le lecteur a le droit de craindre qu'un tel roman glisse dans une opposition manichéenne facile entre gentils migrants et méchants villageois xénophobes. L'auteur répond d'emblée à cette possibilité par la caricature: les villageois ont certes leurs préjugés. Et il est vrai que la cohorte de Syriens qui s'installe à Orlitone est singulièrement constituée de personnages de bonne volonté. Quant à l'assistant social, narrateur du récit placardisé dans la région, on le sent débordé. Mais regardons-y de plus près...
Personnage clé de l'intrigue, le syndic – c'est-à-dire le maire – est un bonhomme caractériel qui n'hésite pas à balancer ses godasses à la face des personnes qui le contredisent. La quatrième de couverture le présente comme un homme altruiste, ce qui mérite nuance: la motivation ultime du bonhomme, qu'on peut croire marqué à gauche, n'est pas d'assurer un bon accueil aux réfugiés, mais bien, cyniquement, de faire ch... les Salvini et Meloni. S'il éponge les factures grâce à quelques acrobaties (en particulier un traitement suisse contre la leucémie facturé presque un demi-million...), ce n'est pas lui qui va agir activement pour rendre Orlitone plus habitable (l'eau potable y est un bien rare, par exemple), tant pour les indigènes que pour les Syriens.
Ballotté entre un politicard au petit pied (les chaussures, je vous dis!), des villageois qui ont souvent la tête près du bonnet et des Syriens qui doivent bien retrouver un sens à leur vie, Eduardo s'efforce d'injecter un peu d'humanité dans ce petit monde. Eduardo? C'est un homme dans la force de l'âge, fonctionnaire envoyé à Orlitone en punition pour une affaire de mœurs.
L'auteur réussit à rendre ses personnages parfaitement attachants en leur rendant figure humaine, qui qu'ils soient. Là où d'autres auraient considéré les Syriens comme une masse indistincte dont il s'agit de prendre soin, l'auteur fait émerger des personnages admirables et originaux – on se souviendra en particulier de la chevrière Séphora, une gamine qui connaît son métier et ne supporte pas qu'on mange les cabris. Du côté des anciens qui animent Orlitone vaille que vaille, l'auteur fait le même effort, avec en prime quelque chose de sarcastique, en repérant les acteurs pivots de tout village européen qui se respecte: le curé, le cafetier, le maire, mais aussi l'aïeule qui touche sa bille en cuisine et se voit surclassée. Un jeu de rôles qui peut paraître figé, un peu trop immémorial pour être honnête, mais qui fonctionne et dans lequel le lecteur se retrouve.
En refermant "Le Village", enfin, le lecteur conserve l'impression que c'est par le travail que les Syriens vont forcer le respect dans la bourgade d'Orlitone: étrangers en situation irrégulière, ils arriveront même à tenir la police à distance – sans parler de la mafia endémique. Il est permis de penser à ce que les Italiens de la diaspora ont su réaliser, en se mettant humblement au travail, dans les pays où ils ont émigré. Dès lors, l'immigré syrien, capable de produire matériellement (du fromage) ou symboliquement (animer des funérailles) alors que l'Europe vieillissante a abdiqué (il n'y a ni fromagerie ni chorale à Orlitone au moment où s'ouvre le roman), est-il la métaphore du second souffle promis à un continent dont Orlitone est présenté comme le laboratoire? Telle est la vision, simple mais implacable, exposée avec un humour volontiers grinçant, que véhicule l'accrocheur "Le Village".
Jean-Jacques Busino, Le Village, Lausanne, BSN Press/Genève, Okama, 2024.
dimanche 23 juin 2024
Dimanche poétique 645: Victor Hugo
Une croûte assez laide est sur la cicatrice.
Jeanne l'arrache, et saigne, et c'est là son caprice;
Elle arrive, montrant son doigt presque en lambeau.
