mercredi 31 août 2022

Le diable s'habille en Hugo Boss... et hante les tunnels

Marie Javet – On connaît la légende du pont du Diable, dans le canton suisse d'Uri: en 1595, Satan vient proposer aux habitants de Schöllenen de leur construire, au-dessus de gorges périlleuses, un pont en pierre solide en une seule nuit, contre la première âme à franchir le pont. Pour berner le Malin, les villageois décident de faire passer un bouc... Sur le ton du livre d'horreur, "Tunnel pour l'enfer", dernier roman de Marie Javet, relate la vengeance de Satan, à déguster froide.

C'est lors des festivités liées à la première traversée du tunnel ferroviaire de base du Saint-Gothard, bel et bien organisées le 1er juin 2016, que l'auteure situe ce moment de revanche. À cette occasion, il espère mettre sous sa dent quelques personnalités politiques suisses et européennes de premier plan (on repère Doris Leuthard, Angela Merkel, François Hollande...), à l'occasion d'un spectacle théâtral qui a effectivement eu lieu, suscitant des avis contrastés. Ainsi l'auteure mêle-t-elle histoire et fiction, jusqu'à une scène finale aux ambiances paroxystiques et jubilatoires de pandémonium.

Du diable, l'écrivaine trace un portrait fascinant. Lorsqu'il prend forme humaine, en vadrouille sur Terre, on le voit se balader en costume Hugo Boss (comme les SS, tiens!), entouré d'un halo de soufre, et tenter quelques âmes dans l'espoir de les ramener en enfer. Mais c'est aussi un ange déchu dérisoire, Adversaire aux méthodes artisanales, archaïques et peu efficaces.

Le diable du "Tunnel pour l'enfer" peut aussi être une apparition fantasmagorique, liée à certains états de fatigue comme ceux des mineurs qui, depuis 1999, creusent le tunnel de base du Saint-Gothard. L'auteure suggère qu'en creusant si profond, les hommes semblent s'approcher de l'enfer. Ce qu'elle souligne entre autres en indiquant qu'il fait chaud sous le massif alpin, et que la roche réserve son lot de surprises.

En bon livre d'horreur nourri de fantastique, "Tunnel pour l'enfer" recèle certes son lot d'hémoglobine, d'os brisés et de visages trop pâles pour être vivants. Mais l'horreur peut se faire plus diffuse aussi, par exemple lors de l'évocation des conditions de travail dangereuses, quasi infernales, imposées aux mineurs – en particulier du temps de Louis Favre, concepteur du premier tunnel du Saint-Gothard – ou de tentations sordides, aussi difficiles à soutenir que l'alcool pour un alcoolique devenu abstinent.

Et l'art du diable, consistant à diviser, trouve plusieurs terrains de jeu dans "Tunnel pour l'enfer": discussions pour savoir où s'arrête le théâtre et où commence le réel lors du spectacle inaugural, et aussi un épilogue qui se déroule en Chine, en des temps tout proches qui donneront à Satan l'occasion de devenir l'Adversaire 2.0, au top de la modernité.

"Tunnel pour l'enfer" est construit de manière simple. Ce court roman trouve ses racines dans l'Histoire des Alpes, comme souvent dans les publications de l'éditeur Gore des Alpes, et se développe dans une actualité récente, bien réelle et mémorable. Traversé par quelques gags et malices récurrents (Satan sans cesse nommé Samuel et agacé en conséquence, les citations de "Sympathy for the Devil" des Rolling Stones...), il n'en est pas moins délicieusement... diabolique!

Marie Javet, Tunnel pour l'enfer, Ardon, Gore des Alpes, 2022.

Le site des éditions Gore des Alpes.

Lu par Francis Richard, Rebecca.

mardi 30 août 2022

Thierry Girandon, le Forez à hauteur d'enfant

Thierry Girandon – Elles sont nombreuses, les nouvelles qui composent "Le petit Sauvagneux", recueil signé Thierry Girandon. Leurs titres sont les noms de lieux-dits du Forez et suggèrent un ancrage local profond. Et à travers le personnage de Jean, l'auteur dessine avec acuité et poésie quelques moments d'une enfance vécue dans les années 70 et 80 du vingtième siècle. 

Et ça va secouer! En effet, l'auteur ne se contente pas de raconter des moments mignons du passé, dans un souci de nostalgie rassurante. Partant sans doute de son vécu, il a compris que l'enfance est ce moment où le bien et le mal ne sont pas encore clairs pour la personne, pas plus que le vrai et le faux. Adoptant une écriture distancée à la troisième personne, il raconte. Et c'est tout. 

Et c'est quand il ose l'image qu'il fait le plus mal: là où l'adulte voit le mal, l'enfant voit juste l'action. Jean se laisse ainsi entraîner par Gilles, un aîné particulièrement dégourdi, à découvrir ce qu'il y a sous les jupes des filles, mais aussi à tuer des chats ou à réitérer des rituels nazis (le salut fasciste, ça claque dans la cour de récré!) sans en capter le caractère choquant.

De cette manière, l'écrivain place entre les mains du lecteur la question presque taboue de l'innocence de l'enfance, en mode "je pose ça là". Innocent, l'est-on vraiment lorsque l'on jette par jeu une collègue d'école au feu, qu'on tue des fourmis pour le plaisir? Et plus largement, ce sont les comportements de tout un chacun qu'il interpelle: qui n'a jamais fait de mal, dans son enfance et en se sentant innocent, à un animal familier, voire à un humain?

L'utilisation des toponymes du Forez comme titres de chapitres suggère un ancrage local du côté de Saint-Etienne, mais force est de relever que "Le petit Sauvagneux" pourrait fonctionner, à peu de chose près, n'importe où ailleurs. Côté humain, on l'a vu, ce recueil fonctionne sur des ressentis universels – il convient d'ajouter que la question de la transmission intergénérationnelle est aussi évoquée au travers des jeux de cartes, présentés comme une compétence à la fois complexe et qu'il faut maîtriser. Ces jeux à la terminologie ésotérique sont présents partout en Europe si ce n'est dans le monde – et que l'auteur le sache: apprendre à jouer au yass, en Suisse, prend aussi les accents d'un rituel de passage.

Et côté décor, l'auteur renvoie constamment à des réalités universelles, qu'il fusionne dans un village qui ne dit même pas son nom: s'il a été imaginé dans le Forez, il peut se trouver partout. Partout, en effet, on trouvera le bonhomme handicapé par un pied bot qui fait peur à tout le monde et noie cette aura indésirable dans l'alcool; partout aussi, l'on trouvera cet enseignant qui tape sur les doigts des élèves désobéissants, de même que ces gamins qui cherchent à savoir quoi faire de leur quiquette ou de leur vulve. Cela, sans oublier enfin l'épicière près de ses sous, dont l'auteur dessine un portrait gratiné à base de verrues plurielles et mal placées – c'est là que s'exprime le génie de portraitiste de l'écrivain, capable de se mettre dans les chaussures d'un gamin, ou au plus tard d'un préado.

