dimanche 29 septembre 2024

Dimanche poétique 659: Marc de Papillon de Lasphrise

Je voudrais bien, pour m'ôter de misère

Je voudrais bien, pour m'ôter de misère,
Baiser ton œil – bel Astre flamboyant. 
Je voudrais bien de ton poil ondoyant 
Nouer un nœud qui ne se pût défaire,

Je voudrais bien ta bonne grâce attraire, 
Pour me jouer un jour à bon esciant, 
Je voudrais bien manier ce friant : 
Aux appétits de mon désir contraire.

Je voudrais bien faire encore bien plus, 
Défendre nu le beau flux et reflux 
De ta mer douce où l'Amour est Pilote.

Je voudrais bien y être bien ancré,
Et puis après ayant le vent à gré, 
Je voudrais bien périr en cette flotte.

Marc de Papillon de Lasphrise (1555-1599). Source: Bonjour Poésie.

samedi 28 septembre 2024

Du Belge au petit-déjeuner avec Donnie Hawkins

Donnie Hawkins – Kitten Napier est de retour! Dans "Kitten sauve un Belge", un roman signé Donnie Hawkins, elle mène l'enquête au sujet d'un serveur belge trop déconstruit pour être honnête. Comme quoi aller au bistrot, surtout si celui-ci, par le biais de son personnel, est un bel exemple de multiculturalisme bien vécu, est une excellente manière de s'ouvrir sur le monde. Et comme c'est la coutume, ce nouvel opus de la série "Damned" ne respecte rien et ne véhicule aucune morale.

Kitten Napier l'aime bien, en effet, son serveur belge apprenti bédéiste, mais elle le trouve un peu trop gentil, trop conforme aussi aux méthodes de drague très codifiées qui ont cours aux Etats-Unis: l'auteur ne manque pas de caricaturer ces approches usuelles à base de necking, de petting et de demande répétée pour faire tel ou tel geste. Résultat: ce n'est pas divulgâcher que de dire que William N* et Kitten Napier ne baiseront jamais ensemble.

Cela dit, ce roman est gorgé d'allusions sexualisées certes, ce qui s'avère en phase avec les univers que l'auteur explore. Les familiers savent que Kitten Napier est une femme irrésistible et insatiable, objet de désir de tous les hommes et de nombreuses femmes, et l'auteur sait jouer de cette caractéristique pour s'ouvrir des marges de manœuvre narratives. Dès lors que William N* disparaît, en effet, l'enquête débute pour Kitten Napier. Et ça va partir dans un monde interlope où se mêlent mafias, trafiquants d'organe et, bien sûr, agences d'escort. 

Passons un peu à l'onomastique. Celle-ci s'avère plus ou moins transparente, suffisamment cependant pour suggérer au lecteur qu'il plonge dans un univers fictif porté par un personnage dont le nom évoque celui d'un certain Donald Trump. Le personnage féminin de Thorny Devil porte quant à lui un nom qui peut rappeler Stormy Daniels, actrice spécialisée qui a précisément porté plainte contre l'ex-locataire de la Maison-Blanche, actuellement candidat à nouveau. Enfin, une fois de plus, le traducteur fictif de "Kitten sauve un Belge", Attila Faute, est un à-peu-près de bon aloi.

Enfin, on pourrait parler longuement des notes de bas de page, révélatrices des difficultés du métier d'écrivain et de créateur de bandes dessinées, qui relèvent peut-être (!) du vécu de l'auteur. Fort de sa septantaine de pages centrées sur les quartiers méconnus de New York, "Kitten sauve un Belge" est un divertissement amusant, généreusement sexo et sans prise de tête, parfaitement calibré pour une dégustation du samedi matin, café et croissants du petit-déjeuner à la main. Ce sera le pendant parfait du feuilleton du samedi soir... 

Donnie Hawkins, Kitten sauve un Belge, Lausanne, Nouvelles Éditions Humus, 2024.

Le site des Nouvelles Éditions Humus.

jeudi 26 septembre 2024

Saromain, un regard à l'italienne sur les trente glorieuses

Bruno Testa – C'est un voyage au mitan du vingtième siècle, ces années qu'on a surnommées après coup les "trente glorieuses", que Bruno Testa propose à son lectorat avec "Nos années glorieuses". Ce faisant, l'écrivain stéphanois continue de tracer le sillon qui fait le sel de ses livres: l'immigration italienne dans la Loire, portée entre autres par la création d'une verrerie qui a besoin de main-d'œuvre. Rien de nouveau, alors? Voire: l'auteur concentre son regard sur la vie de famille, et le "je" de ce roman pourrait bien être l'auteur lui-même.

