dimanche 28 juillet 2024

Dimanche poétique 650: Charles Van Lerberghe

L'attente

Du monde invisible et d'aurore 
Où me guidaient mes anges pieux, 
Qui viendra me rouvrir les yeux ? 
Voici le jour. Je rêve encore.

Le doux enchantement des airs 
Qui passent sur les roseraies, 
Dans mes prunelles azurées 
Vient comme une aube au fond des mers.

Heures et choses incertaines ; 
Au loin, dans des bosquets de fleurs, 
Me chantent mes divines soeurs, 
Et j'écoute leurs voix lointaines.

Je tremble et de joie et d'effroi. 
Nue, en ma chevelure blonde, 
J'attends que le soleil m'inonde, 
Et qu'une ombre tombe de moi.

Charles Van Lerberghe (1861-1907). Source: Bonjour Poésie.

samedi 27 juillet 2024

Un seul geste pour les transfigurer à Noël

Sabine Dormond et Léonie Pantillon – Conçu pour un public jusqu'à 12 ans environ, "Boule de neige" n'est pas bien long, mais c'est une lecture sympa! L'écrivaine suisse Sabine Dormond y élabore une intrigue aux allures de conte bienveillant où il suffit d'un geste aimable, a priori anodin, pour que tous les habitants d'un immeuble morose s'en trouvent transfigurés. 

C'est l'effet "boule de neige", précisément, qui prévaut dans ce roman. Tout commence avec une dame qui, récemment installée dans "un immeuble gris entouré de béton où les gens ne se parlent que pour se plaindre", rend son manteau d'hiver à une fillette sous les yeux de sa mère. Cette dame aux vêtements colorés disparaîtra en fin de livre, faisant ainsi figure de fée fugace et bienveillante.

Cette chaîne de causalités en "boule de neige" est reflétée par la saison mise en scène, que l'auteure évoque par touches: c'est l'hiver, et le lectorat comprend même, entre autres lorsqu'un petit jeune spraye un sapin de Noël sur un mur gris de l'immeuble, que c'est Noël. Plaçant çà et là des monceaux de neige sur ses illustrations, la dessinatrice Léonie Pantillon souligne aussi ce côté saisonnier.

Voilà donc une manière de conte de Noël moderne, proposé par deux artistes de talent et narré en toute simplicité, tant par l'image que par le texte. On apprécie les personnages souvent souriants qui apparaissent sur les illustrations, autant que le caractère émouvant de cette histoire rapide, narrée de façon accessible et fluide.

Sabine Dormond, Léonie Pantillon, Boule de neige, Zurich, OSL, 2024.

Le site de Sabine Dormond, celui d'OSL.

vendredi 26 juillet 2024

Le match Titanic-Iceberg, mythe annonciateur d'un siècle d'excès

Gilbert Pingeon – C'est dans la forme courte que l'écrivain suisse Gilbert Pingeon excelle. Et cette brièveté fulgurante apparaît déjà dans le titre de ce roman, "T", qui évoque le destin tragique du Titanic et le fait résonner avec des événements ultérieurs au parfum d'hybris: bombe atomique, Holocauste, attentats du 11-Septembre. Sans oublier de convoquer mine de rien des drames plus intimes, tels que celui d'un enfant qui ne veut pas manger sa soupe: "Enfin Jonas! Ce n'est tout de même pas la mer à boire!". 

C'est en séquences courtes que l'auteur décline sa vision en mosaïque du destin du Titanic. Ces séquences installent le rapport de force à la manière d'un match entre deux puissances: celle de l'humain, portée par Sir Titan, Nick de son prénom, et celle de la nature, incarnée par Herr Berg, Ice de son prénom ("Duel sous la lune", p. 14 ss). Rapport de force éternel, mais qui, l'auteur le dit au fil du roman, finit par entraîner l'humain dans un élan de force autodestructeur. Et l'humour n'est pas absent lorsqu'il s'agit, pour le romancier, de souligner la vanité de l'action vite débordée de l'humain.

