dimanche 31 août 2025

Dimanche poétique 706: Louis-Xavier de Ricard

Les papillons

Quelques feuilles, guirlande verte,
Environnent de leur émail
Cette jeune rose entrouverte,
Petite coupe de corail.

Ses pétales aux teintes blondes,
Dont la nacre rose pâlit,
Se frisent et semblent les ondes
Du frais parfum qui la remplit.

Vois-tu, soulevant de son aile
Un nuage de tourbillons,
Voler et tourner autour d'elle
L'essaim naïf des papillons.

Ainsi, pour savourer l'ivresse
Du baume de la volupté,
Mes désirs voltigent sans cesse
– Sans cesse, autour de ta Beauté.

Louis-Xavier de Ricard (1843-1911). Source: Bonjour Poésie.

mardi 26 août 2025

Neige sur Les Paccots, tempête sur Vevey

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Emmanuelle Robert – La romancière Emmanuelle Robert est de retour avec un troisième thriller. "Immaculée connexion" explore le monde du trafic de drogue en Suisse romande. C'est avec plaisir que le lecteur retrouve la voix de l'écrivaine, à la fois familière et pétrie de tournures de langage typiquement romandes qui renforcent l'impression de se retrouver en plein terroir, cette fois dans cet environnement situé entre la Veveyse fribourgeoise et la petite cité lacustre de Vevey, dans le canton de Vaud.

L'intrigue de "Immaculée connexion" puise ses racines dans un événement qui a réellement défrayé la chronique dans les années 1985: le démantèlement de la French Connection, dont la branche fribourgeoise a été surnommée "Dzodzet Connection". Le cœur de l'affaire? Un puissant laboratoire de fabrication d'héroïne aménagé dans un chalet de la discrète station touristique des Paccots. Et une saisie d'héroïne massive, record pour l'époque. La tranquille Suisse romande n'était pas épargnée par le fléau.

C'est quelques décennies plus tard, alors que le covid-19 s'essouffle sous nos latitudes, que la fiction s'installe et que la romancière cueille ses personnages: un certain Alexandre, geek un brin peureux et jamais ponctuel, se retrouve mêlé à un règlement de comptes. Il choisit de suivre une vieille dame, Madeleine, également présente sur les lieux du crime, et se retrouve mêlé à une histoire de drogue qui concerne, elle, le frère de la victime du règlement de comptes: un Africain en situation irrégulière, basé à Vevey, honnête et travailleur, qui va leur balancer le stock de son frère à la figure. Qu'en faire? Pour Alexandre, mieux vaut peut-être disparaître. Madeleine, quant à elle, a de la ressource...

L'un des ressorts majeurs de ce récit est la présence marquée de figures féminines actives dans le trafic de drogue, depuis toujours. C'est par exemple chez Anne-Marie qu'Alexandre va se planquer le temps que tout se tasse un peu, et ce séjour sera initiatique pour lui à plus d'un titre: plus d'Internet, plus de ChatGPT, et surtout la découverte d'une femme âgée et farouchement libre. L'écrivaine sait aussi jouer du glamour au travers du personnage féminin de Dolores, ancienne reine de beauté dont les années n'ont guère atteint le charme vénéneux.

Et quoi? Au fil des pages, le lecteur se laisse accrocher par une intrigue rapide qui donne rapidement l'impression que tout le monde est camé, peu ou prou. On sourit lorsque l'on découvre qu'un établissement médico-social constitue un débouché de choix pour une apprentie trafiquante de drogue. Et l'on se marre lorsque Fify, le chien de Madeleine, manque mourir d'une overdose. Ça coûte cher en vétérinaire, ce genre de plaisanterie... Enfin, que penser d'Alexandre, drogué à son smartphone? Et comme il se doit, l'écriture est elle aussi addictive, au diapason avec l'intrigue. 

Côté titre, "Immaculée connexion" rappelle la blancheur immaculée de l'héroïne et évoque les artisans de la drogue qui, dans les années 1980, travaillaient en bande pour produire la marchandise, loin des petits dealers surnommés "fourmis". Ce roman rappelle que quel que soit le côté où l'on se trouve, plonger dans la drogue ou y replonger après s'être rangé, ou souvent rangée, des voitures, est vite arrivé – il suffit de sortir gagnant d'un concours de circonstances. Revisitant des "neiges d'antan" que François Villon, cité en exergue, n'aurait guère soupçonnées, le dernier opus d'Emmanuelle Robert concentre une poignée de destins qu'un peu de chose, un fait divers (fait d'hiver? de neige, encore! Et vu la saison durant laquelle se déroule ce roman, on n'en sort pas...) sur la place de la Gare de Vevey par exemple, fera basculer sans peine.

Emmanuelle Robert, Immaculée connexion, Genève, Slatkine, 2025.