Le ton de "Nos années glorieuses" est marqué par une tonalité assez grave, tempérée par un esprit poétique de tous les instants et par un certain humour, prise de distance face à des éléments de vie difficiles à imaginer au vingtième siècle: oui, des gens se sont servis de pots de chambre bien après la fin de la Seconde guerre mondiale et les ont même partagés. Sur ce fait, mais aussi sur d'autres, l'auteur dessine finement une évolution de la notion d'intimité, à la hauteur d'un enfant qui comprend qu'au fil des ans, les choses changent. Et l'idée d'intimité aussi.

C'est qu'on vit les uns sur les autres à Saromain, cette cité fictive mais si réaliste à deux usines où les ouvriers se logent comme ils peuvent (en vrai, ils s'entassent) et où les opportunités, sans être nulles, sont clairement codifiées: la verrerie ou la source, option ouvrier. L'auteur dessine, constamment, la touche italienne de ce monde: les anciens immigrés s'évertuent à préserver des traditions italiennes qui n'ont plus guère de sens en France, les plus jeunes cherchent leur voie dans les possibilités d'émancipation que la France propose: aller à la ville la plus proche, quelle qu'elle soit (l'auteur mentionne entre autres Montbrison et Saint-Etienne), ça compte et ça vous change un jeune homme... ou une jeune femme. 

Mine de rien, en effet, l'écrivain met en scène un milieu d'Italiens immigrés qui tiennent à leurs usages, trouvant leur bonheur aux jardins ouvriers, ouvriers accédant à la propriété à une époque où c'était non seulement un rêve, mais bel et bien une possibilité, moyennant un coup de pouce du patron. Le lecteur comprend cette bascule vers la modernité au travers de symboles bien concrets que l'auteur décrit, dans leur forme comme dans leurs impacts – on pense en particulier à l'arrivée de la télévision dans les ménages. Sa mise en place dans le foyer, de même que la création ou non d'une salle à manger dans un foyer (peu utilisée même quand on a des invités, c'est du luxe!), est un enjeu d'ascension sociale.

On est chez les Italiens avec "Nos années glorieuses" de Bruno Testa, mais force est de relever que les tendances sociales que l'écrivain dessine ont été celles de tout le monde, à des degrés divers et avec des fortunes diverses. Ainsi, évoquant les Mistral gagnants par exemple, l'auteur se met en résonance avec le chanteur à texte Renaud – et de tels échos ne sont pas rares au long d'un ouvrage qui témoigne d'une évolution sociale observée avec les yeux d'un immigré d'Italie, tendu entre le poids de traditions dont la simple remise en cause semble parfois impossible et l'envie de se créer sa vie sur le terroir où l'on a vu le jour. Faut-il renier son histoire familiale, l'assumer, trouver un juste milieu? C'est cette réflexion, personnelle voire intime, que Bruno Testa mène, souriant, au travers de ce livre, peut-être le plus fort de sa plume à ce jour.

Bruno Testa, Nos années glorieuses, Paris, Le Pommier, 2022.

Le site des éditions Le Pommier.

Lu par Christlbouquine.

lundi 23 septembre 2024

Rébellion sans extinction: voyage au pays des clones

Ojo Dewaere – C'est dans le nom du traducteur qu'on guette généralement le calembour lorsqu'on lit un livre de la série "Damned". Mais non: là, c'est dans le nom de l'auteur qu'il se trouve. Ojo Dewaere propose avec "Six clones en rébellion" un drôle de roman court qui met en scène une sorte d'humanité parallèle, sauvage, se reproduisant par clonage, vivant face à des insectes géants, les "sécables" qu'il s'agit de contenir, voire d'éradiquer.

Et comme l'auteur s'est lâché dans ces quelques pages, c'est à la huitième ligne du roman qu'intervient la première pénétration. Le sexe apparaît en effet comme un élément majeur de la vie quotidienne des personnages mis en scène, avec des fonctions pas forcément reproductives: dans le premier cas, en particulier, c'est pour se tenir chaud. Il n'y aura pas de description complaisante, cependant: il faut aller vite, on n'a que 80 000 signes, les pages sont comptées. 

La complaisance vient plus tard, entre autres dans la description des personnages et de leurs modes de vie, lors de combats féminins (les femmes se battent dans la société imaginée par l'auteur) pratiqués seins nus. Plus généralement, on découvre une société aux allures matriarcales esquissées, et on sourit de cette idée que les flatulences sont des présages chamaniques. Il y a aussi ce truc récurrent des "grosses mites", qui ne manquent pas de faire penser à d'autres éléments anatomiques qui peuvent être gros... En écho, les mites appellent le mythe de la caverne, et l'auteur ose bel et bien ce jeu de mots.