Combines de gosse, préfigurant les combines d'adultes dont les enfants eux-mêmes sont témoins (on pense à la poupée gonflable de tel idiot du village, ou alors aux revues qu'un père conserve, presque parfaitement cachées, ou encore aux jeux de guerre...): "Le petit Sauvagneux" dessine, à hauteur des yeux d'un enfant qui prend la vie comme il la voit, l'humanité en roue libre d'une certaine France, vivant loin même des villes moyennes, plus ou moins épargnée par les assauts de la modernité, tranquille avec ses parts d'ombre et de lumière. Et interpelle le lecteur adulte sur ce qu'il a vu, vécu, ressenti naguère, voire à y revenir.

Thierry Girandon, Le petit Sauvagneux, Lyon, Utopia Editions, 2019.

Le site d'Utopia Culture.


lundi 29 août 2022

Sylvie Barbalat, le destin d'oiseaux de passage

Sylvie Barbalat – "Au rythme des oiseaux", c'est vers le nord à la saison belle, vers le sud lorsqu'il commence à faire froid, comme les hirondelles. C'est ainsi que s'organise Chloé, le personnage principal du dernier roman de l'écrivaine suisse Sylvie Barbalat. En effet, Chloé est une jeune femme qui exerce le métier de "cycliste autosponsorisée". Concrètement, elle sillonne les routes d'Europe, libre comme l'air, mendiant çà et là de quoi vivre, luttant contre les adversités et profitant des cadeaux de la vie avec son rat Lazare. Tout change lorsque Chloé tombe sur un gars en hypothermie, échoué sur une plage de Chios. Ce gars, c'est un migrant syrien nommé Daoud. Il va l'accompagner à travers l'Europe.

L'écrivaine met en scène, on l'imagine volontiers, deux caractères forts qui vont s'entrechoquer. Chloé est bien entendu jalouse de sa liberté de cycliste, qui cache peut-être le besoin d'une fuite par rapport à une vie qui n'a pas été de tout repos, avec son cortège de dépendances et de relations familiales conflictuelles. De son côté, Daoud, étudiant et poète marqué par la guerre, se sent responsable de celle qui l'a sauvé. Et bien sûr, l'un comme l'autre a son sens de l'honneur, sa manière de se frayer une voie dans cette jungle qu'est l'existence quand on évolue en marge du système, de gré ou de force.

"Au rythme des oiseaux" est chargé de questionnements sociaux. La question de la dépendance est abordée au travers des drogues, légales ou non, mais aussi, d'une certaine manière, au travers des attachements que la vie dessine. "L'amour est-il une drogue?" se demande-t-on en voyant la manière dont Chloé et Daoud l'envisagent. Avec Daoud, la romancière se donne par ailleurs l'occasion de créer un personnage de migrant doté d'une épaisseur certaine, jusqu'à ses cauchemars et à ses inquiétudes du quotidien, dûment travaillé, sans pathos. Il suscite ainsi l'empathie du lecteur malgré son tempérament possessif, limite toxique à force de vouloir être toujours là pour Chloé et la protéger malgré elle: il faut beaucoup de force de caractère à Chloé pour ne pas aliéner sa chère liberté.

La question de la religion, et plus largement du mysticisme, est présente aussi dans "Au rythme des oiseaux", et crée aussi quelques chocs entre les personnages. Elle n'épargne pas Chloé, athée par dépit; elle concerne également Daoud, musulman qui ne connaît guère que le contexte de l'islam. Du côté de l'entourage de Chloé, c'est le christianisme qui règne, avec des zones d'ombre mais aussi, au travers de tante Yvonne, la question des secrets de guérison – une intervention permet ainsi, et c'est malicieux, de quasi-ressusciter le rat Lazare, victime d'une attaque de rapace... Mais peu à peu, l'auteure rapproche ces traditions spirituelles, en une manière résolument humaniste.

A l'instar de Daoud, chacun des personnages de "Au rythme des oiseaux" est travaillé en profondeur, et tous ont leurs zones d'ombre et leurs secrets, qu'ils soient oiseaux de passage (Daoud est fauconnier, en plus...) ou paisibles fonctionnaires fédéraux – sans oublier le compagnon à quatre pattes de Chloé. Cela permet de créer un univers où les relations interpersonnelles fonctionnent sans qu'elles ne sonnent jamais faux, même si elles empruntent des voies originales – pensons à Daoud qui, chargé par Chloé d'écrire un SMS par semaine à sa mère Corinne pour dire que tout va bien, va finir par lui écrire de vraies lettres qui seront un ferment de complicité... qui se traduira par un soutien bienvenu plus tard et mettra de l'huile dans les liens entre Chloé et Corinne. Et l'on finit par s'attacher à toute cette brassée de personnages.

Sylvie Barbalat, Au rythme des oiseaux, Lausanne, Plaisir de lire, 2022.

Le site des éditions Plaisir de lire.


dimanche 28 août 2022

Dimanche poétique 554: Amalita Hess

Le temps du sourire

Ne pleure pas mon âme
le temps du souffrir 
n'est plus.

Son parcours de cendre et de suie
a suspendu ses derniers sanglots
laissant derrière lui
ses jours bourbeux et ses nuits graveleuses.

Réjouis-toi mon âme
le temps du sourire
est à nouveau.

Orpailleur de l'espace, il ravive sur son passage
les teintes délavées des souvenirs heureux
et jette sur nos épaules
la scintillante cape de l'émerveillement.

En écoutant "l'Aria" du Deuxième mouvement de la 3e suite pour orchestre en ré majeur de J. S. Bach.

Amalita Hess (1936- ), Au clair de ta joie, Fribourg, Editions du Cassetin, 2002.



samedi 27 août 2022

Étienne Barilier, nouvel oulipien? L'affaire est dans le bus...

Étienne Barilier – Plusieurs écrivains se sont amusés à revisiter les "Exercices de style" de Raymond Queneau. 75 ans après leur parution, l'écrivain suisse Étienne Barilier s'est donné pour défi de remettre ça, d'une manière à la fois personnelle et ancrée dans l'héritage quenellien. 

Cela donne "Exercices de style éroti-comiques", soit 99 fois une histoire un chouïa coquine qui mêle amours adolescentes au fond du bus (l'X, cette fois, héritage transformé de Queneau), voyeurisme et tentative avortée de candaulisme. Cette histoire renouvelée a quelque chose des nouvelles du temps du "Décaméron" de Boccace, et l'auteur l'assume. On peut imaginer, tant elle leur colle à la peau, qu'elle a été conçue exactement pour tirer le meilleur des contraintes que représentent les styles choisis par Raymond Queneau dans ses "Exercices de style": à quelques libertés près, Étienne Barilier les a repris tels quels.

Et dans ces nouveaux "Exercices de style éroti-comiques", on rigole beaucoup, plus encore que chez Raymond Queneau. L'auteur ne manque pas de jouer avec les codes de la nouvelle leste de la Renaissance, et cache quelques contrepèteries croustillantes çà et là pour surprendre et amuser le lectorat. Quant à "Hellénismes", l'auteur y glisse les étymologies grecques inattendues, sans doute alternatives, de quelques mots bien vaudois – voilà un soupçon discret d'ancrage local de la part de l'écrivain suisse, comme une pincée de sel.