Le site d'Emmanuelle Robert, celui des éditions Slatkine.


dimanche 24 août 2025

Dimanche poétique 705: Claude Luezior

Acte de foi

même pas un jour
même pas une heure
je n'ai pas cessé de croire
à ces fougères des sous-bois
qu'un alizé défroisse
en murmures complices

de croire à cet humus
où déambulent des ferment
dont la tiédeur propice
s'est faite havre
mangeoire ou palais
pour d'infinies créatures

je ne cesse de penser
à ces vies souterraines
qui se font sève ou ferment
et nourrissant les racines
d'anonymes herbages
ou de jonquilles éperdues

en cet hiver des tourments
croire à ce que l'on oublie
faire acte de foi
face à l'improbable
qui griffonne ses bourgeons
au nom d'un étrange démiurge

sous le monolithe du gel
percluses de ses grésils
et d'ultimes rafales
se hérissent, imprudentes
les pousses de bulbes
qui accouchent en silence

 croire en l'appel
de Celui qui passe
croire en toute folie
sous la housse des glaces
au printemps qui parsème
sa poudre d'arcs-en-ciel

Claude Luezior (1953- ), Sur les franges de l'essentiel, Virton, Traversées, 2022.

vendredi 22 août 2025

Le meurtre considéré comme l'un des beaux-arts

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Chrystel Duchamp – Les homicides avec mise en scène sont un grand classique. Encore faut-il en comprendre le sens! Tel est le moteur du roman "L'art du meurtre" de Chrystel Duchamp. L'écrivaine propose avec cet opus un roman policier classique qu'on croirait calibré pour le prix du Quai des Orfèvres: l'intrigue se déroule à Paris, dans le contexte du monde des arts façon haut de gamme, là où les créations se négocient à coups de millions.

L'auteure prend soin de développer plus d'une fausse piste aux apparences sérieuses pour troubler son lectorat. Les victimes ont certes toutes un lien avec l'art, mais elles ont aussi quelque chose à cacher: besoin de liquidités pour un ténor du barreau, trafic d'enfants sous couvert d'adoption pour un dentiste – l'affaire de "L'Arche de Zoé" pointe ici le bout de son nez. Ces motivations font débat au sein de l'unité de police chargée de mener l'enquête! Et Audrey Durand défend sa version...

Audrey Durand est un personnage captivant, complexe, de ce roman. L'auteure revisite avec elle le stéréotype du policier alcoolique en s'intéressant aux difficultés sociales que cela peut entraîner. Cela, sans oublier qu'Audrey Durand collectionne aussi les aventures sans lendemain, craignant de s'engager après avoir vécu des histoires malheureuses (on pense à Ben, son coup d'un soir, pétri de mensonges). Pour en rajouter dans le côté atypique, l'auteur gratifie Audrey Durand d'un bref cursus d'études en histoire de l'art. Suffisant cependant pour y comprendre quelque chose, à partir d'indices plus ou moins spectaculaires.

Audrey Durand se révèle aussi étonnante dans ses relations, complexes, avec sa hiérarchie. Audrey ne manque aucune occasion de recadrer sa cheffe (alors que c'est d'habitude l'inverse); celle-ci, de son côté, sait se faire protectrice, limite paternaliste, lorsqu'il est question des démons d'Audrey Durand.

"L'art du meurtre" est un livre qui porte bien son titre, si l'on considère les thématiques abordées. L'écriture en témoigne aussi: presque chaque chapitre porte le nom d'une œuvre d'art plus ou moins connue, d'hier ou d'aujourd'hui, qui éclaire ce qui va suivre. Les références sont parfois pointues: il y a Jackson Pollock, Alberto Giacometti ou Pablo Picasso, mais aussi Yves Klein ou la créatrice stéphanoise Orlan.

Tout cela donne au lecteur l'impression de s'immerger, à travers une intrigue policière, dans l'univers foisonnant des arts d'aujourd'hui et de toujours. Et pour peu qu'il se renseigne sur Internet, il en aura plein la vue, en plus de goûter un roman à suspens bien ficelé, à l'intrigue rigoureusement serrée, qui met la police aux prises avec ses propres démons. Et bien sûr, le coupable est inattendu...

Chrystel Duchamp, L'art du meurtre, Paris, L'Archipel, 2020/Archi Poche, 2022.

Le site des éditions L'Archipel.


mercredi 20 août 2025

Ruptures toujours recommencées, entre incendie volontaire et séquence Nahel Merzouk

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Quentin Mouron – Une poignée de destins qui se croisent au moment des vacances, un incendie dans une chambre: c'est là que tout se noue dans "La fin de la tristesse", dernier livre de Quentin Mouron. Cet opus est un roman des ruptures, certes, mais aussi celui des recommencements – relatés en particulier dans les dernières de ses cinq parties.

Le lecteur se trouve en présence de personnages bien caractérisés, dont le profil apparaît cependant peu à peu. Il y a Clémence qui aime peindre et est mariée à Gilles, un lecteur du "Figaro", Césarée au genre incertain et son ami Maxime, et aussi Anastasie, qui est peut-être aussi A., la compagne du narrateur. 

Entre ces personnages, vont se jouer des ruptures amoureuses, mais aussi idéologiques, fondées en partie sur le choc des générations. Il convient de relever que pour l'auteur, ces ruptures sont finalement similaires. Larvées longtemps, elles peuvent aussi se réveiller à l'occasion d'un choc; dès lors, l'incendie provoqué par Anastasie peut être vu comme annonciateur de ce qui viendra.