Plus qu'une intrigue façon "Pulp", "Six clones en rébellion" apparaît plutôt comme une succession de scènes typiques d'une société humaine décalée, qui aurait conservé quelques souvenirs de celle dans laquelle nous évoluons tout en en ayant été détachée, peut-être par les manœuvres d'un savant fou dont le roman ne fait cependant pas état. Le sexe et la mort s'y frottent dans un antagonisme classique, cependant revu et corrigé par le fait que, clones qu'ils sont, les humains de ce roman semblent mourir et renaître à l'envi. Ce qui change un peu les choses, vous en conviendrez.

Quant au traducteur, Till le Lynx (il traduit du flamand, mais existe-t-il vraiment? Avez-vous la référence? Est-ce un faux, comme toujours avec "Damned"?), il s'amuse et c'est à lui qu'on doit le style effectif du livre. Si la ligne générale est sobre et efficace, accrocheuse même, le lecteur relève avec amusement son penchant pour le subjonctif imparfait, singulier dans le monde du roman à lire entre deux gares, et pour les helvétismes, disséminés çà et là (on note "bisôle", "morce", voire "bourillon", je vous laisse deviner de quoi il s'agit...). Tout cela pour se donner l'occasion, en tant qu'auteur, de parler de choses triviales sans complexes et sans sérieux excessif, avec un male gaze assumé.

Ojo Dewaere, Six clones en rébellion, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, 2024.

Le site des Nouvelles Editions Humus.

dimanche 22 septembre 2024

Dimanche poétique 658: Maryse Gévaudan

Quatre à quatre

Pour vous je fis des vers
Sous les ifs toujours verts
D'un froid jardin d'hiver
Dans mon coeur à l'envers.

La neige avait posé
Un silence dosé
Et son blanc jour osé
En ce lieu reposé

Où pour vous je rimais
Des toujours des oui mais
Qu'en jouant j'animais
Par des mots et came-eh !

Or le soleil ludique
En clignant d'ironiques
Rais sur mes sonnets fit que
Leur sens fut impudique...

Maryse Gévaudan (1950-2020). Source: Bonjour Poésie.

samedi 21 septembre 2024

Laurent Eltschinger, entre la vie et la mort à Semsales

Laurent Eltschinger – Avec ses romans, l'écrivain  Laurent Eltschinger, remarqué dès 2020 avec "Le combat des Vierges", développe des intrigues policières dans le canton de Fribourg. Le lecteur est invité à suivre l'inspecteur Jean-Bernard Brun, dit JiBé, personnage récurrent. Et c'est dans le district de la Veveyse, précisément à Semsales, qu'il est conduit à mener l'enquête dans une cinquième affaire. C'est la teneur du roman "Prélèvement sans gain".

Tout commence par une découverte macabre: un champignonneur a priori sans histoires tombe sur un cadavre au pied de la cascade du Dâ à Semsales. Le défunt n'a pas que des amis, c'est le moins qu'on puisse dire: Noé Millasson est le quérulent de service au village, celui qui actionne la machinerie judiciaire pour un oui ou pour un non. Détail curieux: l'autopsie décèle qu'on lui a enlevé un rein, ce qui peut dénoter le caractère altruiste qu'on prête aux donneurs d'organes. Et au fil de  sa lecture, le lecteur découvre en Noé Millasson un personnage complexe au vécu difficile. 

Côté vécu, c'est aussi à un certain instant de son existence que le lecteur cueille JiBé, policier quinquagénaire bon vivant dont le cœur commence à faire des siennes. En écho au rein disparu de Noé Millasson, l'auteur introduit ainsi le motif des greffes d'organes: JiBé pourrait en avoir besoin. Et il est marié à une cardiologue, Rachel, qui vient de saisir l'opportunité professionnelle de sa vie. Trop belle pour être vraie, cette opportunité? L'auteur choisit d'entretenir le doute.

Au fil de l'intrigue, l'auteur oppose deux types de personnages: ceux qui, malades incurables ou proches de ceux-ci, voudraient mourir et font appel aux organisations telles qu'Exit ou Dignitas, actives en Suisse en raison d'une législation libérale en la matière. En face, il y a toute la cohorte de ceux qui veulent continuer à vivre coûte que coûte, auxquels s'adosse le don d'organes, devenu un business pas toujours au-dessus de tout soupçon que l'auteur illustre avec l'employeur de Rachel.