Les mots et les sonorités résonnent entre elles, chaque élément du livre apparaissant comme un nouveau trésor travaillé avec un grand souci du détail et du rythme pour qu'à chaque étape, le lecteur se sente plongé dans un nouvel univers – malgré le caractère identique de l'histoire, énoncée dans "Notations" comme il se doit. Le vers est également utilisé, l'auteur choisissant une forme néoclassique de l'alexandrin pour "Alexandrins" et "Sonnet".

De plus, louvoyant entre les styles imposés par Raymond Queneau et se les appropriant pour en faire quelque chose de neuf, l'écrivain n'hésite pas à jouer avec les points de vue, focalisations et regards, avec virtuosité. Le lecteur peut se retrouver dans la tête d'un des personnages (même le chauffeur de bus, réincarnation du stéréotype du vieux vicelard) ou à la place d'un narrateur extérieur plus ou moins omniscient, lui-même doté d'une personnalité propre qui le fait s'exprimer de telle ou telle manière. 

Chacune des 99 séquences des "Exercices de style éroti-comiques" est ainsi travaillée en finesse, dans un souci de recherche de résonances et de nouvelles possibilités. Ce sont pourtant bien les grands jeux de la littérature que l'écrivain fait sonner, tour à tour, au fil des pages, pour offrir un petit livre qu'on lit avec gourmandise et qui, face à son illustre modèle, ne démérite nullement – bien au contraire! C'est un festival de jeux de mots et de styles, et un bijou néo-oulipien à découvrir.

Étienne Barilier, Exercices de style éroti-comiques, Prilly, Presses Inverses, 2022.

Le site d'Étienne Barilier, celui des éditions Presses Inverses.

Plusieurs ouvrages ont relevé le défi des exercices de style. Citons-en deux, que je connais un peu.

Bernard Demers, Les nouveaux exercices de style, Paris, Le Pré aux Clercs,1991. (même histoire que Queneau, autres styles)

Collectif, 99 variations façon Queneau, Vermiscellanées, 2018. (autre histoire, autres styles)


vendredi 26 août 2022

Philippe Bihouix, promesses et angles morts du low tech

Philippe Bihouix – Imaginer l'avenir en low tech: c'est l'exercice de haute voltige auquel se livre l'ingénieur Philippe Bihouix, spécialiste de la finitude des ressources minières, dans son essai "L'Age des low tech". 

À défaut de convaincre totalement, et malgré son côté progressivement jusqu'au-boutiste, force est de relever qu'il interpelle.

Convaincant sur les limites du concept de croissance

Exposant les impasses identifiables d'une croissance sans fin dans un monde fini, sa première partie est sans doute la plus convaincante. Convoquant l'histoire, ancienne même, l'auteur excelle dans la description des cercles vicieux qui accélèrent aujourd'hui l'exploitation à outrance de la planète où nous vivons. 

En particulier, il donne la mesure du caractère non renouvelable de certaines ressources, le pétrole certes, mais aussi les métaux rares qui truffent les outils électroniques ou numériques qui hantent notre quotidien et qu'il faut aller chercher toujours plus loin, toujours plus profond, quitte à détruire des écologies proches ou lointaines ou à y bouffer beaucoup d'énergie. Efficience, adieu!

Il expose également les limites des démarches de recyclage et d'économie circulaire en mettant en évidence les pertes qui surviennent à chaque cycle: matériaux recyclables mais non recyclés, perdus, métaux rares dispersés donc indisponibles pour un second tour. 

Décroissance et présomptions

Dès lors, on voit venir l'auteur: rejetant avec force une "croissance verte" dopée par le numérique et le tout-électrique gourmands en énergie, il consacre la suite de son ouvrage à évoquer des dynamiques de décroissance vertueuse, à partir d'actes plus ou moins simples ou radicaux, accessibles à tout un chacun ou impossibles à mettre en œuvre sans limiter les libertés individuelles pour le bien des citoyens. 

Dès lors, apparaît la tentation, pas toujours assumée par l'auteur, de décider ce qui est bon pour le citoyen, à sa place. Ainsi, lorsqu'il considère que le poinçonneur des Lilas ou la caissière de supermarché (p. 161) ne font pas un travail humain valorisant (et que, sous-entendu, ces emplois peuvent disparaître sans dommage), on a envie de lui répondre sans ménagement: "Qu'est-ce que vous en savez, que savez-vous de la vie de ces personnes?". 

C'est avec ce genre de raisonnement qu'on remplace les chauffeurs d'autobus, dont la profession est jugée ingrate, par des navettes autonomes qui bouffent de la planète à grand renfort de métaux rares, comme le rappelle brillamment Célia Izoard dans "Merci de changer de métier". On pourrait aisément ajouter, dans cet esprit, que le poinçonneur des Lilas est toujours plus biodégradable, donc plus low tech, que la borne de plastique et de métal qui l'a remplacé à Paris, et où l'on glisse son ticket de métro. A radical, radicale et demi...

Pisser dans le jardin des autres?

Les propositions de sortie du tout-numérique sont exposées par l'auteur de façon croissante, de façon générale, de la plus légère pour l'individu (des choses à portée de n'importe qui: réutiliser ses sacs de commissions, par exemple) jusqu'à la plus radicale, y compris au niveau des villes, par exemple le retour aux couches-culottes lavables avec un service de lavage par quartier. 

Il sera même question d'amour, vous savez, ce truc spontané et formidable qui ne devrait pas être pollué par de telles considérations: pourquoi offrir des diamants (sales) ou des fleurs (coupées et venues de loin) à sa bien-aimée? Culotté (si j'ose dire!), l'auteur va jusqu'à suggérer (p. 245) que lorsqu'on est invité, il vaudrait mieux proposer d'aller pisser dans le jardin de la maîtresse de maison pour en enrichir la terre. Hum...

De façon générale aussi, et c'est une piste intéressante parce qu'elle suggère que c'était mieux avant, l'auteur essaie, à partir d'exemples précis, de cerner à quel moment du progrès l'humanité aurait pu, dû s'arrêter – et auquel une décroissance raisonnée pourrait revenir, sans revenir à la bougie et aux cavernes, en vue de créer "une civilisation techniquement soutenable".

Des réflexions, de l'outrance et un angle mort

On l'a compris: "L'âge des low tech" est un livre qui a ses outrances, ses iconoclasmes qui le desservent quelque peu, et qui, assumant la possibilité d'une restriction des libertés individuelles, a tendance à dire pour chacune et chacun ce qui est bien ou mal, sans tenir compte du libre arbitre et de l'intelligence des humains – c'est son penchant totalitaire. Ces réserves mises à part, c'est un essai qui donne de la matière à réfléchir, richement documenté et informé. Certaines de ses idées sont du reste déjà passées dans le logiciel des écologistes politiques d'aujourd'hui, par exemple la tarification progressive de l'eau chaude ou des matières de chauffage. 