Pour faire choc, justement, l'auteur puise dans l'actualité en convoquant la séquence Nahel Merzouk et les émeutes qui ont suivi – un procédé qu'il a déjà utilisé dans "Vesoul, le 7 janvier 2015", autour des attentats à l'encontre de Charlie Hebdo. Il est permis de considérer que le rappel des enjeux de cette affaire paraît un peu raide dans "La fin de la tristesse", et condamne peut-être ce roman à un oubli qui ira de pair avec celui du fait divers en question. Certaines omissions et manières de dire peuvent par ailleurs suggérer de quel côté penche l'auteur, même s'il s'efforce, tout au long du livre, de ne (presque) pas juger.

Mais l'essentiel est ailleurs: l'auteur réserve sa finesse à la description des réactions des uns et des autres, contraints par la force des choses de prendre position. Il y aura un effet d'entraînement fatal pour Maxime, les réactions désapprobatrices d'aînés, des confrontations familiales. Et au milieu, comme un moment de calme après la tourmente, la relation de la brève idylle entre le narrateur et A., vécue entre Paris et Genève, avec une ivresse éthylique qui vient répondre à l'ivresse des sentiments. Cet intimisme surprend après l'évocation des émeutes de l'été 2023.

Un mot enfin sur le style: celui-ci relève d'une manière d'écrire qui est celle du poète qui aime affirmer qu'il soigne son écriture et que le lecteur s'en aperçoive, fondée sur des paragraphes qui se terminent par des virgules pour faire de chaque chapitre une longue phrase. Il en résulte un rythme berceur, même aux moments les plus forts ou dramatiques, marqué de temps à autre par des ponctuations qui sont autant de petites syncopes musicales dans le tissu du texte. 

Quentin Mouron, La fin de la tristesse, Lausanne, Favre, 2025.

Le site de Quentin Mouron, celui des Editions Favre.

lundi 18 août 2025

"Un singe en hiver", de la nostalgie au feu d'artifice

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Antoine Blondin – Carrefour des nostalgies de vies vécues ou rêvées, la cité balnéaire normande de Tigreville constitue le décor du roman "Un singe en hiver" d'Antoine Blondin. Le lecteur est immergé dans une histoire qui se déroule dans le calme relatif d'un automne qui, déjà, ne relève plus de la saison touristique. Dès lors, pourquoi Gabriel Fouquet hante-t-il si longtemps l'hôtel Stella? Albert Quentin, le patron, sexagénaire, abstème à la suite d'un miracle, s'intéresse à ce garçon jeune encore: une trentaine prête à basculer dans la vieillesse. Il en suivra un lien singulier entre les deux hommes.

Le lecteur d'aujourd'hui ne peut s'empêcher d'imaginer Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo dans les deux rôles principaux de ce roman magistral. Partant d'Albert Quentin pour planter le décor, l'auteur introduit peu à peu, dès le chapitre 2, le personnage de Gabriel Fouquet, comme pour intriguer le lecteur au sujet de ce client "longue durée" d'un hôtel qui, hors saison, fonctionne au ralenti, en particulier sans service au bar. Gabriel Fouquet va cependant peu à peu occuper presque toute la place: s'il est là, c'est pour voir, tant soit peu, sa propre fille, née d'un mariage qui a fini par un divorce. Madame est à Madrid, et la fille est au pensionnat.

Nostalgies il y a, oui, et ce sont même des obsessions. Du côté de Gabriel Fouquet, publiciste et homme de théâtre apparaissant peu concerné par son métier, c'est l'Espagne qui occupe l'espace, et surtout les corridas. Celles-ci sont évoquées d'une manière qui évoque immanquablement Ernest Hemingway; l'auteur cite du reste l'auteur de "Mort dans l'après-midi", dans une manière de salut respectueux. Côté Albert Quentin, ce sont les souvenirs militaires qui prennent le dessus, vécus en Asie du Sud-Est où il a choisi de servir; un casque colonial en témoigne sur l'image de couverture, excellente synthèse des enjeux du roman.

On le comprend, c'est l'aventure, réelle ou rêvée, travaillée au fil des pages par le rapport de chaque personnage à l'alcool qui va rapprocher les deux personnages, et les affranchir même de certains engagements un peu vains, tel celui d'arrêter de boire pour Albert Quentin. Le départ de Gabriel Fouquet avec sa fille a les allures d'un enlèvement romanesque; mais avant, l'auteur ménage un final flamboyant où Fouquet et Quentin, ivres mais debout, jouent l'espace d'une nuit hallucinée le rôle d'aventuriers qu'ils se sont rêvés. Cela, avec un feu d'artifice en point d'orgue. Il faut ce qu'il faut!

Certes, l'auteur a le souci de dessiner une vie villageoise autour des deux protagonistes majeurs de ce roman: Albert Quentin a une femme, Suzanne, et il y a un autre établissement public dans la cité de Tigreville. Mais cette vie apparaît au second plan pour laisser toute la place à la relation entre Fouquet et Quentin. Cette histoire est racontée dans un style ciselé, comme il se doit pour un écrivain relevant du mouvement des Hussards. Il s'autorise, et c'est délicieux, plus d'un trait d'humour ou d'ironie discrète, sans masquer l'ambiance plutôt mélancolique et automnale qui marque la vie d'une cité balnéaire hors saison, lorsqu'on parle davantage de chasse que de touristes.