Bien sombre, tout ça? Voire! Sur des thématiques aussi complexes, l'écrivain réussit à écrire un roman à l'ambiance agréable, jamais plombée. Les ambiances villageoises sont recréées pour le meilleur, au gré de petites fêtes et de commerces tenus par des passionnés qui contribuent au lien social. Décrits avec bienveillance, ces commerces existent du reste réellement, et sont mentionnées en fin d'ouvrage, à l'exception de la boutique "La Capeline écarlate", fictive, dont le nom est un clin d'œil au roman du même nom, signé Manuela Ackermann-Repond.

Certes marquée par les crasses que les uns font aux autres dans le contexte villageois, cette ambiance sympa est aussi portée par l'humour qui affleure çà et là, sous les formes les plus diverses: titres des séquences qui structurent l'ouvrage et ne reculent pas devant les jeux de mots, mais aussi dialogues. En particulier, c'est par la parole que l'auteur dessine le lien profond, empreint d'une complicité tous azimuts, qui s'est installé entre Rachel et JiBé. Complicité qui confine parfois aux allusions olé olé...

Il est possible de se demander pourquoi l'auteur n'a pas évoqué dans "Prélèvement sans gain" l'ombre du double crime de Maracon, événement marquant survenu à un jet de pierre de Semsales en 1949 – quitte à laisser l'impression que les personnages du cru n'en ont curieusement pas le souvenir. C'est délibéré, confie-t-il: il est temps de tourner la page. "Prélèvement sans gain" apparaît ainsi comme un polar parfaitement en phase avec son temps (l'action se déroule au début septembre 2024), solidement construit, dont le tout dernier mot crée un certain suspens. Qu'adviendra-t-il de JiBé, en effet? La suite, gageons-le, au prochain épisode.

Laurent Eltschinger, Prélèvement sans gain, Charmey, Editions Montsalvens, 2024.

Le site de Laurent Eltschinger, celui des éditions Montsalvens.

mercredi 18 septembre 2024

Dieu et la science, un cocktail valaisan qui fustige

Antoine Conforti – Allier la science et la religion n'est pas sans risque, et les lecteurs de "La théologie expérimentale" d'Antoine Conforti l'apprendront, non sans frissons dans le dos. Regardons-y de plus près: nous voici en présence du docteur Revil, sorbonnard frotté à la fois de physique et de théologie, redoutablement intelligent, lâché dans le Valais enclavé du dix-huitième siècle peu après la mort du Roi-Soleil. Le péché n'est jamais loin, l'horreur approche, nous sommes dans la collection "Gore des Alpes"...

Si l'histoire apparaît rocambolesque, force est de relever qu'il suffit de secouer un peu Google pour découvrir que les principaux ecclésiastiques mis en scène ont bel et bien existé, à commencer par François Antoine Revil (dont le nom de famille est l'anagramme de "livre", bel exemple d'aptonyme), et gravitent autour de l'abbaye de Saint-Maurice, haut lieu de formation à la réputation désormais ternie par des affaires d'emprise à caractère sexuel. Ce sont de quasi-anonymes; et leurs fantômes seront sans doute étonnés du destin que l'écrivain leur invente.

Toute l'affaire de ce roman tient en effet dans le projet, probablement fictif, qu'a le docteur Revil de développer une machine qui, scientifiquement, permet à Dieu de châtier en direct ses fidèles pécheurs. Il fait ses premiers essais  dans la paroisse qu'il anime, au sud du Rhône, et quelques fidèles s'y font brûler les doigts puis fustiger. Sûr de l'infaillibilité de sa machine, au fonctionnement guidé par la toute-puissance divine qui ne saurait se tromper, l'ecclésiastique va faire des essais pour mieux comparer la gravité des péchés.

Le Valais alpestre que l'auteur dessine sans filtre apparaît résolument sauvage, peuplé de villageois à peine instruits et souvent handicapés: goitre, consanguinité, incestes entre enfants, lenteur d'esprit, tout y passe – y compris le crétinisme endémique, un mot dévié de "chrétien" et qui souligne l'innocence de ces âmes peu affûtées. Innocence? Même cette innocence, François Antoine Revil va la mettre à l'épreuve. Quant au lecteur, quel regard va-t-il porter sur ce petit monde, affreux et pitoyable? De qui est-il invité à se moquer?

En bon livre d'horreur, l'auteur explore le monde des choses affreuses, des viscères et des chairs, et même des coliques, obsession d'un personnage qui en fera une description délicieusement nauséabonde où le diable lui-même a un rôle à jouer. Enfin, l'atmosphère inquiétante est également soulignée par les superstitions des uns et des autres, marquées par un paganisme mal digéré, auxquelles le révérend ne croit guère.