Mais il y a un angle mort dans son propos: les gouvernements, si verts qu'ils soient, ne renonceront jamais au high tech, en raison des possibilités de flicage qu'il offre – ce qui résonne avec le côté rassurant qu'une sorte de dictature molle offre à certains citoyens, on l'a vu au travers de la pandémie de covid-19. Aucun politique ne voudrait voir advenir le monde joyeux, certes romantique, peuplé d'hommes et de femmes festifs vivant en petites communautés harmonieuses, à l'abri des caméras de surveillance, des gadgets intelligents et de l'argent dématérialisé qui, échangé par cartes, laisse des traces ici et là, rompant avec la discrétion low tech du cash: ce serait décidément trop libre. Quid des citoyens? Le débat, potentiellement révolutionnaire, est ouvert.

Philippe Bihouix, L'âge des low tech, Paris, Seuil, 2014.

Lu par Damien Pobel.

lundi 22 août 2022

Marie Vareille, pour que la vie ait un peu plus de goût

Marie Vareille – Ce qui s'impose d'entrée de jeu dans le roman "Ma vie, mon ex et autres calamités" de Marie Vareille, c'est le thème réconfortant de la bouffe. Constamment, les personnages se montrent attentifs à ce qu'ils mangent, et l'on salive rien qu'à penser à la boutique de la mère de Chiara qui, tenant boutique à Paris, vend du bon jambon en provenance directe d'Italie. Cela, sans compter le tropisme culinaire de Juliette, licenciée d'une sorte de bullshit job aride et administratif à la suite d'une affaire foireuse (le lecteur s'offusque tout de suite, là...) de factures non conformes.

Mais prenons les choses dans l'ordre. Donc, Juliette est le moteur de "Ma vie, mon ex et autres calamités". Licenciée par son employeur, elle se fait de surcroît lâchement plaquer par Nicolas, cet étudiant en philosophie qu'elle soutient parce qu'il est, apparemment, l'homme de sa vie. Et voilà: en voulant récupérer ce Nicolas qui n'en a que pour Caroline (ça sonne un peu pareil, d'ailleurs – à l'envers, en secouant un peu, essayez!), Juliette va foncer aux Maldives, à sa poursuite. Et revisiter sa jeune vie d'un œil critique.

C'est là que le lecteur comprend qu'il est embarqué dans un roman feel-good qui illustre à merveille l'idée qu'à sa mesure, chacun doit sortir de sa zone de confort pour mieux s'accomplir et réaliser ses rêves. C'est un peu convenu comme philosophie, mais dès lors qu'il s'agit de la mettre en scène, force est de relever que l'écrivaine se révèle brillante en alternant l'ordinaire et l'exceptionnel. Sortir de sa zone de confort, en effet, c'est surmonter sa peur de l'avion (pour traquer l'ex jusqu'aux Maldives), aller au-delà du côté piquant d'un voyageur dans l'avion (Mark, diablement sexy et diablement corrosif) pour voir ce qu'il a dans le bide, surmonter la crainte du banquier (chômeuse, Juliette n'a pas un sou d'avance) et même nager avec des requins. 

Dès lors, le tour aux Maldives, touristique s'il en est, dans un genre finalement très ordinaire, prend pour Juliette les apparences d'un voyage initiatique qui va la remuer jusqu'au tréfonds. Le lecteur voit ce personnage évoluer, et se surprend bien entendu à se demander comment elle peut encore avoir envie de vivre avec Nicolas, un personnage falot qui se permet de la tromper – sa seule circonstance atténuante étant qu'il a tapé dans l'œil d'une grande amie d'enfance – alors qu'elle va jusqu'à financer sa thèse à la sueur de son front, mobilisée par la chimère d'un possible mariage.

Côté mec, le personnage de Mark apparaît rapidement, aux yeux du lecteur, comme le remplaçant goûtu de Nicolas dans les bras, le lit et l'état-civil de Juliette. Il y a quelque chose de Rhett Butler dans ce personnage assertif, entrepreneur financièrement et symboliquement à l'aise, capable de mettre gentiment quelques claques morales à une Juliette qui, en tout cas en début de roman, paraît plutôt prompte à courir après le rêve fadasse d'une vie sans surprise avec son thésard qui la trompe avec sa clique de barbus qui se piquent de penser.

Et la bonne bouffe, alors? C'est elle qui dénoue "Ma vie, mon ex et autres calamités" car c'est grâce à elle que Juliette va réaliser son rêve inavoué, qui se confond avec un métier porteur de sens: nourrir son monde et lui faire plaisir. Les personnages secondaires finiront aussi par trouver leur voie, en particulier Chiara, la séductrice italienne (et la meilleure amie de Juliette, un rôle révélateur indispensable) qui finit dans les bras d'un gynécologue aux complets gris qu'elle aime passionnément. 

Pour ne rien gâcher, "Ma vie, mon ex et autres calamités" est porté par une écriture pétillante, bourrée de petits jeux de mots et de comparaisons malicieuses – sans compter les scènes cocasses comme le moment où Juliette visite une agence de voyages tout heureuse d'avoir enfin de la clientèle à lessiver. Cette écriture sert à la narration de l'histoire aux couleurs exotiques d'une Juliette qui identifie une nouvelle route rêvée dans sa vie, modeste mais satisfaisante (aurea mediocritas, disait-on naguère...), et, à la manière d'un roman feel-good, trouve les moyens de poursuivre sa légende personnelle (mais que vient faire ici "L'Alchimiste" de Paulo Coelho?). Cela, après une démarche simple et courageuse, tortueuse un peu quand même, invitant à réaménager un peu sa vie pour qu'elle ait davantage de goût...

Marie Vareille, Ma vie, mon ex et autres calamités, Paris, Charleston, 2019.

Le site de Marie Vareille, celui des éditions Charleston.

dimanche 21 août 2022

Dimanche poétique 553: Véronique Audelon

Sensuelle odyssée...

Voyage de ma bouche
Venant puiser sur tes lèvres
L'ivresse d'un baiser...

Voyage de ma main
Découvrant vallons et monts
De ton corps abandonné...

Voyage de mes lèvres
Savourant chaque grain
De ta peau délice...

Voyage de mes doigts
Parcourant sur ta peau claire
Tes chemins de volupté !

Point n'est besoin, mon Amour,
De m'offrir des voyages exotiques
Aux plages paradisiaques...

Ton corps
Est le plus beau pays du monde !

Véronique Audelon (1955- ). Source: Bonjour Poésie.

jeudi 18 août 2022

Pierre Corneille, plume de Molière? Eve de Castro rouvre le dossier

Eve de Castro – Molière aurait eu quatre cents ans cette année. Voilà qui vaut bien un roman! L'écrivaine Eve de Castro s'est plongée pour l'occasion dans la vie du comédien, fondateur de l'Illustre Théâtre, et de son entourage. Cela donne "L'autre Molière", un saisissant roman polyphonique qui offre la possibilité de voir l'auteur du "Misanthrope" sous un jour inhabituel.

Solidement informé et éclairé à sa manière, "L'autre Molière" reprend, en lui donnant un tour vraisemblable, une hypothèse récurrente de l'histoire littéraire française: Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, ne serait pas l'auteur des pièces de théâtre qu'on lui attribue, celles-ci étant en réalité, peu ou prou, de la plume de Pierre Corneille. Ce faisant, l'auteure ajoute sa contribution à une idée qui a eu ses adeptes par le passé, Pierre Louÿs en tête, et qui refait régulièrement surface – on pense à Denis Boissier et à son essai "L'Affaire Molière" (2004).