Et en conclusion, l'on se souvient de cette histoire des singes que les habitants des grandes villes du Vietnam renvoient dans la brousse par trains entiers une fois qu'ils sont devenus trop nombreux en ville. L'un d'eux, métaphoriquement, n'est-il pas Gabriel Fouquet, rentrant à Paris où il a ses racines et son travail, sa propre brousse en somme, avec sa fille enfin retrouvée?

Antoine Blondin, Un singe en hiver, Paris, La Table Ronde, 1959/Folio, 2002.

Le site des éditions La Table Ronde, celui des éditions Folio.






dimanche 17 août 2025

Dimanche poétique 704: Thomas Fallet

Memento mori 

Quand le ver se traînant avec sa sourde mine, 

Dans ce noir souterrain de diminution, 

Où les corps sont l'égout de la corruption,
Rongera chaque chair que le vice effémine,

Évidant ton œil creux l'insolente vermine,
Fera naître au penchant d'une sombre action,
Mille larves d'enfer en concertation,
Et luttant pour le gain d'une impure famine.

Dès lors, épargne-moi ta beauté, tes revers,
Et ton plus triste orgueil fatiguant l'univers,
Si nous devons servir d'ordinaire pâture ;

Regarde sans frémir en bravant le linceul,
Dans quel souci te tient l'indulgente nature,
Ô cadavre au teint vert dévoré seul à seul !

Thomas Fallet (1991- ). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 15 août 2025

Les Editions de la Rive communiquent... avis de concours!

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Avis de concours – Les Éditions de la Rive, sous l'experte direction de Christian Dick, annoncent le début de leur nouveau concours d'écriture. L'idée? Rédiger un roman sur le thème de la dérive, avec un point d'eau comme contexte. Le concours est ouvert jusqu'au 15 mai 2026, et le texte lauréat sera publié par les Éditions de la Rive. A vos plumes, à vos claviers! Le règlement complet peut être consulté ici.

Christian Dick, patron des Éditions de la Rive, communiquent également la date de la remise des prix de leur concours de nouvelles de l'an passé: la cérémonie se tiendra le 25 octobre 2025 de 17h00 à 20h00 à la salle Davel, à Cully (Suisse). Tout le monde est le bienvenu. Au programme: remise des prix en présence des auteurs, dédicaces, lectures, animations et cocktails.

Et pour en savoir plus sur l'éditeur, n'hésitez pas à consulter son site Internet: Editions de la Rive.

mercredi 13 août 2025

Obsessions, chers soucis

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Christine Avel – Tout le monde a ses obsessions, n'est-ce pas? Dans les douze nouvelles du recueil "L'apocalypse sans peine", l'écrivaine Christine Avel en développe un certain nombre, dans un souci constant d'originalité. Ecrite avec rigueur, chaque nouvelle a sa tonalité. L'autrice excelle à se mettre dans les personnages qu'elle met en scène: un peu d'ironie urticante dans "Le Paradis d'avant la pomme",  ou d'envie de vacances exprimée de manière gourmande avant la fin du monde dans "L'Apocalypse sans peine". 

L'auteure a par ailleurs le chic de mettre en lumière des obsessions a priori improbables qui font découvrir, à l'occasion, des univers insoupçonnés. On pense à l'espéranto dans "La koko kantas", seule et modeste originalité d'un vieux couple qui vit à Sainte-Feyre, dans la Creuse – dont l'auteure dresse du reste, à travers le narrateur, un portrait bien terne. La nouvelliste sait aussi viser au plus profond de l'inconscient humain lorsqu'elle évoque l'obsession d'une odeur: c'est "L'Odeur", qui se dégage dans l'appartement qu'un jeune couple vient d'intégrer.

Côté improbable, ça va même assez loin, si l'on pense à cette nouvelle, "Tchen soulèvera-t-il la moustiquaire?", fondée sur un André Malraux considéré comme à la fois soporifique (on s'y attend, franchement) et objet d'excitation sexuelle (ça, c'est beaucoup plus original!). Tout cela, vécu par deux Français expatriés sur les terres de "La Condition humaine" sans trop savoir pourquoi: tâches administratives ou vagues piges? Cela ne les empêche pas d'être amants, mollement.

On relève enfin, d'autant plus que Christine Avel est aussi une auteure qui s'adresse à la jeunesse, la remarquable capacité de la nouvelliste à se mettre dans la peau d'un enfant: c'est tout le génie de "Bastien", ce garçon qui s'invente des jeux en mer, quitte à se noyer, alors que sa mère n'a d'yeux que pour son amant. Bastien doit-il vraiment son salut à une mouette qu'il a intégrée à ses jeux?

Sans cesse renouvelée, l'écriture de Christine Avel conserve cependant ce qu'il faut de suivi pour que "L'apocalypse sans peine" apparaisse comme un recueil cohérent. Le lecteur constate des motifs et des couleurs récurrentes, tirés par exemple du catholicisme tel qu'on le connaît depuis son catéchisme. Constante aussi: le plus souvent, les personnages sont des Français anonymes, parfaitement ordinaires même lorsqu'ils visent à aller plus haut – on pense à "L'ascension", qui se déroule presque par exception dans le monde inhospitalier des hautes altitudes himalayennes. 