Non sans humour, l'écrivain revisite ainsi, à la manière outrancière que permet le genre du roman d'horreur, le personnage type du savant fou. Un type de personnage qui traverse les siècles, et qui existe même en vrai. Et certes, il y a la distance historique, et Dieu a (presque) disparu des livres de sciences dures. Mais alors que plus d'un scientifique d'aujourd'hui aime adopter la posture flatteuse de l'infaillibilité, faisant litière de l'humilité qui devrait être inhérente à son métier, et alors également que l'on présente volontiers, aujourd'hui encore, la technique comme infaillible (le coupable, c'est toujours l'interface chaise-clavier...), ce court roman, paru dernièrement, est d'une parfaite actualité. 

Antoine Conforti, La théologie expérimentale, Ardon, Gore des Alpes, 2024.

Le site des éditions Gore des Alpes.

lundi 16 septembre 2024

Jean-Luc Rochedy, parce que la vie commence à soixante ans

Jean-Luc Rochedy – Un jour se lève sur Simon, le premier du reste de sa vie: le voilà retraité, à soixante ans. Les circonstances emmènent ce Nordiste sur les routes de France, direction le sud. Tel est le point de départ de "La fille aux pieds nus", de l'auteur altiligérien Jean-Luc Rochedy. Un premier roman qui a vu le jour en période de confinement, mais il n'en sera pas du tout question dans ses pages.

Situé à une époque où l'euro n'était qu'un projet, où l'on fumait sans complexe dans les établissements publics et où l'on roulait en Renault Super Cinq, "La fille aux pieds nus" est un roman empreint d'une nostalgie prégnante. Celle-ci est portée également par les vieux airs de Charles Aznavour ou de Gilbert Bécaud (sans oublier Dalida, si l'on pense au titre de ce roman). Cette nostalgie, c'est aussi celle d'un homme qui, à soixante ans, considère les temps forts de son passé: un service militaire au loin dont il lui reste quelques proverbes créoles, et surtout la mémoire de Claire, cette fille qu'il a aimée. 

Est-ce elle, cette Claire, qui l'a inconsciemment guidé vers ce village d'Auvergne où Simon se retrouve bloqué, par temps de grosse neige, à la suite d'un accident sévère? Tel un ectoplasme, l'ombre d'une femme travers en effet le roman à la manière d'un motif récurrent aux accents fantastiques. Est-elle réelle, cette ombre? Entre la neige qui fait qu'on n'y voit goutte et les alcools qui troublent l'esprit, il est permis d'hésiter. Et pour troubler les esprits, l'auteur sait user de ces ressorts classiques...

... au-delà de ces nostalgies qui travaillent Simon jusqu'à ce qu'il trouve les réponses à ses questionnements et en tire toute la sérénité qui lui permettra d'avancer, en effet, ce roman est aussi un hymne aux convivialités et aux amitiés qui se scellent dans les bistrots. L'auteur les présente comme des lieux de socialisation par excellence, mettant en scène un patron débonnaire et toujours à l'écoute, ainsi qu'une joyeuse équipe de commensaux prêts à discuter en jouant au tarot et en éclusant force bouteilles.

En particulier, l'auteur se laisse volontiers aller à son talent pour rédiger des dialogues succulents, pleins de gouaille. Qui sait s'il n'a pas glané mine de rien telle ou telle parole dans le cadre de son activité de limonadier, à l'enseigne du "Cyrano" à Monistrol-sur-Loire? Il en résulte en tout cas des répliques hautes en couleur, piquantes même, qui ne manquent pas d'amuser. Celles-ci reflètent aussi la vie d'un village auvergnat que l'auteur ne nomme jamais: c'est par la parole entre proches que les nouvelles sont véhiculées, de manière surprenante (les nouvelles vont vite), sans qu'il soit nécessaire d'activer des réseaux sociaux alors inexistants.

S'il fallait un bémol, ce serait du côté éditorial: ce beau roman aurait mérité un dernier coup de polish pour éliminer quelques coquilles et scories typographiques. C'est peu de chose cependant face à l'agrément d'une belle histoire vécue le plus souvent entre hommes devenus amis mais où c'est quand même, par-delà les obstacles, une femme qui permet à un jeune senior de grandir encore un peu et d'avancer dans sa vie. Voilà de quoi donner raison à un autre chanteur encore, Tino Rossi: ne disait-il pas "La vie commence à soixante ans"?

Jean-Luc Rochedy, La fille aux pieds nus, Saint-Etienne, Abatos, 2023.