– J'ai, me dit-elle, ôté la peau de mon bobo. –
Je la gronde, elle pleure, et, la voyant en larmes,
Je deviens plat. – Faisons la paix, je rends les armes,
Jeanne, à condition que tu me souriras. –
Alors la douce enfant s'est jetée en mes bras,
Et m'a dit, de son air indulgent et suprême:
– Je ne me ferai plus de mal, puisque je t'aime, –
Et nous voilà contents, en ce tendre abandon,
jeudi 20 juin 2024
Pierre Charras: conflagration sentimentale dans le RER
Pierre Charras – C'est un roman rapide et captivant que l'écrivain stéphanois Pierre Charras (1945-2014) a offert à son lectorat avec "Dix-neuf secondes". Tout commence avec un rituel bizarre convenu entre Gabriel et Sandrine, deux êtres constituant un couple en perte de vitesse: Gabriel attendra Sandrine à la station de RER parisienne Nation, tel jour à telle heure – ce sera la rame nommée ZEUS. Si elle ne vient pas, c'en sera fini de leur histoire de 25 ans. Une histoire de couple, alors? Oui, mais aussi celle de quelques vies qui déraillent.
Précisément intitulée "ZEUS", la première partie du roman est sans doute la plus prenante. Construite en un compte à rebours saisissant sur 19 secondes (soit le temps d'arrêt de la rame de RER éponyme), elle fonctionne comme un gros plan: de quelques pages chacune, chaque séquence relate, seconde après seconde, ce qui se passe dans la station, du point de vue de plusieurs personnages. Il y a certes Gabriel qui attend, Sandrine qui est peut-être dans la rame. Mais l'auteur diversifie son propos en promenant son regard sur d'autres personnages: un homme à la veste jaune, un professeur aux penchants troubles, une post-ado qui va voir son copain militaire. Inconnus les uns aux autres, représentatifs de la foule des transports publics, tous finissent par avoir partie liée.
Intitulée "STYX", en effet, la deuxième partie relate ce qui se passe après une conflagration qui a détruit la rame, sans doute un acte terroriste. Dès lors, si les personnages restent, le rythme change, devient plus classique. Et la mort devient peu à peu, d'une façon ou d'une autre, la compagne voire le destin de chacun des personnages mis en scène par l'auteur. La police va intervenir, Gabriel le survivant va coopérer, un peu. Et c'est la partie intitulée "HADÈS" (cinq lettres, une de trop pour un RER parisien: on est sorti des voies) qui va dénouer le tout, en un final infernal. Tout soudain, en effet, alors que Gabriel fait face seul à son passé récent, il va y avoir un ou deux morts de trop...
"Dix-neuf secondes" se démarque par l'excellence de sa construction, qui entretient constamment le suspens. Cela, d'abord en créant une sorte de "zoom littéraire" qui grossit chaque seconde. Puis en menant l'intrigue à la manière d'un roman policier, avec ce qu'il faut de silences et d'informations retenues avec adresse, sans oublier les mystères qui entourent les rituels du crime – qui résonnent avec la mystique teintée de fatalité suggérée par les titres des chapitres: tout ce qui s'est passé est-il la volonté des dieux?
Et comme l'auteur joue à l'occasion avec les demi-teintes, le lecteur n'est pas toujours dans la certitude absolue lui non plus. Certes, il voit disparaître certains personnages auxquels il aura à peine eu le temps de s'attacher. Mais qui est vraiment l'homme à la veste jaune? Et est-ce bien Sandrine qui est morte dans l'attentat du RER ZEUS? Tout comme Gabriel, dont l'auteur observe avec finesse les sentiments changeants, marqués par la peur de perdre un être quand même cher, le lecteur n'y croit pas tout de suite. Et c'est voulu ainsi, de la part de l'écrivain, qui a élaboré une issue alternative terrible et imprévue au rituel initial d'épreuve du couple.