Tout cela dit que le recueil de nouvelles "L'apocalypse sans peine", dans tout ce qu'il peut avoir de décalé ou de caricatural a priori, constitue une occasion bien ciselée, pour le lecteur, de prendre le temps de réfléchir à ce qui peut l'obséder.

Christine Avel, L'apocalypse sans peine, Paris, Le Dilettante, 2006. 

Le site des éditions Le Dilettante.


dimanche 10 août 2025

Dimanche poétique 703: Charles Baudelaire

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Même quand elle marche on croirait qu'elle danse,
Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés
Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.

Comme le sable morne et l'azur des déserts,
Insensibles tous deux à l'humaine souffrance,
Comme les longs réseaux de la houle des mers,
Elle se développe avec indifférence.

Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,
Et dans cette nature étrange et symbolique
Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique,

Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants,
Resplendit à jamais, comme un astre inutile,
La froide majesté de la femme stérile.

Charles Baudelaire (1821-1867). Source: Bonjour Poésie.

samedi 9 août 2025

Souffle épique, humanité implacable: quand Laurent Gaudé raconte les Tsongor

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Laurent Gaudé – Il est devenu rare aujourd'hui, le souffle épique qui traverse "La mort du roi Tsongor", qui compte parmi les premiers romans de l'écrivain Laurent Gaudé. Il était grand temps que je m'y mette! Il y a beaucoup de guerre dans ce roman, beaucoup d'humanité aussi, placés dans l'ambiance sobre d'un conte qui sait aller à l'essentiel et connaît la mécanique inexorable qui pilote les humains.

On a pu dire de ce roman que son cadre était africain. Pas faux! Mais c'est un peu réducteur. Au fil de son intrigue, l'auteur emprunte aux rites d'ici et d'ailleurs, conférant par exemple aux rituels funéraires les actes typiques de la religion romaine. L'auteur sait cependant brouiller les pistes: les noms de ses personnages ne renvoient à aucune tradition marquée: il est permis par exemple de se demander d'où viennent des noms tels que Tsongor ou Sango Kerim. Et sans savoir pourquoi, peut-être parce que j'ai pensé aux grands empires du Moyen-Orient, j'ai aussi songé que tout se passait en Asie centrale, peut-être dans une Babylone biblique revisitée.

Quant à l'intrigue, elle sait se souvenir du temps de l'Iliade, celui où l'on faisait la guerre, si tragique qu'elle soit, pour l'essentiel: une femme. Ici, elle s'appelle Samilia. Longtemps, elle joue le jeu d'un système où elle se retrouve prisonnière, impuissante peu à peu face à des factions qui oublient qu'elles se battent pour elle. Sa sortie du jeu a un prix, celui de l'émancipation, enfin: renoncer au statut que lui offre le fait d'être fille du prestigieux roi Tsongor, disputée par deux hommes dès la mort de son père. Et à tout ce qui va avec. Riche de sa vie seule, c'est-à-dire pauvre dans un monde d'hommes, c'est sur les chemins qu'elle s'accomplit, vivant de peu, mais vivante parce qu'il ne reste plus que cela: certains auraient voulu son suicide.

Sur le mode de l'épopée, dans une intrigue tragique qui suggère que tout le monde souffre alors que personne n'est vraiment responsable, "La mort du roi Tsongor" relate un monde où tout n'est que guerre. Tout commence par celles que le roi Tsongor, de son vivant, à faites face à des pays et provinces de plus en plus lointains, jusqu'au bout du monde où il récupère Katabolonga, capable de parler par-delà la mort, qui devient son homme de confiance. La mort du roi Tsongor, quant à elle, engendre une ère de combats sans fin que l'auteur relate, avec un soupçon de pittoresque lorsqu'il décrit les troupes en présence. Qu'on ne s'y trompe pas: le roi guerrier n'a rien légué d'autre que les guerres à sa descendance. 

Rien, vraiment? Tsongor aura eu honte un jour, et c'est ce sentiment, legs amer, qui constitue le leitmotiv de "La mort du roi Tsongor". Chaque personnage, chaque combattant la ressent  à un moment donné, à commencer par les héritiers du roi. On pense entre autres à Souba, fils cadet de Tsongor qui, sur la demande de son père, s'en va à travers le monde pour trouver sept emplacements pour les tombeaux de Tsongor: c'est pour lui un parcours initiatique qui lui permettra de connaître de manière intime ce qu'a été son père, pour le pire comme pour le meilleur. Lui aussi aura ses doutes, ses errements qui perceront son cœur.

Riche des emprunts qu'elle fait aux imaginaires et mythologies les plus divers (Afrique, Asie, Europe antique), l'écriture de "La mort du roi Tsongor" s'avère intemporelle et massive, comme peuvent l'être les pierres qui servent à construire le palais d'un prince ou d'un roi. Et elle ne juge pas, laissant aux personnages le soin de le faire au gré de rares dialogues à la rhétorique irréprochablement structurée. L'auteur construit son roman à l'aide de chapitres qui, chacun, constituent une unité entière d'action, bien loin d'une structure à base de cliffhangers qui, en cachant délibérément un élément immédiatement utile à une intrigue qui paraît boiteuse et attend réparation, poussent le lecteur à tourner les pages. 

