Marie Javet – On connaît la légende du pont du Diable, dans le canton suisse d'Uri: en 1595, Satan vient proposer aux habitants de Schöllenen de leur construire, au-dessus de gorges périlleuses, un pont en pierre solide en une seule nuit, contre la première âme à franchir le pont. Pour berner le Malin, les villageois décident de faire passer un bouc... Sur le ton du livre d'horreur, "Tunnel pour l'enfer", dernier roman de Marie Javet, relate la vengeance de Satan, à déguster froide.
C'est lors des festivités liées à la première traversée du tunnel ferroviaire de base du Saint-Gothard, bel et bien organisées le 1er juin 2016, que l'auteure situe ce moment de revanche. À cette occasion, il espère mettre sous sa dent quelques personnalités politiques suisses et européennes de premier plan (on repère Doris Leuthard, Angela Merkel, François Hollande...), à l'occasion d'un spectacle théâtral qui a effectivement eu lieu, suscitant des avis contrastés. Ainsi l'auteure mêle-t-elle histoire et fiction, jusqu'à une scène finale aux ambiances paroxystiques et jubilatoires de pandémonium.
Du diable, l'écrivaine trace un portrait fascinant. Lorsqu'il prend forme humaine, en vadrouille sur Terre, on le voit se balader en costume Hugo Boss (comme les SS, tiens!), entouré d'un halo de soufre, et tenter quelques âmes dans l'espoir de les ramener en enfer. Mais c'est aussi un ange déchu dérisoire, Adversaire aux méthodes artisanales, archaïques et peu efficaces.
Le diable du "Tunnel pour l'enfer" peut aussi être une apparition fantasmagorique, liée à certains états de fatigue comme ceux des mineurs qui, depuis 1999, creusent le tunnel de base du Saint-Gothard. L'auteure suggère qu'en creusant si profond, les hommes semblent s'approcher de l'enfer. Ce qu'elle souligne entre autres en indiquant qu'il fait chaud sous le massif alpin, et que la roche réserve son lot de surprises.
En bon livre d'horreur nourri de fantastique, "Tunnel pour l'enfer" recèle certes son lot d'hémoglobine, d'os brisés et de visages trop pâles pour être vivants. Mais l'horreur peut se faire plus diffuse aussi, par exemple lors de l'évocation des conditions de travail dangereuses, quasi infernales, imposées aux mineurs – en particulier du temps de Louis Favre, concepteur du premier tunnel du Saint-Gothard – ou de tentations sordides, aussi difficiles à soutenir que l'alcool pour un alcoolique devenu abstinent.
Et l'art du diable, consistant à diviser, trouve plusieurs terrains de jeu dans "Tunnel pour l'enfer": discussions pour savoir où s'arrête le théâtre et où commence le réel lors du spectacle inaugural, et aussi un épilogue qui se déroule en Chine, en des temps tout proches qui donneront à Satan l'occasion de devenir l'Adversaire 2.0, au top de la modernité.
"Tunnel pour l'enfer" est construit de manière simple. Ce court roman trouve ses racines dans l'Histoire des Alpes, comme souvent dans les publications de l'éditeur Gore des Alpes, et se développe dans une actualité récente, bien réelle et mémorable. Traversé par quelques gags et malices récurrents (Satan sans cesse nommé Samuel et agacé en conséquence, les citations de "Sympathy for the Devil" des Rolling Stones...), il n'en est pas moins délicieusement... diabolique!
Marie Javet, Tunnel pour l'enfer, Ardon, Gore des Alpes, 2022.
Le site des éditions Gore des Alpes.
Lu par Francis Richard, Rebecca.