Pierre Charras, Dix-neuf secondes, Paris, Mercure de France, 2003/Folio, 2006.
Le site des éditions Mercure de France, celui des éditions Folio.
Lu par Grâce Minlibé.
lundi 17 juin 2024
"Wuttotem": le surhomme, déjà?
Vigo Albtraum – Ils sont réguliers, ceux qui concoctent mois après mois les publications de la série "Damned": la livraison de juin est parue, portant le numéro 17. "Wuttotem", court roman d'horreur signé Vigo Albtraum, embarque son lectorat dans la Forêt-Noire, à la toute fin de la Seconde guerre mondiale. Du gâteau? Voire: les Allemands, à l'agonie, semblent avoir trouvé une combine qui pourrait retourner la situation à leur avantage.
Tout commence trois ou quatre décennies avant, au Tibet, avec la découverte, par un explorateur allemand, d'un objet mystérieux capable de léviter et, accessoirement, de renforcer le physique de n'importe quel être vivant entrant en son contact. Les héritiers récupèrent le secret... et hop: voilà qu'une équipe d'alliés parfaitement multiculturelle et spécialisée dans le sabotage, les Strong Bones se trouve en présence de cette arme secrète, qui a déjà fait quelques dégâts: c'est le projet Wuttotem.
Tout au long de "Wuttotem", l'auteur agite une partie de l'imaginaire nazi. On reconnaîtra que si les premiers animaux transformés que les Strong Bones découvrent sont des loups, ce n'est pas étonnant vu la place qu'occupe cet animal dans l'esprit des hordes hitlériennes. La référence au Tibet, quant à elle, renvoie à Heinrich Harrer (que les cinéphiles connaissent: son histoire, c'est celle de "Sept ans au Tibet" de Jean-Jacques Annaud, avec Brad Pitt), même si l'histoire n'est pas tout à fait la même. Et de façon plus fondamentale, enfin, et la couverture est évocatrice, le projet Wuttotem tout entier renvoie à l'image du surhomme, qui résonne aujourd'hui encore: il a tout d'un inquiétant projet transhumaniste avant la lettre.
Et quelle est l'ambiance, alors? Certes, à l'exception des héritiers von Schwarzwald et du prisonnier de service, Bichler, les Allemands ne sont pas très travaillés. Rien d'étonnant: l'histoire est vue du côté des Strong Bones, où évoluent du reste les personnages les plus intéressants. Le lecteur ne peut être qu'amusé par l'obsession alimentaire qui les motive, à commencer par le penchant de l'Italien du groupe pour le café – qu'il n'est pas toujours possible de produire, ne serait-ce qu'en raison de l'impossibilité tactique de faire des feux en plein air. Bien entendu, vu le cadre du récit, la bonne vieille tourte de la Forêt-Noire fait son apparition, comme un élément poétique astucieux.
Traduit par l'énigmatique Helmut Hard Von Dijon, écrit par un écrivain dont le prénom, fluide, s'écrit avec un ou deux "g" (les coquilles font partie du genre, comme le papier "pulp" jauni de rigueur...) et dont le nom de famille signifie "cauchemar" en allemand, "Wuttotem" s'avère un divertissement souverain pour se changer les idées lorsque le voyage en train se fait longuet. Cela, avec quand même un petit fond historique que l'auteur a savamment su faire remonter, à partir d'un imaginaire qui assume pleinement sa part mystique.
Vigo Albtraum, Wuttotem, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, 2024.
Le site des Nouvelles Editions Humus.
Encore une précision: il est possible de s'abonner à la collection de romans Damned. Plus d'informations ici.
dimanche 16 juin 2024
Dimanche poétique 644: Parme Ceriset
vendredi 14 juin 2024
Occident en déclin? Emmanuel Todd, une autopsie
Emmanuel Todd – Le conflit ukrainien a constitué pour l'anthropologue Emmanuel Todd l'occasion d'observer avec une saine hauteur de vues les forces en présence. Ceux qui ont le souci de s'informer de façon objective sur cet épisode de l'histoire européenne, sans se contenter d'une presse mainstream trop facilement manichéenne, ne découvriront certes aucune péripétie nouvelle, et la narration leur paraîtra correcte et nuancée.