Le vocabulaire, quant à lui, est généralement intemporel, et les phrases jouent un jeu à la fois rythmique et hiératique au gré, de temps à autre de phrases sans verbe présentes pour aller plus vite. "La mort du roi Tsongor" se présente dès lors comme une épopée ciselée qui égale celles des temps antiques; quant au flou temporel et local qu'arbore ce roman, il lui confère tout l'agrément d'un conte où ça ferraille sec, aux couleurs âpres, conclu cependant par une note d'espoir.

Laurent Gausé, La mort du roi Tsongor, Actes Sud, 2002/Babel, 2005.

Le site de Laurent Gaudé, celui des éditions Actes Sud.

Lu par BiancaCarolivre, EnnaFanfan Do, Horizon des motsKartable, Lectrice du dimancheLire et voyager, Mathilde TellierMuriellePatricia Deschamps, Violette, Yossarian, Yuko.

jeudi 7 août 2025

Castrat détendu, bijoux disparus...

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Gordon Zola – Ouvrir un livre de Gordon Zola, c'est avoir la garantie de plus d'un fou rire. Et quand l'heure est au pastiche romancé de "Tintin et Milou", les amateurs de jeux de mots sont à la fête. En écrivant "Les bijoux de castrat fier", l'écrivain Gordon Zola propose une nouvelle lecture de "Les pies jouent de la castagnette" de Pauline Bonnefoi, elle-même inspirée par "Les bijoux de la Castafiore" d'Hergé. Et qu'on ne me demande pas de hiérarchiser: à leur manière, tous ces livres valent le détour. Qu'on me permette d'évoquer ici ma dernière découverte dans ce créneau: "Les bijoux du castrat fier".

Et rappelons, l'espace d'une phrase, l'enjeu de la saga "Saint-Tin et son ami Lou": cette parodie des aventures de Tintin suivent un personnage, Saint-Tin, à la recherche de son père, en compagnie d'un perroquet nommé Lou. Recherche du père? Il est permis de penser que toute la saga a pour figure tutélaire, par-delà même son auteur Gordon Zola, un certain Serge Tisseron, qui a identifié chez Hergé un secret de famille susceptible d'éclairer d'un jour nouveau l'œuvre du dessinateur belge – pour ne pas parler de sa biographie.

"Les bijoux du castrat fier" se révèle habile dans son écriture: c'est un roman policier qui emprunte aux usages du "whodunit" pour sa structure, et revisite adroitement tout ce qu'il y a dans la bande dessinée qui l'inspire. Ainsi, la marche cassée des "Bijoux de la Castafiore" devient un trou dans le plancher du château de Moulin Tsar – et un running gag (d'ailleurs, et cela va sans dire, le capitaine Aiglefin, personnage du roman, boit comme un trou!). Les gammes de Wagner, quant à elles, deviennent des travaux de correction typographique destinées à Alba Flore, romancière à succès qui, on le devine, est le pendant de la Castafiore. 

L'auteur fait aussi de "Les bijoux du castrat fier" un roman sur l'appropriation du territoire en mettant en scène le capitaine Aiglefin, constamment désolé de devoir accueillir en son château de Moulin Tsar, légitimement hérité, des personnages plus ou moins désirables. Repris de la bande dessinée, l'accueil de tsiganes donne lieu à quelques échanges avec Saint-Tin sur les modalités du vivre-ensemble tel qu'il fait débat en France. L'accueil pas forcément souhaité de visiteurs au château, en revanche, donne lieu à des scènes cocasses qui vont en crescendo: la police, un représentant de commerce, et même Saint-Tin et le professeur Margarine, vus comme des squatteurs plus ou moins tolérés au château. Tout au long du roman, Aiglefin défend ainsi son territoire...

Et ce castrat, alors? C'est à cause de lui qu'un coup d'Etat manqué dans un pays lointain finit par se cristalliser au château de Moulin Tsar. L'imbroglio est massif: une affaire internationale va trouver son aboutissement dans un château de France, détenu par un particulier. Le castrat s'appelle Maskar Pom, et force est de relever qu'un tel nom est propice aux jeux de mots. L'auteur ne s'en prive pas... L'évocation fromagère renvoie à un autre personnage du roman, Igor Donzola, assistant d'Alba Flore, qu'il est permis de voir comme un double de l'écrivain. Ah, et pour compléter le tableau, il y a même une intrigue amoureuse.

Ainsi se découvre, un tout petit peu, "Les bijoux du castrat fier", édité en des atours qui saluent la ligne claire et le coup de crayon d'Hergé. Ce roman est une délicieuse comédie qui, en déconstruisant "Les bijoux de la Castafiore", lui rendent un digne hommage et en suggèrent une lecture très personnelle mais pertinente de bout en bout – les jeux de mots en plus, ceux-ci étant le trait de style typique des romans de Gordon Zola.

Gordon Zola, Les bijoux du castrat fier, Paris, Le Léopard démasqué, 2024.