La vie sur le Titanic? L'auteur la dépeint avec un talent certain, faisant mine de céder au pittoresque pour dire la confiante insouciance des passagers, multipliant les points de vue au gré de courtes séquences. Il sait capter tel homme de peine du navire, tel richard insouciant jusqu'au bout, et va jusqu'à faire résonner le splendide menu du restaurant de bord avec l'inquiétude qui se fait jour alors que Berg (Ice de son prénom) a laissé son irréparable balafre sur le navire invincible. 

Mais voilà: rien ne manque de ce qu'on sait du navire et de son destin: les sept musiciens de l'orchestre jouent jusqu'au bout, les naufragés font résonner leur funèbre mélopée jusque vers trois heures du matin, le lecteur revoit la barbe blanche du capitaine Smith et découvre les statistiques des survivants, et surtout des survivantes. "Les femmes et les enfants d'abord"? Cette question même, l'auteur la pose, avec un brin de mauvaise foi masculine. Tout juste, enfin, si l'auteur ne fait pas parler les rivets du navire... 

Il est vrai cependant qu'en jongleur littéraire, l'auteur confère à chacune de ses courtes séquences une musique et une voix particulière, sans cesse changeante, incarnant ses personnages et nourrissant les situations mises en scène avec plus d'un clin d'œil artistique – il suffit de penser aux titres des séquences, parfois empruntés à des œuvres artistiques bien connues ou pas, pour s'en convaincre.

À la fois dense et fulgurant, paru à l'occasion du centenaire de la catastrophe du Titanic, "T" utilise la mythologie de ce navire pour tracer sans concession le côté annonciateur, référentiel, de cet événement fondateur du vingtième siècle tout en excès. Un signal que, dit l'auteur, tragique, l'humanité n'a pas su entendre ni comprendre. Un message à retenir? Pour rejoindre l'écrivain, et c'est le début de la postface de ce bref roman: "A chaque baptême sa catastrophe annoncée"...

Gilbert Pingeon, T, Lausanne, L'Age d'Homme, 2012.

Le site des éditions L'Age d'Homme.

Lu par Francis Richard.

mercredi 24 juillet 2024

"Sixième Suisse": un sixpack de bières pour les agités de la cannette

Federico Rapini – La cinquième Suisse, on se souvient de ce que c'est: ce sont les Suisses établis hors de leur pays. Mais la sixième? C'est autour de ce mystère que l'écrivain, journaliste et acteur politique Federico Rapini développe l'intrigue de son premier roman, "Sixième Suisse", bel exemple de développement des dégâts que peut causer une information infondée, amplifiée par les réseaux sociaux. Et là, on est au niveau de l'incident diplomatique entre les Etats-Unis et la Suisse...

Tout commence en Suisse, avec la mise en scène d'un groupuscule extrémiste de droite, présenté comme une équipe de bras cassés avides de bière dont le romancier prend cependant soin de dessiner les profils avec une profondeur certaine: entre les membres, on sent que ça va péter, tôt ou tard. Le leader de l'équipe, c'est Jonas Schmidhauser, un gars au tempérament histrionique, à l'origine, avec "Honneur et Patrie" (c'est le nom de la société), d'une pétition contre l'installation d'un hébergement de réfugiés à Wynigen, un patelin que seuls les cheminots et les postiers connaissent, non loin d'une localité un peu moins méconnue, Berthoud – en allemand Burgdorf.

Et hop: par un concours de circonstances peu clair mais porté par les réseaux sociaux, l'action de "Honneur et Patrie" entre en résonance avec la déclaration de sécession d'une ville imaginaire du Rhode Island, New Burgdorf, désireuse de devenir suisse. Ajoutons à cela un président des Etats-Unis éruptif et adepte des réseaux sociaux, nommé Gus Kolven: la crise est programmée. 