Mais il y a plus intéressant: "La défaite de l'Occident" évalue les forces en présence en profondeur en fonction de leurs mentalités, de leur vision du monde héritée de l'histoire, ou répudiée. L'auteur analyse ainsi plusieurs pays et blocs de pays: Ukraine et Russie bien sûr, mais aussi le continent européen, la Scandinavie, le "Reste du Monde" même, sans oublier bien sûr les Etats-Unis. La vision est parfois schématique, courte, l'auteur en convient volontiers; mais elle ne manque pas d'originalité.
Familles et religions, des éléments structurants...
Pourquoi telle nation fonctionne-t-elle comme elle le fait? L'auteur convoque en particulier les structures familiales d'ici et d'ailleurs, fondatrices en particulier de l'acceptation de tel ou tel mode de gouvernance. Ainsi la famille russe traditionnelle peut-elle être vue comme égalitaire (entre frères) et autoritaire (le père qui commande). Rien de neuf dans une telle approche: il est permis de penser à François de La Mothe Le Vayer qui, quelque part dans son "Instruction de Monseigneur le Dauphin" (Louïs Billaine, 1669), considérait qu'en France, le roi joue pour la nation le rôle nécessaire du père pour la famille.
L'auteur relève aussi le rôle de la religion comme facteur d'évolution et de structuration des peuples: le protestantisme encourage à l'instruction, ne serait-ce que pour lire la Bible, mais apparaît intrinsèquement inégalitaire en raison de la théorie de la prédestination (qu'on trouve aussi dans le jansénisme, soit dit en passant – l'auteur omet cette précision...), favorisant par exemple dans la nation américaine l'impression d'être "le" peuple élu.
... qui laissent place au nihilisme
La défaite de l'Occident résulte selon l'auteur de l'effacement de certains cadres, en particulier ce cadre religieux. Approche intéressante: l'auteur distingue entre religion active, religion zombie et religion zéro. L'état de religion zombie décrit une situation où les gens ne pratiquent plus guère, mais restent marqués par les habitudes et réflexes de leur religion traditionnelle: on ne croit plus, mais on va à la messe de Minuit parce que ça se fait et l'on se fait enterrer parce que c'est ce que le catholicisme préconise. Quant au stade de religion zéro, il se situe au moment où la population ne fait plus rien de ce qu'attend une autorité religieuse. Ce basculement, l'auteur le situe, mais l'explication est rapide et ne tient pas compte de nuances régionales, au moment où les pays acceptent le mariage entre personnes de même sexe.
Il y a défaite de l'Occident aussi en matière de rapport au réel et à la vérité, selon l'auteur, qui évoque en passant le wokisme et la vision transactiviste du monde. Cela s'inscrit dans le cadre plus large de la disparition d'une forme de surmoi qui, de façon raisonnée ou non, indique qu'on ne badine pas avec la morale. Faute de morale, seuls restent le fric, quitte à ce que ce soit l'arnaque (affaire des subprimes: comment peut-on vendre des crédits à des clients insolvables comme cela a été fait? Gageons que les banquiers n'ont pensé qu'aux primes qu'ils encaisseraient), et la violence pour imposer un mode de vie. Et plus généralement, l'auteur indique que face à cette déliquescence, c'est le nihilisme, dégagé de toute raison commune, qui s'installe. Et il l'illustre, exemples à l'appui.