Le site des éditions du Léopard démasqué (ou pas)

lundi 4 août 2025

Après son licenciement: un directeur de cycle d'orientation parle

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Frédéric Ducrest – "Tout comme il faut!" est un témoignage qui s'inscrit dans les heures parfois tourmentées que vit actuellement l'administration de l'enseignement secondaire dans le canton suisse de Fribourg. Naguère réputée pour sa qualité et son exigence, l'instruction publique de ce canton vit des temps apparemment délicats, dont la presse régionale se fait l'écho. 

C'est dans ce contexte qu'intervient la parole de Frédéric Ducrest, directeur de cycle d'orientation né dans les années 1960 et licencié en 2024 par son employeur, le canton de Fribourg. Homme de conviction et de franc-parler, l'auteur dessine dans "Tout comme il faut!", à partir de son cas personnel, un tableau sans complaisance du métier d'enseignant de niveau secondaire 1, c'est-à-dire, pour les lecteurs français de ce blog, des adolescents de 12 à 15 ans.

Comme fusillé
"Tout comme il faut!" constitue la prise de position tranchée d'un directeur traumatisé par une expérience, celle du licenciement avec effet immédiat, qu'il a vécue comme celle d'un fusillé. Le lecteur se trouve donc en présence d'un témoin qui va parler de lui, de son expérience, de son métier, de ses convictions dont il n'a jamais fait mystère. En un seul mot: d'un humain qui assume ses multiples dimensions.

Celui-ci déroule la pelote à partir du fil que constitue son licenciement – un licenciement aux motifs peu clairs si l'on s'en tient au seul livre, mais qui tiennent sans doute à une liberté de ton qui a pu déplaire: l'auteur considère qu'il est inutile de peindre l'avenir en rose et qu'il vaut mieux dire aux jeunes titulaires du certificat d'études que la vie qui les attend est une guerre. On lui a reproché d'avoir invité une conseillère fédérale à s'exprimer devant les élèves; on n'en saura pas plus, de la part du directeur licencié qui s'exprime, que ce qui est dit en page 12, et il est permis de le regretter.

Pour la transmission des savoirs
Le lecteur découvre dès lors, au fil des pages, un enseignant devenu chef d'établissement, fidèle à un engagement indissociable de l'exigence, plus: de la fermeté, associées à la bienveillance. Le lecteur aimera l'idée, défendue par l'auteur, que pour être bien faite, une tête doit aussi être bien pleine. Partisan d'une école conservatrice, assumant l'idée que "c'était mieux avant", l'auteur s'inscrit en faux face au principe du transfert de compétences, qui ne sont pas des connaissances et permettent, si l'on n'y prend pas garde, qu'un élève par ailleurs brillant peut arriver en fin de scolarité obligatoire sans maîtriser certains savoirs fondamentaux.

Car oui: l'auteur de "Tout comme il faut!" est un homme de culture, fier aussi de transmettre de la culture à ses élèves, d'abord directement en tant qu'enseignant, puis en rendant possibles les conditions de cette transmission en qualité de directeur d'établissement. On sent qu'il supporte assez mal que des inspecteurs jugés comme hors sol viennent lui expliquer son métier, a fortiori avec des PowerPoint estampillés OCDE (les critiques de l'auteur à ce sujet, tittytainment inclus, résonnent avec celles de Cédric Biagini dans "L'emprise numérique", p. 131 ss) ou WEF.

Quelques dialogues, à peine caricaturaux, illustrent les dialogues de sourds qui peuvent survenir et illustrent l'abîme qui sépare les gens de terrain et les gens des bureaux – à ce titre, l'auteur fait avec son livre une œuvre d'information utile aux parents et aux personnes intéressées. Ces dialogues sont aussi nourris d'une pincée de wokisme illustré: en matière de docimologie entre autres, les inspecteurs et les autres acteurs administratifs semblent avoir renoncé à rechercher une quelconque vérité.

Enseignant cultivé et apprenti manager
Fidèle à la devise "Laudamus veteres sed nostris utimur annis", tirée d'Ovide, l'auteur de "Tout comme il faut!" démontre sa recherche constante d'un équilibre entre sagesse ancienne à transmettre inlassablement et nécessité de la modernité – tout comme il a su chercher un équilibre entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, s'inscrivant dans les pas de Max Weber. Il craint l'impact néfaste d'un déséquilibre – quitte à passer pour nostalgique d'une école à l'ancienne. On le voit apprenti manager en début d'ouvrage, et si court que ce soit, c'est précieux: le métier de directeur d'établissement scolaire ne va pas de soi. 

Plus loin, entre souvenirs personnels, pensées sur le métier et le monde qui va fondées sur de riches lectures, l'auteur assume d'être un enseignant monté en graine dont l'esprit sort parfois de son sujet pour mieux y revenir. Ultime élégance: jamais, au fil de pages à l'écriture captivante qui laisse percer une vocation d'écrivain aimant jouer avec les mots, l'auteur ne nomme aucun de ceux qui l'ont fait tomber. 

Gageons que cet ouvrage pourrait résonner au-delà du terreau fribourgeois. Reste cependant une question: si l'on considère les positions respectives du directeur et de l'employeur, la séparation était-elle inévitable, sous quelque forme que ce soit? Au lecteur d'en juger.