Il est permis de deviner, sous les traits de ce personnage, un certain Donald Trump, même s'il apparaît que l'ancien et peut-être futur président des Etats-Unis n'est pas la seule source d'inspiration de l'auteur. Le fonctionnement clanique de l'entourage de Kolven, en particulier, fait plutôt penser à la famille Le Pen, en France pour le coup. Enfin, le prénom "Gus" est celui d'un des personnages de l'univers des canards de Walt Disney... celui de l'oncle Donald, et le nom "Kolven" signifie "ballon" en néerlandais. Signe que le président Gus Kolven, d'ascendance batave, serait une baudruche?

Côté vision du monde, le lecteur peut regretter que l'auteur insiste parfois trop sur la nullité de ses personnages: ce sont des abrutis, il suffit de les voir agir pour le comprendre. A moins que l'auteur ne tienne à dire au lecteur ce qu'il doit penser? C'est un sentiment diffus qui apparaît entre les lignes, d'autant plus que les quelques personnages que le lecteur voudrait placer à gauche de l'échiquier politique sont dessinés de façon sympathique: Gene Yard, maire démocrate de New Burgdorf, n'a pour ainsi dire pas de défauts. Cela dit, l'auteur, optimiste, croit en la possibilité d'une évolution, d'une rédemption même, de certains de ses personnages – sans préciser vers quoi ils vont aller, ce qui donne une fin qui, aux yeux du lecteur, laisse quelques questions en suspens.

Du côté des interactions humaines, cependant, l'auteur réussit un coup habile en construisant, sur trois sites distincts, des situations qui résonnent singulièrement entre elles au gré des péripéties. Qu'on vive dans une petite ville américaine, dans un village de la campagne bernoise ou à la Maison-Blanche, les ressorts de pouvoir et les bas instincts des humains sont les mêmes, et les costards-cravates ne les rendent pas plus élégants. 

On s'amuse au fil des pages de "Sixième Suisse", politique-fiction aventureuse baignée par la bière et les messages instantanés sur les réseaux sociaux, prompts à enflammer les esprits comme l'un des personnages aura enflammé une brasserie artisanale. Les allusions à l'actualité plus ou moins récente sont présentes, qu'il s'agisse de la tentative de prise du Capitole à la fin du mandat de Donald Trump ou du bretzel (presque) tueur de George W. Bush. Sur un ton travaillé dans un mode familier facétieux, l'auteur sait par ailleurs restituer le terrain de manière réaliste, qu'il parle de la Suisse (alémanique! Ce n'est pas tous les jours qu'un écrivain romand évoque ce qui se passe de l'autre côté de la Sarine...) ou des Etats-Unis. Un auteur à suivre? A dévorer en tout cas, idéalement face à un plat de homard arrosé d'une bière artisanale aux arômes de chocolat.

Federico Rapini, Sixième Suisse, Lausanne, Les Editions Romann, 2024.

Le site des éditions Romann.


dimanche 21 juillet 2024

Dimanche poétique 649: Louis-Philippe Coutu-Nadeau

Oasis

L’eau coule sous les ponts depuis le premier soir
Où mes yeux dans les tiens ont trouvé un refuge
Pour rester loin de tout, du monde et du déluge,
Moi qui plongeais sans rien vers un abîme noir !

Je veux ta compagnie et ta main dans ma main.
Promenons-nous ensemble à travers la tempête,
Comme si tout était du plus beau jour de fête
Où nul ne veut savoir ce que sera demain !

Perdu dans un désert avant de te connaître,
Je me détends enfin dans l’eau d’un oasis
Qui m’a sauvé du sable, et ce, in extremis !

J’ai besoin de te voir, tel un pécheur du prêtre,
Et besoin d’écouter tes mille et un conseils.
C’est toi la plus jolie, des cheveux aux orteils !