Autres richesses de "La défaite de l'Occident"
On pourrait gloser encore longtemps, entre autres, sur l'hypothèse émise par l'auteur que les élites politiques qui nous gouvernent ne se soucient plus de représenter le peuple (voilà qui prend une résonance particulière à l'heure où les Français s'apprêtent à renouveler leur Parlement...) et sont devenues une oligarchie hors sol plus à même de se faire élire que de gouverner (et formée à ce théâtre), ou sur l'analyse de la prolifération des métiers inutiles aux Etats-Unis (médecins surpayés, avocats, financiers – l'auteur aurait pu évoquer en complément les "bullshit jobs" chers à David Graeber), venant gonfler un PIB qui ne reflète plus guère la productivité effective d'un pays qui ne forme plus guère d'ingénieurs, sans parler d'une classe ouvrière devenue inexistante à la suite des délocalisations. Ainsi s'explique selon l'auteur le fait que le pays le plus riche du monde, de réputation en tout cas, n'est pas en mesure de répondre à la demande en munitions et en armes émanant de l'Ukraine.
Puisant aux sources les plus diverses, "La défaite de l'Occident" s'avère un réquisitoire sévère mais juste, ironique de temps en temps, souvent dérangeant, à l'encontre d'un monde occidental promis à la défaite face à la Russie, mais aussi, plus largement, en voie d'effacement face à un "Reste du monde" qui émerge et n'entend pas forcément se laisser dicter sa manière de vivre par un monde occidental devenu ivre de sa toute-puissance, peu à peu, après la chute du Rideau de Fer – l'auteur use du vieux mot grec d'hybris pour l'évoquer. Et l'on se souvient de cette phrase d'un vieux sage, entendue naguère: les difficultés ne manqueront pas de commencer lorsque, aveuglé, on se dit, à la suite de Jean Villard-Gilles mais un peu trop au premier degré: "Y'en a point comme nous!".
Emmanuel Todd, La défaite de l'Occident, Paris, Gallimard, 2024.
Le site des éditions Gallimard.
Egalement lu par Anna Colin Lebedev, Bernard Gensane, Commun Commune, Gaëtane, Jérôme Delacroix, Paulo Roberto de Almeida, Pierre Bénite, Sophie Olive.
mercredi 12 juin 2024
Tombée du phare
Françoise Chapelon – Avec "La Fiancée du Phare", la romancière ligérienne Françoise Chapelon envoie son personnage récurrent, Camille Lorset, du côté de la Vendée pour des vacances bien méritées. Bien entendu, celles-ci ne vont pas se dérouler comme prévu: invitée par des gens du cru à une noce, l'enquêtrice affectée à la gendarmerie de Montbrison va se retrouver mêlée à une sacrée enquête. Pensez donc: la mariée est tombée du phare!
L'idée d'amener Camille Lorset hors de "sa" région de Montbrison s'avère judicieuse: à force d'élucider des crimes dans son fief, celui-ci aurait perdu pied avec la réalité en renvoyant de ce cru une image peu réaliste de région dangereuse. C'est aussi ce qu'a fait, avec adresse, Marc Voltenauer dans "L'Aigle de sang", expédiant ses personnages en Suède après avoir remarqué que s'il continuait à décrire des homicides dans les Alpes vaudoises, il finirait par décimer les lieux...
Quant au lecteur, il se retrouve agréablement dépaysé, baladé dans des paysages et des situations nouveaux. Il verra ainsi Camille Lorset tenter de bronzer sur les plages de la façade atlantique (on ne sait rien de son physique, soit dit en passant – la lectrice ou le lecteur peut tout imaginer...), tout en fraternisant avec les gens du cru, qui cachent bien leurs secrets: ce qui va titiller sa curiosité d'enquêtrice.
L'auteure place Camille Lorset dans une position double, à la fois témoin et enquêtrice: ayant assisté à la noce lors de laquelle la mariée est morte, elle s'avère impliquée. L'auteure explore avec pertinence le ressenti d'une gendarme aguerrie soudain placée face à ses collègues qui, pour le coup, ont des questions à lui poser: doit-elle répondre, simplement, ou suggérer qu'elle pourrait être utile à l'enquête, par exemple en posant, en retour, les questions qui lui paraissent bonnes?