Citant dans ses remerciements l'avocat et auteur belge Hippolyte Wouters, auteur de la pièce de théâtre "Le destin de Pierre" (que j'ai vue avec délectation à Bruxelles en 1997), elle s'inscrit dans la tradition d'une hypothèse non conformiste. Cette hypothèse a certes été réfutée par cette quasi-religion qu'on appelle aujourd'hui la science. Mais la littérature n'en a que faire, tant elle excelle à explorer les vérités alternatives et les zones d'ombre de l'Histoire – et à en dire: "et si c'était vrai quand même?".

Polyphonique? Le lecteur va goûter à coup sûr l'écriture aux accents dix-septiémistes de "L'autre Molière", une écriture qui retranscrit la parole des personnages de leur temps, transformés en purs esprits qui, de leur paradis, observent notre monde – celui entre autres où sévit un virus (ce qui résonne avec le thème très moliéresque des médecins, et aussi avec la maladie pulmonaire qui a eu raison de Molière). Le lecteur entendra ainsi tour à tour Corneille (dit Pierre - et son frère Thomas hante aussi ces pages), Molière (dit l'Intouchable), Madeleine et Armande Béjart (dites l'Accoucheuse et la Désirée), Michel Baron (dit Le Petit)... 

C'est là que les voix s'entrecroisent pour dessiner un univers pétri de secrets d'écriture, bien gardé pour que les affaires continuent et que les amours tiennent le choc. Ainsi, c'est le cœur autant que la raison qui pousse Corneille à passer à Molière des comédies qu'il ne peut représenter lui-même parce qu'elles sont trop éloignées de ce que l'on attend de lui: Armande Béjart devient "la Désirée", Molière apparaît bisexuel hilare. C'est donc tout un monde d'attirances et de rejets, raisonnables ou passionnés, que l'écrivaine compose avec justesse, dans le contexte d'une époque où il faut vivre vite parce qu'on meurt vite, de maladie ou par la volonté arbitraire d'un puissant – on pense aux scènes de décapitation que l'auteure relate, par la voix d'un de ses personnages qui a vécu sous Louis XIII.

L'écrivaine retrace ainsi toute la vie de Molière, patron d'une troupe de théâtre, en posant comme réelle l'hypothèse, à tout le moins, d'une consanguinité littéraire entre Corneille et Molière – l'auteure suggérant, dans son roman, que les jeux de masques et de prête-noms étaient usuels durant le Grand Siècle. Pour étayer ce propos, l'auteure met en scène un Pierre Corneille prompt à dénigrer les qualités de versificateur de Molière. Un autre personnage se demande quant à lui quand Molière, patron d'une troupe de théâtre, peut bien trouver le temps d'écrire, a fortiori à une cadence infernale (trois semaines, deux semaines pour une pièce, le roi l'a dit...). Cela, tout en montrant un Corneille qui se ruine en bougies pour versifier jusqu'au bout de la nuit.

C'est la mort de Molière qui ouvre le roman "L'autre Molière", mort signe d'une fin mais aussi d'une ouverture vers quelque chose d'autre – la création de la Comédie Française, toujours active comme on le sait, sur les bases des troupes de théâtre parisiennes de ce temps, par exemple. Faisant parler aujourd'hui les fantômes des génies hommes comme femmes d'hier, l'écrivaine rappelle que nous, humains vivant quelque part dans le monde en 2022, sommes leurs héritiers. Et développe une idée qui roule et rebondit, déjà féconde de plus d'une fiction.

Eve de Castro, L'autre Molière, Paris, L'Iconoclaste, 2022.

Le site des éditions L'Iconoclaste.

lundi 15 août 2022

Maman solo, expérience désenchantée

Carole Fives – Voici l'histoire d'une mère vivant en solo une relation prenante avec son fils d'environ deux ans. Le père est absent, à telle enseigne qu'il n'est même pas nommé – ni la mère d'ailleurs, ce qui en fait un archétype. Cette mère essaie d'exister autrement que comme mère, de respirer, volant des quarts d'heure de promenade à Lyon lorsqu'enfin, l'enfant s'est endormi. Pourtant, ces escapades ne sont pas cœur de "Tenir jusqu'à l'aube". Avec ce roman écrit au plus juste, rédigé de manière distancée à la troisième personne, l'écrivaine Carole Fives relate toute la difficulté qu'il y a à tenir un rôle de mère célibataire aujourd'hui en France – et sans doute ailleurs.

Mère, c'est avant tout l'invention d'une relation avec l'enfant. L'auteure la saisit à ce moment critique de la vie d'un enfant où celui-ci se révolte parce qu'il découvre que le monde ne tourne pas autour de lui et qu'il n'est pas le roi. La mère, quant à elle, paraît faire beaucoup pour l'enfant et exiger peu, acceptant de rester "à côté, à côté", subordonnée, de lui raconter une histoire de plus, de ranger ses affaires pendant qu'il dort. Cela, tout en cherchant désespérément, quand l'enfant lui en laisse le temps, des mandats dans le domaine de l'édition, susceptibles de payer quelques factures.

L'auteure s'abstient de la juger – et, habilement, elle laisse ses personnages le faire à sa place. C'est ainsi que "Tenir jusqu'à l'aube" révèle peu à peu son véritable fil rouge: celui de la description, froide et sans fard, de la condition de maman solo en ce début de vingt et unième siècle. L'égalité hommes-femmes? Il y a quelques lacunes de ce côté-là, certes, au niveau institutionnel et humain. Mais au travers des échanges aux accents terribles sur un forum où se retrouvent des mamans solos, l'auteure indique que c'est entre elles que les mères sont les plus impitoyables: pas question d'avouer ses faiblesses, ses coups de mou, ses envies de meurtre, tant il est vrai qu'aujourd'hui plus que jamais, un enfant est désiré. Quitte à ce qu'il soit roi.

Bien entendu, les pères en prennent aussi pour leur grade, qu'ils soient absents, qu'ils aient été chassés, qu'ils soient là sans vraiment l'être – l'auteure prend soin d'évoquer toutes ces nuances, sans oublier, de façon un peu plus optimiste, la possibilité de reconstruire une famille. Pour celle dont il est question dans "Tenir jusqu'à l'aube", cela pourrait passer, mais ce n'est pas évident, par le grand-père de l'enfant. Ou par une très hypothétique rencontre favorisée par une petite annonce. 

Enfin, si son roman est court et se décline en chapitres brefs, l'auteure y donne toute la mesure de la charge mentale, en créant un personnage de mère particulièrement précaire et vulnérable aux yeux d'une société constamment suspicieuse: tel médecin la prend de très haut, l'administration ne sort pas de ses petites fiches face à une détresse à bruit constant, la banque exige son dû tout comme les rares mandants qui lui confient un peu de travail. Cela, sans oublier les allers et retours à la crèche (à l'autre bout de Lyon, comme par hasard), et tant d'autres choses. Quant à la charge mentale, l'auteure l'illustre en détaillant un à un, à plus d'une reprise, tous les gestes qu'une mère peut faire pour son fils. Cela n'a l'air de rien, mais ça finit par la bouffer tout entière.

