dimanche 28 juillet 2024
Dimanche poétique 650: Charles Van Lerberghe
samedi 27 juillet 2024
Un seul geste pour les transfigurer à Noël
C'est l'effet "boule de neige", précisément, qui prévaut dans ce roman. Tout commence avec une dame qui, récemment installée dans "un immeuble gris entouré de béton où les gens ne se parlent que pour se plaindre", rend son manteau d'hiver à une fillette sous les yeux de sa mère. Cette dame aux vêtements colorés disparaîtra en fin de livre, faisant ainsi figure de fée fugace et bienveillante.
Cette chaîne de causalités en "boule de neige" est reflétée par la saison mise en scène, que l'auteure évoque par touches: c'est l'hiver, et le lectorat comprend même, entre autres lorsqu'un petit jeune spraye un sapin de Noël sur un mur gris de l'immeuble, que c'est Noël. Plaçant çà et là des monceaux de neige sur ses illustrations, la dessinatrice Léonie Pantillon souligne aussi ce côté saisonnier.
Voilà donc une manière de conte de Noël moderne, proposé par deux artistes de talent et narré en toute simplicité, tant par l'image que par le texte. On apprécie les personnages souvent souriants qui apparaissent sur les illustrations, autant que le caractère émouvant de cette histoire rapide, narrée de façon accessible et fluide.
Sabine Dormond, Léonie Pantillon, Boule de neige, Zurich, OSL, 2024.
Le site de Sabine Dormond, celui d'OSL.
vendredi 26 juillet 2024
Le match Titanic-Iceberg, mythe annonciateur d'un siècle d'excès
Gilbert Pingeon – C'est dans la forme courte que l'écrivain suisse Gilbert Pingeon excelle. Et cette brièveté fulgurante apparaît déjà dans le titre de ce roman, "T", qui évoque le destin tragique du Titanic et le fait résonner avec des événements ultérieurs au parfum d'hybris: bombe atomique, Holocauste, attentats du 11-Septembre. Sans oublier de convoquer mine de rien des drames plus intimes, tels que celui d'un enfant qui ne veut pas manger sa soupe: "Enfin Jonas! Ce n'est tout de même pas la mer à boire!".
C'est en séquences courtes que l'auteur décline sa vision en mosaïque du destin du Titanic. Ces séquences installent le rapport de force à la manière d'un match entre deux puissances: celle de l'humain, portée par Sir Titan, Nick de son prénom, et celle de la nature, incarnée par Herr Berg, Ice de son prénom ("Duel sous la lune", p. 14 ss). Rapport de force éternel, mais qui, l'auteur le dit au fil du roman, finit par entraîner l'humain dans un élan de force autodestructeur. Et l'humour n'est pas absent lorsqu'il s'agit, pour le romancier, de souligner la vanité de l'action vite débordée de l'humain.
La vie sur le Titanic? L'auteur la dépeint avec un talent certain, faisant mine de céder au pittoresque pour dire la confiante insouciance des passagers, multipliant les points de vue au gré de courtes séquences. Il sait capter tel homme de peine du navire, tel richard insouciant jusqu'au bout, et va jusqu'à faire résonner le splendide menu du restaurant de bord avec l'inquiétude qui se fait jour alors que Berg (Ice de son prénom) a laissé son irréparable balafre sur le navire invincible.
Mais voilà: rien ne manque de ce qu'on sait du navire et de son destin: les sept musiciens de l'orchestre jouent jusqu'au bout, les naufragés font résonner leur funèbre mélopée jusque vers trois heures du matin, le lecteur revoit la barbe blanche du capitaine Smith et découvre les statistiques des survivants, et surtout des survivantes. "Les femmes et les enfants d'abord"? Cette question même, l'auteur la pose, avec un brin de mauvaise foi masculine. Tout juste, enfin, si l'auteur ne fait pas parler les rivets du navire...