Le site des éditions Abatos.

dimanche 15 septembre 2024

Romain Rolland et Helena de Kay: les échos d'une correspondance

Martine Ruchat – On a un peu oublié l'écrivain Romain Rolland, prix Nobel de littérature en 1915. Avec son livre "Sensations océaniques", l'auteure Martine Ruchat le fait revivre, en mettant en avant la relation épistolaire et humaine privilégiée qu'il a eue avec la femme de théâtre américaine Helena de Kay. 

Première découverte pour le lecteur: Romain Rolland était un épistolier généreux, recevant beaucoup de courrier et prenant le temps d'échanger avec de nombreuses personnes, dont Helena de Kay. Ainsi, l'écrivaine se fonde avant tout sur l'abondante correspondance entre les deux personnalités pour développer son propos, une correspondance qu'elle cite abondamment. Cela, tout en faisant œuvre de romancière pour dessiner les contours du lien privilégié qui se construit et évolue entre eux.

Des contours pour le moins sinueux! L'écrivaine met au jour une relation complexe qui oscille entre l'amitié profonde et l'amour, voire la possibilité d'un mariage. Cela, sans oublier d'évoquer la communion entre deux esprits forts, capables d'exposer des points de vue divergents l'un à l'autre et d'en débattre. La sincérité sera le maître mot de ces échanges, même s'ils ne font pas toujours plaisir à l'un ou à l'autre: il y aura quelques rendez-vous manqués, qu'il s'agisse de se marier ou de faire des enfants ensemble.

La relation épistolaire prend parfois des allures de conspiration: pacifiste et européiste, Romain Rolland apparaît comme une figure controversée pendant la Première Guerre Mondiale, période où les positions sont tranchées en fonction d'un nationalisme exacerbé. Les écrits de Romain Rolland font de lui, aux yeux de certains, un traître. Dès lors, il conseille à sa chère épistolière de ne pas faire état d'opinions politiques, ou d'envoyer son courrier à tel ou tel destinataire. Familiale ou institutionnelle, la censure veille!

Quant à Helena de Kay, l'écrivaine en dessine également le portrait, celui d'une femme désireuse d'émancipation, née dans une famille américaine aisée mais conventionnelle. Cette envie d'émancipation semble toutefois se heurter à l'immensité des possibles, donnant au lecteur l'impression qu'Helena de Kay est avant tout une femme qui se cherche, entre organisation de conférences, écriture de pièces de théâtre et travaux de traduction. Cela, sans oublier les soucis d'argent constants, résultant de revenus irréguliers.

"Sensations océaniques" laisse le souvenir d'un ouvrage dense qui se situe résolument entre le documentaire et le roman. Plutôt que de se glisser entièrement dans la peau de ses personnages, l'auteure parle d'eux avec une certaine distance, relatant leur destinée en paragraphes longs et sans dialogues. L'empathie est cependant présente, d'une autre manière: l'écrivaine excelle à recréer, à partir d'une correspondance abondante mais un peu fragmentaire (certaines lettres ont été détruites), toute la profondeur d'une relation exceptionnelle entre deux personnes. Et autour d'elles, à faire revivre tout le monde des lettres et des idées de son temps, un monde dont la planète constitue le terrain de jeux.

Martine Ruchat, Sensations océaniques, Genève, Encre Fraîche, 2024.

Le site des éditions Encre fraîche.

Dimanche poétique 657: Jean-Michel Maulpoix

Photographies

Pardonnez-moi si je ne parviens plus
À classer dans l'album les images de ma vie
Il y a trop d'absents et sur la table
Trop de verres vides

Plus de boucles non plus
Aux lacets du temps
Plus de billets retour

Non je ne déchire pas
Les photographies à présent
Ce sont elles qui me déchirent

Il faut apprendre à faire au mieux
Avec ce rien que l'on est
Pour quelque temps encore

Je parle voyez-vous une autre langue
Où les phrases sont plus courtes

On y compte moins de vis et de clous
Car le boîte en planches est plus simple

Je n'irai plus très loin
Avec cette encre-là
D'une couleur si pauvre
Qu'elle n'éclaire plus rien

Et il n'est pas certain qu'en parler soit utile.

Jean-Michel Maulpoix (1952- ), Rue des fleurs, Paris, Mercure de France, 2022.

mercredi 11 septembre 2024

L'amour vache, et pire si entente

Antonio Albanese – Bel exemple de récit tragique, le dernier roman d'Antonio Albanese, "Le complexe d'Eurydice", laisse une impression des plus perturbantes, bien plus profonde que celle que laissent les romans policiers de l'auteur – on pense entre autres à la série vagabonde des "Matteo di Genaro". La clé réside dans la première phrase de ce roman psychologique aux teintes ténébreuses: "Nous existons exclusivement dans le regard des autres".