Brisant l'idée mythique d'une maternité faite d'un bonheur sans mélange, peut-être soutenue à grands coups d'autosuggestion, la romancière évoque ainsi dans "Tenir jusqu'à l'aube" ce que la condition de mère peut aujourd'hui comprendre de luttes et de désenchantements, entre un entourage défaillant et la forte injonction sociale de perfection qui pèse sur les mères, fussent-elles solo. La lutte, à mort peut-être, en vaut-elle la peine? Cette question, c'est au travers du texte "La Chèvre de Monsieur Seguin" qu'elle se pose, par image. Et c'est là que les moments volés à la nuit de sommeil prennent leur sens: pour la mère comme pour la chèvre, elles ont le goût enivrant et galvanisant de la liberté. De quoi tenir le coup, au moins jusqu'à l'aube.

Carole Fives, Tenir jusqu'à l'aube, Paris, L'Arbalète Gallimard, 2018.

Le site de Carole Fives.

dimanche 14 août 2022

Dimanche poétique 552: Vincent Voiture

Chanson

Les demoiselles de ce temps
Ont depuis peu beaucoup d'amans,
On dit qu'il n'en manque à personne,
L'année est bonne.

Nous avons veû les ans passez,
Que les galans estoient glacez ;
Mais maintenant tout en foisonne,
L'année est bonne.

Le temps n'est pas bien loin encor
Qu'ils se vendoient au poids de l'or,
Et pour le present on les donne,
L'année est bonne.

Le soleil de nous rapproché,
Rend le monde plus échauffé ;
L'amour regne, le sang bouillonne,
L'année est bonne.

Vincent Voiture (15497-1648). Site: Bonjour Poésie.

jeudi 11 août 2022

Rêves et rondeurs, un moment au village avec les femmes de Paul Fournel

Paul Fournel – Grosses? Elles le sont peut-être, sans doute même, les femmes qui peuplent le recueil de nouvelles "Les grosses rêveuses" de Paul Fournel. Pas nécessairement par leur physique, mais surtout parce que leurs rêves finissent par occuper toute la place de tranches de vie familières que le lecteur (re)découvre au fil des pages.

Si "Les grosses rêveuses" se présente comme un recueil de nouvelles, ce petit livre a aussi des airs de roman. Si chaque texte est en effet construit dans une unité d'action typique de la nouvelle, chute incluse, en effet, le jeu serré de la récurrence d'un petit nombre de personnages confère à l'ensemble une dynamique de roman – d'autant plus que le lecteur voit vieillir ces personnages, généralement féminins bien sûr, du livre.

Cette récurrence des personnages concourt à l'ambition de l'écrivain de dessiner un milieu familier. Cette ambition se retrouve aussi dans l'écriture, toujours ancrée dans le concret et dans des réalités familières à tout un chacun, témoins d'une France intemporelle: "Les grosses rêveuses" trouve son cadre dans un village où tout le monde se connaît, où l'on trouve des lieux aussi typiques, apparemment immuables, qu'une boucherie, une confiserie ou une église. Immuables? On les aurait aimés tels: ce recueil a quarante ans tout rond, et tout cela a pas mal disparu depuis.

Et qui sont-elles, ces villageoises? "La danseuse", première nouvelle du recueil, fait figure de chapitre d'exposition en mettant en scène un bal villageois rituel où tout le monde se retrouve pour gambiller, et s'observe pour commérer ensuite. C'est habilement troussé: les phrases et les idées ressassées, récurrentes au fil des lignes, paraissent tourner en rond comme le font les danseurs au rythme de la musique. Et en peu de pages, le lecteur connaît tout le monde: on est au village.

Dès lors, l'auteur relate avec adresse des scènes d'apparence ordinaire, mais auxquelles un léger décalage permet d'ouvrir la porte du rêve en permettant à ces femmes, tantôt nommées tantôt prénommées (il y a Thérèse qui rit quand on la..., Claudine qui est passée à la télé avec Léon Zitrone, la grosse Claudine, Jeannine qui aime les pâtisseries), tantôt nommées (la veuve Wasserman, qui vit dans le garage de la belle maison rêvée et bâtie par son défunt mari), de se "faire des films" – excellente idée de l'auteur, puisqu'après tout, l'humain est champion dans ce fol exercice d'extrapolation.

Alors oui, le titre tient sa promesse: il sera aussi question de rapport au corps dans "Les grosses rêveuses", et ceux qui le prennent au premier degré peuvent prendre ce recueil ainsi. Ils souriront à la chute un peu vache de la nouvelle "La surprise", qui annonce la teneur d'un cadeau suspect, bien plus violente qu'une bombe à retardement, seront déconcertés par l'issue de "Belle de lunch" provoquée par un compliment aimable a priori, ou surpris par l'interprétation toute personnelle qu'une femme donne au mot "orgasme" dans "La vie des mots". Ils seront épatés aussi par le rapport mal réparti à la danse des deux personnages féminins de "Soirée de gala", chacune n'ayant pas forcément le physique de ses envies.

Et avec ses sinuosités décrites dans la dernière nouvelle intitulée simplement "Le village", enfin, le village où se passe le recueil apparaît lui-même comme la femme ultime, gros (!) de toutes les petites intrigues bien concrètes et villageoises que l'écrivain dessine – secrets inclus, mine de rien. L'auteur manie ainsi le pinceau avec une souriante aisance pour dessiner la rondeur des femmes et de la vie, à la manière d'un Fernando Botero, caressant beaucoup, égratignant à peine. "Les grosses rêveuses"? On est dans leur village, et avec l'écrivain, on s'y love comme chez soi.

Paul Fournel, Les grosses rêveuses, Paris, Seuil, 1982/Points, 2011.

Le site de Paul Fournel, celui des éditions du Seuil, celui des édition Points.

Lu par Bernard Mirgain.

mercredi 10 août 2022

Sonja Delzongle, du sang dans la poussière

Sonja Delzongle – Je suis facilement attiré par les livres qui portent des titres identiques, écrits par des auteurs différents. Gageons du coup que si je n'avais pas lu l'excellent roman "Dust" de Gwénaëlle Kempter, je ne serais jamais venu au "Dust" de Sonja Delzongle. C'eût été dommage: avec "Dust", Sonja Delzongle signe un polar travaillé, glaçant dans ce qu'il donne à voir sans fard ni complaisance, dans le contexte rare de la police kényane.

C'est là qu'intervient la profiteuse française Hanah Baxter, mandatée pour donner un élan décisif à une enquête où la police piétine. Un regard extérieur assumé, non sans heurts: l'auteure ne manque pas de montrer, par les actes, les difficultés de Baxter à trouver sa place dans une équipe d'agents en place depuis longtemps, avec ses figures et ses baronnies, ses travers machistes aussi, placée sous la conduite de Ti Collins. Le lecteur apprend qu'il y a déjà eu une enquête où Hanah Baxter et Ti Collins ont collaboré.

Hanah Baxter est elle-même un personnage atypique, qu'on sent torturé: passé et présent sentimental (elle est attirée par les femmes), consommation de cocaïne. Surtout, elle fonctionne beaucoup à l'intuition et ses qualités de médium, matérialisées dans le roman par le pendule "Invictus", ont de quoi surprendre un lecteur plutôt habitué à des enquêtes où la raison prime, même si elle se fonde sur le flair.