Il est vrai cependant qu'en jongleur littéraire, l'auteur confère à chacune de ses courtes séquences une musique et une voix particulière, sans cesse changeante, incarnant ses personnages et nourrissant les situations mises en scène avec plus d'un clin d'œil artistique – il suffit de penser aux titres des séquences, parfois empruntés à des œuvres artistiques bien connues ou pas, pour s'en convaincre.
À la fois dense et fulgurant, paru à l'occasion du centenaire de la catastrophe du Titanic, "T" utilise la mythologie de ce navire pour tracer sans concession le côté annonciateur, référentiel, de cet événement fondateur du vingtième siècle tout en excès. Un signal que, dit l'auteur, tragique, l'humanité n'a pas su entendre ni comprendre. Un message à retenir? Pour rejoindre l'écrivain, et c'est le début de la postface de ce bref roman: "A chaque baptême sa catastrophe annoncée"...
Gilbert Pingeon, T, Lausanne, L'Age d'Homme, 2012.
Le site des éditions L'Age d'Homme.
Lu par Francis Richard.
mercredi 24 juillet 2024
"Sixième Suisse": un sixpack de bières pour les agités de la cannette
dimanche 21 juillet 2024
Dimanche poétique 649: Louis-Philippe Coutu-Nadeau
vendredi 19 juillet 2024
De Genève à Weimar, les éblouissements d'un cœur voyageur
lundi 15 juillet 2024
Pendue pour l'Histoire: Ruth Ellis par Didier Decoin
Didier Decoin – S'il assume absolument son caractère de roman, "La pendue de Londres" relate les destins croisés de deux personnes qui ont réellement existé: Albert Pierrepoint, bourreau anglais, et Ruth Ellis, dernière femme condamnée à la peine de mort puis exécutée au Royaume-Uni. Didier Decoin réussit parfaitement à s'immiscer dans les âmes de ces deux personnages, au fil d'un livre d'un réalisme confondant.
On est d'abord ébloui, bien sûr, par la manière dont l'écrivain se glisse, s'immerge même, dans la peau d'un personnage au métier rare et atypique, contraint aussi de mener une double vie: comme le métier d'exécuteur ne nourrit pas son homme, Albert Pierrepoint gère avec son épouse une épicerie, puis un pub. Le métier d'exécuteur? Il le cache longtemps à sa femme, mais il l'exploite, non sans retenue quand même, comme patron de bistrot. C'est qu'Albert Pierrepoint est devenu célèbre pour avoir organisé et réalisé l'exécution de treize criminels de guerre nazis en une seule journée. C'est précisément au moment où cette notoriété est révélée dans le roman que le lecteur apprend à son tour le nom de celui qui est son narrateur.
Le lecteur appréciera à sa manière la conscience professionnelle dont le narrateur fait étalage: il parle de son métier d'exécuteur de façon parfaitement crédible et concernée, comme vous et moi parlerions de nos professions respectives, avec leurs grandeurs et leurs servitudes, voire leurs aspects techniques et psychologiques. Et si ça passionne à travers la voix d'Albert Pierrepoint, c'est peut-être aussi parce que l'auteur flatte, mine de rien, le goût du lecteur pour l'inconnu et le glaçant. Il ne manque pas, du reste, de placer quelques personnages secondaires autour d'Albert Pierrepoint – des clients du pub, tiens! – pour lui poser, à notre place (on ne va pas se mentir...), les questions que nous ne manquons pas de nous poser.
Le portrait que l'écrivain dresse de Ruth Ellis n'est pas moins précis, mais porte une note de dénonciation sociale marquée, d'autant plus frappante qu'elle est surtout descriptive. Enfant marquée par l'inceste à l'instar de sa grande sœur, Ruth prend conscience de sa capacité de séduction, en joue à l'envi, mais tombe invariablement sur des hommes qui, derrière leurs beaux habits et leur fortune, sont des cogneurs et des alcooliques. Modèle photo puis prostituée de haut vol, Ruth vivra un destin de femme entretenue qui lui donnera l'illusion, jusqu'au geste fatal, de côtoyer le beau monde, voire d'en faire partie. Si elle est condamnée à mort, en effet, c'est parce qu'elle a assassiné par jalousie son amant non exclusif, un pilote d'essai, David Blakely.