Présente au début du roman, cette tension va se résoudre assez vite: pour ainsi dire victime de son tempérament de flic, Camille Lorset va mener l'enquête toute seule, parallèlement à une gendarmerie locale qui paraît encline à ménager les susceptibilités du cru. Pour le lecteur, c'est tout bénéfice: l'enquête s'avère riche en rebondissements. Mais l'auteure ne manque pas de souligner le rapport obsessionnel de Camille Lorset à son travail, en particulier en évoquant, en pointillés, sa relation problématique avec un jeune homme qui a fini par s'éloigner d'elle malgré des sentiments amoureux a priori partagés.
Et l'intrigue, alors? Celle-ci brasse des thématiques nombreuses et éclaire pas mal de zones d'ombre à propos des personnages mis en scène. On aurait pu s'attendre à ce que la question des prêtres pédophiles, annoncée en début de roman avec des allusions bien explicitées au père Bernard Preynat, soit plus prégnante au fil des pages: tout au plus explique-t-elle le tempérament atypique d'un personnage apparemment secondaire, victime et mère d'autres personnages autrement importants dans l'intrigue. Au-delà de cet élément, il y aura des jeux de pouvoir et d'argent bien sûr, et l'ambiance particulière d'un mariage quelque peu arrangé entre notables locaux, marqué en partie par la raison. Et l'on s'interroge sur ce que sont tous ces briquets Zippo qui parsèment l'intrigue: cadeau d'entreprise ou témoignage d'amitié indéfectible entre jeunes gens?
Si riche et détaillée qu'elle soit, l'intrigue mise en place est maîtrisée de bout en bout. Elle permet à l'écrivaine d'agencer avec adresse plus d'un retournement de situation, jusqu'à l'issue, nécessairement inattendue: tout le monde avait peut-être une bonne raison de ne pas aimer la victime. Alors, suicide ou homicide? Telle est la question posée par "La Fiancée du Phare".
Françoise Chapelon, La Fiancée du Phare, Forez Noir, 2023.
Le site de Françoise Chapelon.
Lu par Sonia Pupier.
dimanche 9 juin 2024
Dimanche poétique 643: Jean Grosjean
samedi 8 juin 2024
Narcisse en Italie: quand les influenceurs fraient entre eux
Quentin Mouron – "La dernière chambre du Grand Hôtel Abîme" est le tout dernier roman de l'écrivain suisse Quentin Mouron. Il chevauche le phénomène des influenceurs pour installer une intrigue qui pourrait être policière... mais ne l'est pas du tout, même si la scène d'ouverture présente le cadavre de Sixtine. Fonctionnant sur le mode "Comment en est-on arrivé là?", l'histoire rappelle plutôt, sans en atteindre toutefois l'ampleur, certaines pages de la première partie de "Glamorama" de Bret Easton Ellis.
Voyons: le lecteur se retrouve plongé dans le petit monde des influenceurs en ligne. Le romancier met en scène une demi-douzaine de jeunes adultes exerçant ce métier, cosmopolites assumés, amenés à se côtoyer lors d'un congrès organisé en Italie. L'auteur fait usage du namedropping, à l'instar de Bret Easton Ellis donc, pour noyer ses personnages de fiction dans un univers supposé connu du lecteur: il ne manque pas de citer des influenceurs connus de tous bords – je relève Papacito ou Thaïs d'Escufon pour le bord de droite (très à droite en l'occurrence, on est d'accord), mais aussi Booba et quelques autres.