Une enquête qui piétine? C'est celle qui tourne autour de ces croix de sang qui, périodiquement, apparaissent dans la poussière du sol kényan. Sang humain, sans cadavre à proximité. L'auteure démarre son récit au moment où l'enquête se débloque et en suit l'avancement, de façon minutieuse. Ce faisant, elle dévoile peu à peu le drame des enfants albinos du Kenya, traqués, tués et démembrés parce qu'ils sont supposés porter chance. Ici, ils sont même réduits en poudre... de perlimpinpin.

La romancière trouve le moyen d'offrir un regard large sur la condition des personnes albinos en faisant un lien avec le nazisme, qui s'en serait servi, lui, pour essayer de créer une chimérique race aryenne pure. De quoi suggérer qu'historiquement en tout cas, n'y a pas qu'au Kenya que les albinos ne sont pas en sécurité.

L'auteure excelle à installer une intrigue qui fiche le frisson. Surtout, son récit est porté par un climat de lourde méfiance envers les personnages: secondaires ou principaux, tous peuvent être du côté obscur de la force et plus que jamais, le lecteur va chercher ce qu'il y a au-delà des apparences. Dès lors, les surprises sont au rendez-vous. Elles sont le moteur de quelques retournements de situation efficaces.

"Dust", c'est à la fois la poussière d'albinos et la poussière du sol kényan, celle dans laquelle le sang des victimes s'incruste et se dessèche. C'est aussi la poussière des morts de la misère et du crime en général. Et c'est aussi le surnom donné à l'un des coupables, le processus de révélation allant crescendo jusqu'à l'insoutenable révélation finale. Celle-ci trouvera un contrepoint apaisant avec l'évocation de "La Ferme africaine" de Karen Blixen, qui permettra à Hanah Baxter de retrouver une certaine sérénité. Et au lecteur de se reposer après un roman âpre et sans concession.

Sonja Delzongle, Dust, Paris, Folio Policier, 2015.

Le site de Sonja Delzongle, celui de Folio Policier.

dimanche 7 août 2022

Dimanche poétique 551: Claire Elyse

Nuit deffroi

Nuit d’effroi ! De blafardes lueurs déchiquettent
Le ciel d’illuminations vacillantes et la silhouette
De La ville, au loin, grésille de tous les incendies
Et se livre, impuissante, aux pilleurs, aux bandits.

Les pauvres hères disputent leur pain aux corneilles
Qui s’abattent, comme une pluie noire, sans pareille,
Comme autrefois les villages étaient livrés aux loups,
Alors que manants étaient seulement armés de houes

Dans la rue l’on voit courir, de droite et de gauche,
Des hordes de gamins invités à la folle débauche.
La prison éventrée s’est vidée de ses prisonniers,
Brandissant machettes, fusils comme des guerriers.

Le feu et les hommes continuent leur travail de perse,
Quand venant du haut des nues s’abat enfin l’averse.
Les sirènes déchirent l’air et maintenant des soldats,
Casqués et en arme, tirent sans sommation, dans le tas

Lorsque le jour se lèvera, l’on comptera les morts.
Les blessés se sont cachés, craignant pour leur sort
Et dans l’encoignure d’une porte, blotti contre sa mère,
Encore accroché à son beau sein blanc, un enfant dort.

Claire Elyse. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 5 août 2022

"Casimodo Royal": Gordon Zola secoue les codes de James Bond, et au shaker!

Gordon Zola – Les amateurs de James Bond, et je sais qu'il y en a parmi les abonnés de ce blog, apprécieront sans doute à sa juste valeur "Casimodo Royal", premier roman d'une série qui ambitionne de parodier les films de James Bond. L'auteur? C'est l'expert ès parodies Gordon Zola, connu grâce à sa série des "Saint-Tin et son ami Lou" et à d'innombrables romans qui font à la fois rire et réfléchir.

"Casimodo Royal", c'est des jeux de mots à tour de bras, les plus fins côtoyant les plus improbables, sans oublier les plus attendus qu'on aime quand même, pour offrir au lecteur une occasion de rigoler à chaque phrase ou presque. C'est aussi un humour de situation maîtrisé et astucieux, par exemple lorsqu'une vieille dame aux airs d'Agatha Christie démente croit jouer au bridge alors qu'elle est embarquée dans un tournoi de poker sélect. Enfin, c'est un jeu parfaitement assumé sur les genres et les sexes, qui débute par le renversement ultime: l'alter ego de James Bond dans "Casimodo Royal" s'appelle Jane Bomb, matricule Eros Eros 7, et c'est une femme. Voilà qui promet un roman complètement secoué! Et au shaker, pas à la cuillère, s'il vous plaît... 

L'intrigue, bien entendu, mêle réalité et fiction en supposant que tous les acteurs qui ont joué James Bond au cinéma sont en réalité de véritables agents secrets au service du MI7 – héritier du MI6 du bon vieux temps de James Bond. Face à eux, Casimodo Royal, résurgence du personnage cher à Victor Hugo, que le lecteur voit apparaître dans une scène initiale particulièrement réussie en termes d'interpolation: le bonhomme fait partie du comité suprême du SPOULPE, présidé par Ernesto Bluff-Hell, qui s'est donné pour mission de dominer le monde par la terreur, et ce comité, qu'on voit réuni à Paris, a toutes les allures d'une concentration de gargouilles de Notre-Dame.

L'auteur revisite avec méthode et brio les codes indissociables de la série de films qui met en scène l'agent 007. Le lecteur se délectera ainsi du service Q, rebaptisé G. Point (le Point Gadget...) et comme toujours apte à proposer tout et n'importe quoi – sachant que même les trucs les plus improbables ("un slip éjectable, un pistolet d'hôpital à reconnaissance palmaire, une couche-culotte à effet de serre, une radio-suppositoire..." pour ceux-ci, ce sera une autre fois!) finiront par servir, simple question de scénario. Certaines péripéties, qu'il s'agisse du jeu de poker ou d'un voyage en train luxueux à grande vitesse à travers les Balkans, font figure d'hommage amusé aux films de James Bond.

Le fait de donner à l'agent Doubles Eros 7 des traits féminins à travers le personnage de Jane Bomb ouvre la porte à une réflexion, présente sans être moralisatrice (on est quand même là pour rigoler), sur les codes bien virilistes du cycle cinématographique. Cela ne va pas sans heurts, si l'on pense par exemple aux excès du réalisateur Terence Old, obsédé par l'idée de faire de la série de films un truc bien queer. Ce qui va choquer un certain Daniel Craig, le vrai pour le coup, que Jane Bomb est censée surveiller aux quatre coins du monde (Ouganda, Mexique, France, Royaume-Uni, Monténégro, Italie...), sous couverture – sans mauvais jeux de mots, encore que. D'autant plus que pour mettre tout le monde d'accord, l'auteur ne manque pas de glisser plus d'une allusion olé olé dans son propos, qu'il s'agisse d'un décolleté vertigineux ou d'un calembour délicat. C'est la loi du genre... 