Crime passionnel? C'est ce que le lecteur pourra juger, même si le terme n'est plus guère usité aujourd'hui. L'auteur préfère développer entre les lignes l'hypothèse que Ruth Ellis, en assumant avec ses avocats navrés une défense qui ne peut la mener qu'à la corde, a voulu ainsi se donner la mort, par procuration. L'épilogue donne quelques indications sur la suite qu'a connue l'exécution de Ruth Ellis: Albert Pierrepoint démissionne de sa charge d'exécuteur (mais est-ce pour des raisons financières ou parce qu'Albert Pierrepoint éprouve des réticences à exécuter des femmes, au moins depuis la pendaison de l'Aufseherin Irma Grese, collaboratrice zélée des camps de la mort nazis, le 13 décembre 1945? L'auteur ne tranche pas), et la peine de mort sera suspendue puis abolie au Royaume-Uni un peu plus de dix ans après l'exécution de Ruth Ellis.
Il sera certes question de la beauté ou non des femmes exécutées (et Ruth Ellis, blonde peroxydée qui tient à son rouge à lèvres, sera belle même à l'heure de son exécution), mais aussi, et ça peut avoir du sens, de l'haleine des uns et des autres, chargée d'alcool ou négligée au matin de l'exécution, tout au long de ce livre qui met en scène une femme et un homme que le hasard mettra en présence. Plutôt que de juger, il décrit, dessine avec une exactitude confondante mais non dénuée d'empathie ce qui peut se passer dans l'esprit de deux personnages intégrés dans une société dont ils sont à la fois acteurs et victimes – des rouages, simplement, ou des humains qui tentent de vivre. Et joue en artiste avisé avec une certaine fascination du lectorat pour la mort pour relater un épisode historique déterminant.
Didier Decoin, La pendue de Londres, Paris, Grasset & Fasquelle, 2013/Le Livre de Poche, 2017.
Le site des éditions Grasset, celui du Livre de Poche.
Ils l'ont aussi lu: Alex Bernardini, Altea, A propos de livres, Cannetille, Froggy's Delight, Mes belles lectures, Neph, Stemilou.
dimanche 14 juillet 2024
Dimanche poétique 648: Marina Tsvetaïeva
vendredi 12 juillet 2024
Grimoire et maison maudite, un mélange au parfum de science-fiction
Djager Nat – Qui connaît l'écrivain Djager Nat? Sans doute personne, à part les fidèles de la série "Damned", qui publie depuis un an et demi des romans courts et faciles à lire à l'occasion d'un Genève-Berne effectué en train (au volant d'une voiture, je déconseille, il n'y a pas de version audio). La preuve: "Brad Murdoch et le grimoire de la vengeance" est le deuxième volume qui met en scène le pirate de l'espace Brad Murdoch et ses compères. C'est aussi le dix-huitième de la collection.
Fidèlement traduit par l'énigmatique Alain Haquebarre (vous l'avez?), "Brad Murdoch et le grimoire de la vengeance" est un roman qui marie, quitte à se perdre un peu, une intrigue fondée sur une maison maléfique et sur quelques ingrédients de science-fiction futuriste. Sans oublier un peu de gore pour faire bon poids: les armes du futur éclaboussent un peu, ce petit souci n'ayant pas encore été réglé par les armuriers.
L'intrigue, quant à elle, s'étend sur trois siècles, entre l'année de la construction de la maison – au dix-neuvième siècle – et celle où les pirates tombent dessus. Après un prologue, tout commence par une escarmouche aux ambiances archaïques entre les pirates et un véhicule à piller, en mode "bandits de grand chemin".
Le fameux grimoire va faire avancer l'intrigue et, peut-être, lever le maléfice qui pèse sur la maison hantée, édifice fantasmagorique aux allures de dédale piégé que l'auteur aime décrire jusque dans ses moindres couloirs. Murdoch n'est pas très doué, il lui faut un traducteur. Celui-ci lui propose mieux: apprendre la langue du livre. Cela va plus vite, grâce à un artifice bricolé par le romancier.