Louis-Philippe Coutu-Nadeau. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 19 juillet 2024

De Genève à Weimar, les éblouissements d'un cœur voyageur

Pierre Girard – Pierre Girard (1892-1956) passe pour un écrivain atypique dans le monde des lettres romand du vingtième siècle. On le range volontiers, par facilité, dans les inclassables – c'est ce que dit Jacques Buenzod dans la postface qu'il a consacrée à son roman "La Rose de Thuringe" en vue de sa réédition dans la collection "Poche Suisse" en 1988, après une première parution à Paris en 1930. Mais si singulière que soit la plume de l'écrivain, il n'est pas interdit, bien au contraire, d'en dire quelques mots, à près d'un siècle de distance.

"La Rose de Thuringe" place au cœur de son intrigue un personnage héritier des héros romantiques aux prises avec leurs sentiments et penchants. Particularité: ce personnage, âgé de 39 ans, paraît singulièrement immature en matière de femmes et d'amours, alors qu'il a pour ainsi dire l'âge d'être un vieux garçon – et l'âge de l'auteur au moment où il écrit, soit dit en passant. On peut voir en lui un alter ego de Lord Algernon, personnage principal du roman éponyme.

Ce personnage a aussi quelque chose d'irréel: libéré de toutes contraintes matérielles sans qu'on sache comment, il se pique de philosophie (il est vêtu d'un costume noir, comme BHL...) et de littérature sans développer d'œuvre. L'écrivain se plaît dès lors à jouer constamment le jeu de l'introspection de ce personnage curieusement détaché des choses réelles, pour qui l'amour même paraît éthéré. C'est pourtant une affaire de robe rouge, offerte à la jeune Virginie, fille de la concierge, qui va le faire bouger.

Attachée aux choses concrètes, Virginie est en effet positionnée à l'opposé d'Ilse, jeune femme que le narrateur va rencontrer en Allemagne, et pianiste de son état. Et les affinités électives vont rapprocher les êtres, non sans méandres: il y a un épicier, curieux alter ego du narrateur, qui va finir par se fiancer raisonnablement avec Virginie, qui se gardera un amant pour les élans du cœur. Quant à la pianiste, vêtue d'une robe verte à sa première apparition, elle forme avec une Virginie vêtue de rouge une complémentarité symbolique des couleurs, qui préfigure celle des tempéraments: alors que Virginie paraît presque offerte, Ilse va embarquer le narrateur dans une poursuite riche en méandres, entre Genève et Weimar, et formatrice.

De façon à la fois classique et pertinente, l'auteur met en parallèle l'évolution des saisons belles – le printemps et l'été – et la maturation des sentiments. Plus largement, son écriture poétique ne manque pas d'emprunter des images originales à la nature. Enfin, il y a un certain sourire dans les pages de "La Rose de Thuringe": qu'on pense à l'omniprésence caricaturée des célébrités qui sont passées par Weimar ou aux plats que le narrateur commande à l'hôtel et qui ne sont jamais ce qu'il voudrait, barrière des langues n'aidant pas.

C'est avec minutie que "La Rose de Thuringe" explore les questionnements et les enchantements du cœur, allant jusqu'à oser une touche de fantastique, fugace et vite dissipée, dans le brouillard en fin de roman. Est-il encore permis aujourd'hui d'être amoureux comme l'a été le narrateur de ce beau roman? Quelques mains seront prises, quelques tailles seront étreintes. Et tout trouve naturellement sa place... sans surprise, mais avec un éblouissement que le lecteur ne peut que partager.

Pierre Girard, La Rose de Thuringe, L'Age d'Homme/Poche Suisse, 1988/Paris, Calmann-Lévy, 1930. Postface de Jacques Buenzod.

Le site des éditions L'Age d'Homme, celui des éditions Calmann-Lévy.




lundi 15 juillet 2024

Pendue pour l'Histoire: Ruth Ellis par Didier Decoin

Didier Decoin – S'il assume absolument son caractère de roman, "La pendue de Londres" relate les destins croisés de deux personnes qui ont réellement existé: Albert Pierrepoint, bourreau anglais, et Ruth Ellis, dernière femme condamnée à la peine de mort puis exécutée au Royaume-Uni. Didier Decoin réussit parfaitement à s'immiscer dans les âmes de ces deux personnages, au fil d'un livre d'un réalisme confondant.