Ce petit monde s'entrecroise dans le nord de l'Italie, bout de continent comprenant Venise ou Vérone, vu comme gentiment muséifié, sans oser la bascule radicale à la manière décrite dans le perturbant et salutaire "Europe-les-Bains" de Micha Maiataski. De façon plus générale, c'est une jeunesse européenne désabusée et narcissique que l'écrivain met en scène, libertaire et individualiste jusqu'à sa sexualité et à ses dépendances, obnubilée par une certaine image publique où tout le monde est semblable, seule l'importance de l'audience faisant la réputation.
Cette jeunesse s'avère superficielle aussi, sensible aux modes, dépourvue de vraies convictions, idéologiquement fluide en fonction des tendances: gagner des sectateurs, en perdre, voilà l'enjeu. Concrètement, l'auteur glisse quelques clins d'œil plus ou moins appuyés aux tendances de l'époque, parfois immédiatement actuelles: l'allusion à Sylvain Tesson, par exemple, n'est certainement pas innocente compte tenu de la controverse dont il a fait l'objet cette année encore. Dans cet esprit, gageons d'ailleurs que "La dernière chambre du Grand Hôtel Abîme", une fois écrit, n'a guère attendu avant d'être publié.
Côté style, il est permis d'exprimer quelques regrets face à une écriture qui tient du procédé dépourvu d'étonnements, alternant des chapitres courts et haletants (ça pourrait être un polar, après tout) sous forme de longues phrases structurées par des virgules et interrompues par des dialogues impromptus, alternant avec d'autres (encore plus courts et haletants) où les retours à la ligne sont dominants. Un style à ce point marqué suggère que ce qui est mis en avant, c'est l'écrivain en train d'écrire, davantage que les personnages en train d'interagir. Résultat des courses: le lecteur se sent tenu à distance par la voix de l'auteur, alors qu'il y aurait eu matière à le prendre par la main pour l'amener au cœur de l'arène.
Et la mort de Sixtine, alors? Quelques phrases et silences opportuns des uns et des autres règleront son cas. Renversant quelque peu la loi du genre policier, de façon astucieuse, l'auteur raconte comment on en est arrivé là, indique le déroulement du crime... et finit par créer à l'entour le brouillard qui masque la vérité aux personnages – mais pas au lecteur, ni au personnage coupable. Et en fin de roman, chaque personnage continuera sa vie, en fonction de la trajectoire esquissée au fil d'un livre marqué par la c., par le lugana et par les allusions récurrentes au poète américain Lawrence Ferlinghetti. Les influenceurs seraient-ils au-dessus des lois?
Quentin Mouron, La dernière chambre du Grand Hôtel Abîme, Lausanne, Favre, 2024.
Le site de Quentin Mouron, celui des éditions Favre.
Egalement lu par Francis Richard.
jeudi 6 juin 2024
"Lucette", le moment célinien de Marc-Edouard Nabe
Marc-Edouard Nabe – Marc-Edouard Nabe invite son lectorat à danser sur la musique de ses mots, mais aussi sur celle qui hante Lucette, épouse de l'écrivain Louis-Ferdinand Céline, dans son roman "Lucette". Pour une fois dans l'œuvre de l'écrivain, ce n'est pas Nabe qui narre: l'écrivain met en scène le réalisateur Jean-François Stévenin, désireux de mettre en images "Nord". Voici le point de départ d'une sorte de "Voyage au bout de Céline", vu à travers la personne de son indéfectible deuxième épouse, danseuse et professeure de danse de son état.
Paru en 1995, "Lucette" saisit Lucette Almansor dans sa huitantaine, alors qu'elle ignore encore qu'elle vivra plus de cent ans: née en 1912, elle s'est éteinte en 2019. Le lecteur découvre une femme qui, bien qu'éprouvée par l'existence, garde sa santé, sa vigueur, sa sève. Elle continue à donner des leçons de danse à quelques élèves à Meudon, conserve intacts ses souvenirs, son énergie vitale et son répondant. Et en écrivain accompli, l'auteur fait usage sans gêne aucune de tous les outils que lui offre l'art littéraire pour faire jouer sa musique: néologismes, jeux sur les points de vue, alternances entre dialogues et descriptions.