Il y a pas mal de personnages aux noms bizarres dans ce court roman touche-à-tout, ce qui fait quelque peu obstacle à l'immersion du lecteur même si c'est parfois amusant: ces noms sont inspirés, à la manière de contrepèteries, de quelques maîtres du cinéma américain de genre. Cela dit, je ne serais pas étonné que les aventures interstellaires de Brad Murdoch se poursuivent: il reste une femme à retrouver, la fameuse Silena, seule dans ce monde viril, et seule à émouvoir et motiver Brad Murdoch. Affaire à suivre?
Djager Nat, Brad Murdoch et le grimoire de la vengeance, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, 2024. Traduit de l'américain par Alain Haquebarre.
Le site des Nouvelles Editions Humus.
mercredi 10 juillet 2024
Philippe Jaenada, une idylle tortueuse et survoltée
"Néfertiti dans un champ de canne à sucre" est un roman drôle et déjanté qui fait partie des textes du Philippe Jaenada première manière: de manière libre, c'est sa propre expérience de vie qu'il met en scène. Jusqu'à l'outrance? Le lecteur en jugera. Reste que les décors sont plantés de manière réaliste et sans maquillage: le Saxo Bar, cœur de l'intrigue, a bel et bien existé dans le dix-septième arrondissement de Paris, rue de la Jonquière, et les personnages qu'il évoque par leurs prénoms sont sans doute réels.
Restent deux personnages aux apparences de fiction: Olive Sohn, qui pourrait être Anne-Catherine Fath (la fille de la couverture du livre), et Titus Colas, alias... Philippe Jaenada lui-même, serait-ce dans sa version romancée?
"Néfertiti dans un champ de canne à sucre" peut être vu comme un roman d'apprentissage amoureux survolté, excitant aussi. Titus Colas, le narrateur, a certes couché avec d'innombrables filles, mais avec Olive Sohn, comme on dit, c'est différent. Ce sera profond, vécu à cent à l'heure, et l'ensemble du roman, qui couvre quelques semaines d'une vie, aura vu naître, fleurir et dépérir (à la manière d'une plante, et – tiens – il y a dans ce roman une plate verte qui, puisant de quoi se nourrir dans une minijupe qu'Olive a oubliée (elle est partie en slip?) et que Titus a rangée au fond de son pot, connaît pareil destin) un amour atypique, insatiable, entre deux personnages handicapés de la vie à force d'avoir vécu avec des parents bizarres. Ainsi, la voracité sans commune mesure d'Olive résonne avec ses appétits sexuels, exprimés sans filtre.
Il est permis de voir dans Olive Sohn l'archétype du fantasme masculin par excellence: une fille jeune, bien gaulée et constamment disponible, voire demandeuse, pour une partie de jambes en l'air. En dessinant le personnage de Titus Colas, cependant, l'écrivain tempère ce trip et le ramène à une certaine réalité qui, on le découvre au fil des pages, n'est facile à vivre pour personne.
Le lecteur se divertit certes des obsessions qui vont travailler Titus Colas, un personnage qui finit par voir des lapins partout (un animal qui baise beaucoup, dit-on...) et développe des pathologies: somatise-t-il son histoire d'amour torturée avec l'excentrique Olive Sohn? Et puisqu'on parle d'elle, le lecteur la découvre torturée aussi, travaillée par un vécu marqué par le porno, qui n'empêche pas l'amour vache avec un certain Pascal. Dès lors, le lecteur se dit que ces deux-là étaient faits pour se rencontrer; mais pour vivre ensemble? Voire, comme disait Panurge.