Jane Bomb est "l'espionne qui n'a pas froid aux yeux... non plus!", on l'a compris: douée, avec une épaisseur qu'on devine et qui pourrait s'exprimer dans des romans ultérieurs, elle embarque son lectorat dans des aventures où les acrobaties des poursuites vont de pair avec les acrobaties verbales. Structuré en trente scènes de cinéma où l'on croise indifféremment Jackie Chan et ses atémis ou Uma Thurman en tenue jaune, "Casimodo Royal" permet à chacune et à chacun de se gondoler à Venise, en point d'orgue. "Casimodo Royal", c'est beaucoup plus rigolo qu'un roman d'aventures. C'est du grand cinéma (écrit de façon volontiers visuelle, au lecteur de se faire son film!), ça réfléchit tout en déclenchant d'agréables rires et sourires. Et au cœur de l'été 2022 de tous les dangers, ça fait du bien.

Et la fin? Elle s'appelle "A suivre"...

Gordon Zola, Casimodo Royal, Paris, Le Léopard Masqué, 2017.

Le site des éditions du Léopard Masqué.

Lu par K-Libre.



mercredi 3 août 2022

Romain Slocombe: la fin d'une époque pour une poignée de personnages lancés sur les routes

Romain Slocombe – Pour faire revivre densément une époque, rien ne vaut la personnalisation au travers de personnages bien construits. C'est ce qu'a bien compris l'écrivain Romain Slocombe, auteur du dense et magnifique roman "La Débâcle". Le lecteur se trouve dès lors embarqué sur la trace d'hommes et de femmes au profil bien travaillé, tous jetés sur les routes de France entre le 10 et le 17 juin 1940 – le discours radiodiffusé du maréchal Pétain constituant le point d'orgue de ce roman.

On les voit divers, ces personnages: une famille de grands bourgeois actifs dans le cinéma, un photographe à la mode, un avocat prêt à toutes les compromissions avec l'Allemagne nazie, hériter des idées qui sont dans l'air à son époque. L'auteur précise chacune et chacun: chez les Perret, le lecteur aura une tendresse particulière pour la fille adolescente du couple, qui va devenir femme pendant la semaine que l'auteur décrit. Et chez l'avocat, il appréciera son épouse Marie-Louise, émancipée d'un clan solognot aux mœurs perverses, malheureuse en amour, paumée sur les routes.

Il sourira aussi face aux réflexions techniques de Bernard, son frère, qui font penser à la technicité des bandes dessinées d'antan – on imagine qu'il en est friand. Et surtout, le lecteur sera dégoûté face à la mère Perret, plus prompte à pleurer son p'tit chien Zig que sa bonne, Simone Pin. Soit dit en passant, il est évident d'être dégoûté par le personnage de Mme Perret. Mais voilà: n'est-il pas aujourd'hui encore des personnes, antispécistes ou non, qui sauveraient plus volontiers un chien qu'un humain de la noyade?

En évoquant la guerre, et la fin de la bataille de France plus précisément, l'écrivain s'installe sur un terrain propice à l'expression de ce que l'humanité peut avoir de pire comme de meilleur. En juin 1940, la solidarité s'exprime ainsi par exemple par une bouteille de vin de prix offerte à un réfugié de passage: "c'est toujours ça que les Allemands n'auront pas!", dit plus d'un personnage. L'auteur sait aussi dessiner les moments où des évacués se rencontrent et, soudain, se trouvent une fraternité face à l'adversité. On pense à la lumineuse description de ces veillées de partage dans une cour de ferme. Enfin, bien entendu, il illustre l'engagement d'une armée française qu'on somme de se replier et ne songe qu'à défendre sincèrement le pays, au nom du principe de liberté inscrit au fronton des mairies et des écoles.

Mais le pire de l'humanité marque également "La Débâcle", et l'auteur ne fait aucune concession en la matière: la guerre a ses profiteurs. On pense aux informations contradictoires qui parviennent aux fuyards qui encombrent les routes de France, propices aux théories du complot, éventuellement mystiques. On songe aussi à ce garagiste techniquement très au point (ça en devient presque cocasse), capable de poser mille hypothèses de diagnostic et surtout de libeller une facture surfaite pour réparer (mal) la moto du photographe, qui a embarqué la femme de l'avocat compromis. 

Enfin, la fraternité, élément clé de la devise française, est mise à l'épreuve des différences, apparentes ou non. Comment vivre quand on porte un nom à consonance allemande? Cela peut suffire à se faire tuer au fin fond de la Sologne. Et qu'en est-il des unités constituées d'Africains? Celles-ci sont décrites à l'auteur, qui leur rend hommage, interroge le regard du Français sur eux en conservant une saine distance (oui, une jeune fille peut voir en un médecin noir le tirailleur sénégalais du "Y a bon Banania" et lui être infiniment reconnaissante d'avoir pris soin d'elle), et montre par contraste des éléments de troupes nazies qui les exécuteront sans états d'âme, tout en jouant les parfaits gentlemans face à ceux qui, s'ils sont des latins, ont au moins l'avantage d'avoir la peau blanche – de quoi choquer le principe d'égalité cher à la France. 

Ce réalisme des mentalités finement reconstruites résonne avec le contexte, mais aussi avec les événements historiques. Si les personnages moteurs du roman sont inventés (il est permis de trouver dans le photographe certains points communs avec l'écrivain, par exemple – on pense à l'ascendance juive et nord-africaine – et soit dit en passant, Lucien Schraut n'est pas le premier personnage de photographe que l'écrivain Romain Slocombe met en scène, souvenons-nous de "Un été japonais"...), le contexte dans lequel ils évoluent est recréé dans les moindres détails, jusqu'à l'anecdote. Gageons par exemple que le courrier du cœur que la fille Perret lit avec avidité dans "Marie-Claire" est repris d'une édition d'époque de ce vénérable magazine.

"La Débâcle" est traversée, enfin, par ces images de bouchons dangereux qui se forment sur les routes de France pendant la semaine qui précède la capitulation. Elle est traversée par une guerre des vérités, comme aujourd'hui à l'heure où le monde se prépare à une troisième guerre mondiale, avec en prime des ingrédients mystiques comme la prophétie de Sainte Odile. Les matelas fixés sur les toits des voitures des évacués et des réfugiés paraissent une image récurrente: on y voit une tentative dérisoire de se protéger contre ce qui vient d'en haut, qu'il s'agisse des foudres divines ou des bombes des Stukas. 

Quant au lecteur, il découvrira dans "La Débâcle" un récit captivant, mais avec ce qu'il faut de retenue pour ne pas basculer dans l'esthétisme racoleur ou le misérabilisme. Mettant en scène ses personnages pour le pire et le meilleur, sans rien effacer de l'horreur, l'écrivain les laisse vivre et résonner, longtemps, dans l'esprit du lecteur. Et, en laissant quelques portes ouvertes, il se laisse la possibilité d'écrire une suite...

Romain Slocombe, La Débâcle, Paris, Robert Laffont, 2019.

Le site des éditions Robert Laffont.

Lu par Cyrille Cléran, Jean-Pierre Vialle, Livres For FunMélanie Talcott, Miss Léo, O GrimoireSelma, Stef EleaneVelda.