Ce qui a l'inconvénient de ses avantages, certes. En particulier, et c'est le drame du livre, le lecteur ne peut qu'être déçu d'un ouvrage qui promet la réalisation d'un film qui ne sera pas, si ce n'est sous la forme de descriptions littéraires de scènes éparses. C'est d'autant plus décevant que l'auteur met en scène un réalisateur qui a bel et bien existé et a connu ses heures de gloire au cinéma. Jean-François Stévenin avait-il vraiment l'intention de faire un film à partir du livre "Nord" de Céline? Pour le lecteur, en tout, cas, l'imagination seule lui reste, comme consolation: comment Stévenin aurait-il recréé ça?
Le lecteur, lui, se retrouve baladé dans un univers coloré où il ne sait plus toujours où donner de la tête. Cela part d'une bonne idée, la meilleure même qui soit pour un écrivain: faire le tour de son sujet. Il y aura donc des balades en des lieux céliniens emblématiques de France, Dieppe par exemple, mais l'intrigue ne sortira jamais du pays: Sigmaringen comme l'odyssée vers le Danemark resteront des souvenirs évoqués mais non vécues à nouveau par les protagonistes de "Lucette". Pourtant, là encore, c'est pièce après pièce que l'auteur dessine son sujet, quitte à susciter un certain vertige chez le lecteur.
L'auteur se montre ricanant, mais un poil moins sincère aussi, lorsqu'il évoque certains céliniens tels que Marc Laudelout et les animateurs du "Bulletin célinien": pour en parler, ainsi que ceux qui l'entourent, l'auteur choisit de faire usage de pseudonymes assez transparents. Une option unique dans ce livre: tous les autres personnages du petit monde du Céline d'après-guerre sont nommés, au moins par leur prénom – l'avocat et écrivain François Gibault (il écrivit "La Cité interdite" en 2011), en particulier, fait partie, on le devine, des personnages du livre, même s'il n'est que prénommé.
Il fallait donc bien, sans doute, ces 422 pages dansantes au rythme à la fois changeant et régulier pour rendre hommage à Lucette Destouches et, à travers elle, à Louis-Ferdinand Céline. Cependant, le lecteur sort quelque peu gavé d'un tel roman, riche mais jouant sur le jeu de la connivence lorsqu'il s'agit par exemple d'évoquer, lors de dialogues souvent longs, les noms et les idées des uns et des autres: il faudra aller retrouver leur identité et leur personnalité, éventuellement sur Internet, faute de quoi le risque de se perdre est, pour le profane, important. A moins qu'il ne relève le défi et se plonge, en parallèle, dans la vie et l'œuvre non romancées de Lucette et Louis-Ferdinand Destouches.
Marc-Edouard Nabe, Lucette, Paris, Gallimard, 1995/Marc-Edouard Nabe, 2012.
Le site de Marc-Edouard Nabe, celui des éditions Gallimard.
Egalement lu par Tilly Bayard-Richard (extrait).
dimanche 2 juin 2024
Dimanche poétique 642: Siméon-Guillaume de la Roque
Celui qui va disant que la mort inhumaine
Délivre un amoureux des liens de l'amour
Est privé de raison comme les nuits du jour,
Il ne sentit jamais le mal qui me pourmène,
Car la mort ne saurait pour arroser la plaine
Du sang d'un pauvre coeur où ce dieu fait séjour,
Faire que ce tyran, ce rigoureux vautour,
Ne lui fasse sentir des feux et de la peine.
Las ! Je mourus un jour entamé de ses traits,
Mais je revins en vie incontinent après,
Merveille qu'un mortel ne put jamais comprendre.
Bref tout mort et transi je souffris du tourment,
Et donc il est certain que la mort d'un amant
Est la mort du Phénix qui renaît de ses cendres.