Et la musique de ce roman, alors? Du tout bon Jaenada! Ceux qui apprécient ses parenthèses à tiroirs seront servis, sans être gavés pour autant: à chaque fois, ce sera drôle, car le narrateur sait rire de lui-même. L'auteur joue également le jeu friand des images improbables mais qui font mouche. Enfin, au-delà de l'idylle qui sert de fil rouge au roman et réserve quelques intermèdes érotiques bien sentis, celui-ci est marqué par quelques scènes très travaillées, par exemple celles vécues chez le dentiste ou chez un médecin-détective. L'auteur les détaille à un point tel qu'à un moment ou à un autre, nécessairement, le lecteur finira par s'y reconnaître. Et par sourire des traumatismes qu'il a vécus jadis ou naguère en cabinet médical...
Phililppe Jaenada, Néfertiti dans un champ de canne à sucre, Paris, Julliard, 1999/Points, 2009.
Le site des éditions Points, celui des éditions Julliard.
dimanche 7 juillet 2024
Dimanche poétique 647: Patricia Kalec
samedi 6 juillet 2024
Un début dans la vie, entre URSS et Russie
Alexandre Ikonnikov – "Lizka et ses hommes", roman de l'écrivain russe Alexandre Ikonnikov, relate le début dans la vie du personnage de Lizka, vu à travers le prisme des hommes qui la fréquentent. L'auteur adopte un style distancé pour relater cette destinée entre URSS et Russie, ce qui confère à l'ensemble de l'ouvrage une ironie diffuse, habillée d'un certain humour. Et si Lizka peut paraître attachante au gré des péripéties parfois folles qu'elle vit (un saut en parachute, par exemple...), les hommes qui traversent sa vie ne pas toujours forcément aimables.
Posons d'abord le contexte historique: l'auteur entame son récit dans les années Staline, relatant l'histoire des grands-parents de Lizka. Un père officier absent, une mère sans profession vite décédée: il n'en faut pas plus pour que leur fille vive à son tour une existence dysfonctionnelle.
C'est là qu'émerge le personnage de Lizka, sur le fond d'une URSS avare en perspectives, peuplée de gens ayant une mentalité souvent matérialiste: dans une logique d'hypergamie nihiliste exposée avec un grand naturel (les conversations entre filles, recréées par l'auteur, sont très réussies et témoignent d'un désenchantement certain face à la gent masculine), le mariage est vu comme une manière de s'assurer une existence empreinte de sécurité, autant sinon plus que le lieu de l'amour.
L'auteur balade donc Lizka d'homme en homme, et si aucun n'est vraiment aimable (il y aura des menteurs, des crampons, des machos, des alcooliques, et même un Tatar pressé...), chacun constitue le portrait d'une certaine humanité, pas franchement glorieuse mais désireuse, surtout, de se débrouiller dans un monde présenté comme difficile.
Chacun de ces hommes, pourtant, laissera une trace dans l'existence de Lizka. Ces traces mises bout à bout, il en résulte une sorte d'éducation sentimentale et sociale haute en couleur, tendant parfois à l'absurde, toujours surprenante lorsque l'on considère les jalons de l'existence de cette jeune femme: partie à dix-sept ans de sa ville natale pour suivre les cours d'une école d'infirmière, on la retrouve concierge, prisonnière, soutien moral d'un personnage politique prometteur, puis chauffeuse de trolleybus. Et à chaque jalon, on se dit: "Cherchez l'homme..."
Quant à Lizka elle-même, l'auteur dresse d'elle le portrait d'une femme un peu cabocharde, fumeuse invétérée, capable de s'intégrer à un milieu plus urbain que celui d'où elle vient, aimant séduire. Surtout, elle semble quelque peu romanesque aux yeux du lecteur, voire encline au bovarysme, à force de lire des romans sentimentaux. Jusqu'à sa rencontre avec un poète porté sur la boisson (pléonasme dans le contexte de ce roman...) en quête de public attaché à son fauteuil et à sa télévision, et par-delà les aspects matérialistes de son parcours, elle renvoie dès lors l'image d'une femme à la recherche d'un sentiment devenu difficile à trouver: l'amour.
Alexandre Ikonnikov, Lizka et ses hommes, Paris, Editions de l'Olivier, 2004/Points, 2005. Traduit par Antoine Volodine.
Le site des éditions de l'Olivier, celui des éditions Points.