Un incipit banal? Voire: c'est précisément ce que l'écrivain développe au fil des quelque 150 pages de ce livre, au travers de la description d'une vie de couple condamnée à la descente aux enfers. L'histoire est relatée du point de vue de l'homme, et le mythe d'Orphée n'y apparaît guère: nous avons affaire à un brave garçon actuel dans la trentaine, Occidental ordinaire voire insignifiant, un poil immature ("si fragile et toujours à sa propre écoute", aurait dit le sulfureux Alain Soral), enseignant au primaire par passion, mis à l'abri du besoin par un héritage confortable. Sur un site de rencontre, il rencontre son destin...

... en la personne de Lucrecia, superbe quadragénaire passionnée et fantasque d'origine argentine, à la recherche d'un homme protecteur voire macho, incapable de vivre dans une relation qui ne soit pas violemment conflictuelle parce que son vécu l'a conditionnée ainsi. Chômeuse, cachottière, elle est aussi une championne de la débrouille, aux limites de la légalité. Un mensonge de la part du narrateur l'accroche: celui-ci lui dit qu'il a fait de la prison. Ce sera le péché originel de l'histoire.

En fin psychologue, l'auteur construit dès lors avec un réalisme troublant, jusqu'à l'issue terrible, le fonctionnement de ce couple dysfonctionnel, en marchant sur la corde raide: du mec qui cogne ou de la femme qui manipule, qui est le plus coupable? L'un était-il fait pour l'autre, vraiment? Le lecteur peut croire à une forme d'amour vache dont le moteur est le conflit, la part sombre d'un personnage nourrissant celle de l'autre. Mais ce serait trop facile.

Un homme qui cogne sa compagne, c'est impardonnable mais ça peut s'expliquer. Le récit peut dès lors être vu comme la manière dont un homme peut, face à une femme que par tempérament, il n'est pas en mesure d'affronter d'égal à égale, finir par avoir recours à une violence fatale, parce qu'il s'est laissé transformer peu à peu (et à contribué à cette évolution) en individu violent, sans avoir les outils nécessaires pour mettre à lui-même et à l'autre les garde-fous indispensables. Cela, juste pour complaire au regard et aux attentes présumés de l'autre.

La narration à la première personne renforce aux yeux du lecteur l'impression que foncièrement, le narrateur se regarde vivre, face à une Lucrecia qui lui tend un miroir volontiers dépréciatif et ne manque pas de relever ce travers, jouant sur la corde sensible de la culpabilité occidentale. Car oui: le motif plutôt protestant du rapport à la faute est récurrent dans "Le complexe d'Eurydice": face au miroir tendu, le lecteur voit le narrateur évoluer, se muscler par la natation, et se conformer à l'idéal masculin présumé de Lucrecia. Idéal inaccessible: en définitive, le narrateur, en renonçant à rester fidèle à lui-même et à dire "non" à temps à une personne qui le détruit, oublie que les autres personnalités sont déjà prises. 

Antonio Albanese, Le complexe d'Eurydice, Lausanne, BSN Press/Okama, 2024.

Le site d'Antonio Albanese, celui des éditions BSN Press, celui des éditions Okama.

dimanche 8 septembre 2024

Dimanche poétique 656: Sandrine Erdely-Sayo

Temps goes tango

Rythme à deux temps pour deux pas lents,
Deux rapides pour un élan,
Un arrêt de chorégraphie,
Souris!

Je faisais un pas en arrière,
Tu faisais deux pas en avant,
Au son d'un Tango argentin,
Reviens!

Nos jambes s'étaient emmêlées,
Nos doigts étaient entrelacés,
Ton corps penché, le mien courbé,
Olé!

J'avançais, toi tu reculais,
Tu faisais un pas de côté,
Ton bras m'a ramené vers toi,
Emoi!

Ton regard a croisé le mien,
Mes yeux ont accroché les tiens,
Suggestions en fin de cadence,
Danse!

Une Milonga aux sons clairs,
Une Habanera dans les airs,
Pour une passion primitive,
Vertige!

Mes mains accrochées à ton cou,
Je tourne fléchis un genou,
En écoutant l'accordéon,
Allons!

Provocation des mouvements,
Désirs de gestes séduisants,
Tempo tentant pour un Tango,
Complot!

Un fox-trot nous a dérangés,
Changeant nos pas, nos bras, nos doigts,
Et tu m'as marché sur le pied,
Gagné!