Frédéric Ducrest, Tout comme il faut!, Charmey, éd. de l'Hèbe, 2024. 

Le site des éditions de l'Hèbe.

dimanche 3 août 2025

Dimanche poétique 702: Maurice du Plessys

La chanson d'un soir de tempête

J'ai sablé le vin, j'ai humé les roses ;
J'ai cueilli la fleur du plus beau baiser :
Je ne trouve plus au fond de ces choses
De quoi me griser...

Les jours ont brillé sur ma tête pâle
Sans m'apprendre rien du Tout qu'il y a :
Mon coeur m'apparaît comme sort d'un châle
Un camélia...

Jeunesse, éclair ! jours enfuis comme un rêve !
Flambeaux morts de gloire en cendre à mes pieds,
Le Temps vous a pris comme un aigle enlève
Les sanglants ramiers !

A mes pieds, des flots ô plèbe insultante !
Du lâche Destin prête-nom menteur !
Arrière, Avenir qu'attend sous la tente
Achille et mon coeur !

Passions, passé, crache ça, mon âme,
Comme ces hauts cieux d'éclairs déchirés
Vident par cent trous dans les eaux leur flamme :
Homme, ici mourez !

Non, vivons ! Mais si, dans l'atroce lutte,
Je dois au vain flot céder le terrain,
A ma lèvre expire en silence, Ô flûte
Morte dans l'airain !

Maurice du Plessys (1764-1924). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 1 août 2025

Un dieu, deux fils: avec Neil Gaiman, bienvenue dans le monde réel et dans ses méandres

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Neil Gaiman – Être fils de dieu, est-ce vraiment tentant? Et avoir un frère, alors? Tout commence ainsi avec "Anansi Boys", roman de fantasy majeur de l'écrivain britannique Neil Gaiman. C'est autour du très sage et très maladroit Gros Charlie Nancy que tout commence, et le lecteur observe avec commisération ce brave employé d'une entreprise de comptabilité londonienne qui travaille pour les stars et connaît un turnover important.

Son frère Mygal, homme araignée, apparaît par contraste comme une figure des plus charismatiques, capable de vendre ses mensonges à coup sûr et de briller dans les karaokés. Eh oui: c'est Mygal qui a hérité de toutes les qualités de son dieu de père. Mais il suffit que Mygal et Gros Charlie se rencontrent pour que l'histoire décolle, révélant diverses porosités.

Il arrive en effet qu'un jeu de vases communicants se mette en place entre les deux personnages, qui se transmettent sans vraiment le vouloir leurs capacités respectives. Ainsi, c'est le très effacé Gros Charlie qui finira chanteur, ce qui lui servira pour liquider son ancien employeur. L'auteur aime par ailleurs brouiller les pistes: il le fait en suggérant une forme de niveau intermédiaire entre la vie et la mort. C'est là qu'on trouve, entre autres, cette veuve qui espère récupérer les avoirs de son mari, une personne de petite taille qui assurait le spectacle dans un numéro devenu célèbre, donc théoriquement lucratif.

Peu à peu, l'auteur balade son lectorat autour de Mygal et de Gros Charlie, qui sont les moteurs d'un roman fantasmagorique et comique. Force est de relever l'humour de situation que l'auteur sait mettre en place; force est aussi de noter que l'écrivain sait construire des personnages hauts en couleur, franchement motivés à jouer leur jeu. On rencontre ainsi dans ce roman quelques vieilles dames ou des policiers dolents (surtout quand ça se passe à Saint Andrews, île imaginaire des Antilles).

Ce livre aurait mérité un style un brin plus nerveux dans sa version traduite en français signée Michel Pagel. Mais au fond, pourquoi en demander ça de plus? "Anansi Boys" est, en vrai, un roman foisonnant, bourré de nombreuses références issues de la culture populaire (on pense aux "Oiseaux" d'Alfred Hitchcock, entre autres), et en particulier musicale qui font swinguer les personnages et, par ricochet, les lecteurs eux-mêmes. 

Ses personnages, quant à eux, sont clairement dessinés et se démarquent par un caractère marqué qui favorise un humour de situation constant. Il n'est pas inutile de préciser que ces personnages sont parfois des animaux humanisés, ce qui suggère que pour l'auteur, la frontière entre humanité et animalité n'est pas moins poreuse que celle qui sépare la vie de la mort. 

"Anansi Boys" se présente dès lors comme un ample roman qui, plutôt dingue, secoue quelques limites et certitudes, allant jusqu'à oser imaginer un dieu mort, laissant comme n'importe quel mortel des descendants sur Terre. A eux de se débrouiller avec cette hérédité! La fin du livre suggère le retour à une certaine normalité, enfin: après tant de péripéties flamboyantes vécues çà et là, entre autres aux Etats-unis ou au Royaume-Uni, les dernières pages, mettant en scène Charlie et son jeune fils papotant avec une sirène sur la plage, apparaissent comme un bel apaisement final.

Neil Gaiman, Anansi Boys, Paris, J'ai Lu, 2008/première édition Au Diable Vauvert, 2005. Traduit de l'anglais par Michel Pagel.