Lu par Littérauteurs, Wodka.
mardi 2 juillet 2024
Quand le métro réveille le monstre qui sommeille en chacun de nous
Reuben Reeves – Lancée par l'éditeur suisse Lubric-à-Brac en 2017, la collection "Pulpe" a l'ambition d'explorer les "mauvais genres" dans ce qu'ils ont de plus inavouable: gore, porno, zombies, western, polar et pire si entente. Tel est le credo proclamé par Patrick Morier-Genoud dans la préface du premier numéro de cette série: "Tripes et boyaux dans le métro". Ne recherchez pas le nom de l'auteur, Reuben Reeves, sur Internet: il paraît qu'il est inconnu du grand public et qu'il le restera, toujours selon le préfacier. Tout au plus sait-on qu'il n'est pas francophone! Quant au traducteur, tout aussi anonyme, force est de relever qu'il a un petit accent welche, voire vaudois: citez-moi un écrivain yankee qui anime un personnage nommé Parmelin, fût-il mort et éparpillé façon puzzle...
Venons-en à "Tripes et boyaux dans le métro". C'est une sorte de huis clos bien dègue, mettant en scène Rick, un jeune cadre dynamique soudain déchu, condamné au statut de SDF logé dans une station de métro où se passe l'essentiel de l'intrigue, assortie de son distributeur de snacks (en panne, non mais vous croyez quoi?). Le bonhomme se nourrit de vinasse pas chère et de pas grand-chose d'autre. Résultat: parfaitement dans l'esprit "gore" choisi pour ce petit livre, le bonhomme est mû par de constantes pulsions émétiques. On le devine caractériel par ailleurs: la narration est ponctuée par ses répliques, pour le moins fleuries. C'est là que se retrouve l'essentiel des gros mots d'un roman à l'écriture par ailleurs classique, qui fait ainsi contraste avec les horreurs narrées.
Rick évolue en effet dans sa station de métro, jouant au chat et à la souris avec les flics dans un esprit libertaire qu'il a dû acquérir bien rapidement. Il s'y passe des trucs bizarres, qu'il découvre peu à peu, dans un climat qui apparaît soudain peu sécure, pour ne pas dire franchement dangereux. Le premier risque? Un métro qui arrive alors que Rick s'aventure dans les boyaux de ce mode de transport – tiens, comme les boyaux d'un corps humain, ce qui suggère que le système du métro peut être vu comme un vaste organisme vivant. Mais l'auteur sait organiser un crescendo qui montre qu'il y a bien pire que cela. Ce pire, le lecteur le découvre, à la fois dégoûté et fasciné (c'est la loi du genre), face à la description factuelle mais copieuse avec laquelle l'auteur décrit un monde de corps éventrés et de viscères dégoulinants. Il y en a partout, en particulier sur les quais et dans une rame de métro arrêtée en pleine voie... Rick aura à se défendre, et le lecteur, avec lui, va se demander d'où viennent toutes ces abominations sur lesquelles Rick glisse.
Peuplé de monstres non décrits (et que le lecteur va imaginer à sa guise, projetant ses propres cauchemars, c'est astucieux!) que Rick, le personnage principal, chasse avec tous les moyens à sa disposition (l'auteur n'est pas chien: il lui trouve même un flingue...), "Tripes et boyaux dans le métro" apparaît comme un divertissement gore de la meilleure eau, implacablement brutal, rapidement lu et propre à remuer les viscères de plus d'un lecteur... ou d'une lectrice. Adroitement construit en crescendo, il réserve aux dernières pages l'honneur d'un ultime retournement de situation, qui confirme, s'il faut trouver un sens à ce petit livre, qu'en tout homme, même le plus résistant, même le plus propre sur lui, sommeille un monstre que certaines circonstances révèlent immanquablement.
Reuben Reeves, Tripes et boyaux dans le métro, Lausanne, Lubric-à-brac, 2017.
Le site des éditions Lubric-à-brac – qui fait figure d'ancêtre de la collection "Damned".