Sandrine

Sandrine Erdely-Sayo (1968- ). Source: Poésie.co.

vendredi 6 septembre 2024

"Dormez en Peilz", un polar en immersion dans le Léman

Emmanuelle Robert – Ah, les eaux sombres du Léman! Suivant le conte "La Vierge des Glaces" de Hans Christian Andersen, la romancière suisse Emmanuelle Robert plonge avec ses lecteurs en eaux troubles, loin des visions de carte postale du lac qui borde Lausanne et le château de Chillon. Cela donne l'ample roman policier "Dormez en Peilz". Pour faire bonne figure et marquer le lecteur, l'auteure choisit de caler son intrigue en 2021, alors que le monde se dépêtre doucement du covid-19. De quoi éveiller des souvenirs!

Précisément, c'est l'univers des plongeurs en apnée que l'écrivaine explore. Les morts s'entassent soudain à la belle saison, et une tentative de record se révèle dangereuse. Est-ce accidentel, tout ça? La police s'interroge, les morts ne sont pas identifiés tout de suite, ça piétine un peu, et ce n'est qu'à la fin du roman, comme de bien entendu, que le lecteur aura toutes les pièces d'un puzzle parfaitement cohérent. Ce qui n'a rien d'évident, tant les personnages sont nombreux et tant leurs destins, leurs aspirations et leurs frustrations s'imbriquent.

L'auteure apporte en effet une importance certaine à ses personnages et à leurs interactions. Ce qui saute avant tout aux yeux du lecteur, c'est le jeu des attirances amoureuses, sexuelles ou sentimentales, passées ou présentes, porteur d'une tension constante à base de pulsions parfois violentes, voire irrésistibles. Il y aura donc des viols, mais aussi des amours passionnées, voire des révélations, pour certains, sur leur orientation sexuelle. Cette dimension outrepasse même la frontière entre la police et les civils mis en cause. Elle va jusqu'à coller à l'actualité: qu'on pense à la scène torride vécue par deux protagonistes sur fond bruyant de match Suisse-France. Ça se passe à la rue du Simplon à Lausanne (pas loin du restaurant du Milan, dont la romancière donne soit dit en passant une image sympathique et, expérience faite, réaliste), et la nuit sera mémorable, à plus d'un titre...

Elle-même plongeuse en eaux douces, l'auteure donne dans "Dormez en Peilz" une description crédible et détaillée de l'art de l'apnée, rendu populaire par le film "Le Grand Bleu" de Luc Besson. Technique juste ce qu'il faut, soucieuse du mot juste, osant le jargon, la romancière a le chic pour immerger son lecteur dans chacune de ses plongées. Elle décrit les ressentis, y compris ceux qu'on vit sous forme d'ivresse des profondeurs lorsqu'on va jusqu'à ses limites et qu'on les teste – ainsi, la tentative de record de Fabienne apparaît avec un réalisme impeccable.

Quelques mots sur l'écriture, enfin: l'auteure assume une prose efficace et familière qui met tout de suite à l'aise. Parfaitement consciente du terroir dont elle parle, elle ne recule pas devant des mots et des tours de langage typiquement romands, sans pour autant verser dans l'artifice folklorique. Cette manière romande de parler se retrouve en particulier dans le dialogues, certains personnages (et pas forcément ceux auxquels on s'attend) ayant la parlure welche, vaudoise ou non, chevillée au corps. Ce qui donne de la couleur à leur verbe.

Plongée immersive et haletante (!) dans le Léman, "Dormez en Peilz" est aussi un voyage dans les zones d'ombre et de lumière de chaque âme humaine, voire animale si l'on pense aux chats et aux chiens qui, compagnons des humains, hantent ce roman policier. L'écriture ne se précipite jamais: pareille à l'eau patiente, à la fois accueillante et insidieuse, elle prend son temps pour décrire tout un microcosme où chacun (et chacune!) cherche à tirer son épingle du jeu.

Emmanuelle Robert, Dormez en Peilz, Genève, Slatkine, 2023.

Le site d'Emmanuelle Robert, celui des éditions Slatkine.

Lu par BadGeeketteCathJack, Cédric SegapelliLivr'Escapades, Pascal K.Rebecca.

dimanche 1 septembre 2024

Dimanche poétique 655: Pierre-André Milhit

j'ai dessiné sur la carte des ponts
sur le chapeau d'une naine
j'ai nommé les torrents
sur les plis de sa robe
et tracé le chemin
entre ses seins de matrone

à quelle heure part le train du désir
quelle gare pour la caresse
quel guichet pour le baiser
quel terminus pour le plaisir

la garde-barrière dit que l'amour arrive à l'heure

Pierre-André Milhit (1954- ), La garde-barrière dit que l'amour arrive à l'heure, Gollion, Editions d'autre part, 2013.