On est d'abord ébloui, bien sûr, par la manière dont l'écrivain se glisse, s'immerge même, dans la peau d'un personnage au métier rare et atypique, contraint aussi de mener une double vie: comme le métier d'exécuteur ne nourrit pas son homme, Albert Pierrepoint gère avec son épouse une épicerie, puis un pub. Le métier d'exécuteur? Il le cache longtemps à sa femme, mais il l'exploite, non sans retenue quand même, comme patron de bistrot. C'est qu'Albert Pierrepoint est devenu célèbre pour avoir organisé et réalisé l'exécution de treize criminels de guerre nazis en une seule journée. C'est précisément au moment où cette notoriété est révélée dans le roman que le lecteur apprend à son tour le nom de celui qui est son narrateur.

Le lecteur appréciera à sa manière la conscience professionnelle dont le narrateur fait étalage: il parle de son métier d'exécuteur de façon parfaitement crédible et concernée, comme vous et moi parlerions de nos professions respectives, avec leurs grandeurs et leurs servitudes, voire leurs aspects techniques et psychologiques. Et si ça passionne à travers la voix d'Albert Pierrepoint, c'est peut-être aussi parce que l'auteur flatte, mine de rien, le goût du lecteur pour l'inconnu et le glaçant. Il ne manque pas, du reste, de placer quelques personnages secondaires autour d'Albert Pierrepoint – des clients du pub, tiens! – pour lui poser, à notre place (on ne va pas se mentir...), les questions que nous ne manquons pas de nous poser.

Le portrait que l'écrivain dresse de Ruth Ellis n'est pas moins précis, mais porte une note de dénonciation sociale marquée, d'autant plus frappante qu'elle est surtout descriptive. Enfant marquée par l'inceste à l'instar de sa grande sœur, Ruth prend conscience de sa capacité de séduction, en joue à l'envi, mais tombe invariablement sur des hommes qui, derrière leurs beaux habits et leur fortune, sont des cogneurs et des alcooliques. Modèle photo puis prostituée de haut vol, Ruth vivra un destin de femme entretenue qui lui donnera l'illusion, jusqu'au geste fatal, de côtoyer le beau monde, voire d'en faire partie. Si elle est condamnée à mort, en effet, c'est parce qu'elle a assassiné par jalousie son amant non exclusif, un pilote d'essai, David Blakely.

Crime passionnel? C'est ce que le lecteur pourra juger, même si le terme n'est plus guère usité aujourd'hui. L'auteur préfère développer entre les lignes l'hypothèse que Ruth Ellis, en assumant avec ses avocats navrés une défense qui ne peut la mener qu'à la corde, a voulu ainsi se donner la mort, par procuration. L'épilogue donne quelques indications sur la suite qu'a connue l'exécution de Ruth Ellis: Albert Pierrepoint démissionne de sa charge d'exécuteur (mais est-ce pour des raisons financières ou parce qu'Albert Pierrepoint éprouve des réticences à exécuter des femmes, au moins depuis la pendaison de l'Aufseherin Irma Grese, collaboratrice zélée des camps de la mort nazis, le 13 décembre 1945? L'auteur ne tranche pas), et la peine de mort sera suspendue puis abolie au Royaume-Uni un peu plus de dix ans après l'exécution de Ruth Ellis.

Il sera certes question de la beauté ou non des femmes exécutées (et Ruth Ellis, blonde peroxydée qui tient à son rouge à lèvres, sera belle même à l'heure de son exécution), mais aussi, et ça peut avoir du sens, de l'haleine des uns et des autres, chargée d'alcool ou négligée au matin de l'exécution, tout au long de ce livre qui met en scène une femme et un homme que le hasard mettra en présence. Plutôt que de juger, il décrit, dessine avec une exactitude confondante mais non dénuée d'empathie ce qui peut se passer dans l'esprit de deux personnages intégrés dans une société dont ils sont à la fois acteurs et victimes – des rouages, simplement, ou des humains qui tentent de vivre. Et joue en artiste avisé avec une certaine fascination du lectorat pour la mort pour relater un épisode historique déterminant.

Didier Decoin, La pendue de Londres, Paris, Grasset & Fasquelle, 2013/Le Livre de Poche, 2017.

Le site des éditions Grasset, celui du Livre de Poche.

Ils l'ont aussi lu: Alex BernardiniAltea, A propos de livresCannetille, Froggy's DelightMes belles lecturesNephStemilou.

dimanche 14 juillet 2024

Dimanche poétique 648: Marina Tsvetaïeva

D'où vient cette tendresse?

D'où vient cette tendresse?
ce ne sont point les premières boucles
que j’ai doucement caressées et les lèvres que j’ai connues
sont plus sombres que les tiennes

Comme étoiles qui montent et s’abîment encore
(d’où vient cette tendresse?)
tant et tant d’yeux se sont levés et se sont perdus
en face de mes yeux

Et jusqu’à ce moment aucun chant pareil
n’ai-je entendu dans les ténèbres de la nuit,
(d’où vient cette tendresse?)
là des nervures même du chanteur.
(d’où vient cette tendresse?)
et que dois-je en faire, jeune chanteur
rusé, simple passant ?
Tes cils sont aussi longs que ceux de n'importe qui

Marina Tsvetaïeva (1892-1941). Source: Itaka. Traduction: anonyme.

vendredi 12 juillet 2024

Grimoire et maison maudite, un mélange au parfum de science-fiction

Djager Nat – Qui connaît l'écrivain Djager Nat? Sans doute personne, à part les fidèles de la série "Damned", qui publie depuis un an et demi des romans courts et faciles à lire à l'occasion d'un Genève-Berne effectué en train (au volant d'une voiture, je déconseille, il n'y a pas de version audio). La preuve: "Brad Murdoch et le grimoire de la vengeance" est le deuxième volume qui met en scène le pirate de l'espace Brad Murdoch et ses compères. C'est aussi le dix-huitième de la collection.

Fidèlement traduit par l'énigmatique Alain Haquebarre (vous l'avez?), "Brad Murdoch et le grimoire de la vengeance" est un roman qui marie, quitte à se perdre un peu, une intrigue fondée sur une maison maléfique et sur quelques ingrédients de science-fiction futuriste. Sans oublier un peu de gore pour faire bon poids: les armes du futur éclaboussent un peu, ce petit souci n'ayant pas encore été réglé par les armuriers.

L'intrigue, quant à elle, s'étend sur trois siècles, entre l'année de la construction de la maison – au dix-neuvième siècle – et celle où les pirates tombent dessus. Après un prologue, tout commence par une escarmouche aux ambiances archaïques entre les pirates et un véhicule à piller, en mode "bandits de grand chemin".

Le fameux grimoire va faire avancer l'intrigue et, peut-être, lever le maléfice qui pèse sur la maison hantée, édifice fantasmagorique aux allures de dédale piégé que l'auteur aime décrire jusque dans ses moindres couloirs. Murdoch n'est pas très doué, il lui faut un traducteur. Celui-ci lui propose mieux: apprendre la langue du livre. Cela va plus vite, grâce à un artifice bricolé par le romancier.

Il y a pas mal de personnages aux noms bizarres dans ce court roman touche-à-tout, ce qui fait quelque peu obstacle à l'immersion du lecteur même si c'est parfois amusant: ces noms sont inspirés, à la manière de contrepèteries, de quelques maîtres du cinéma américain de genre. Cela dit, je ne serais pas étonné que les aventures interstellaires de Brad Murdoch se poursuivent: il reste une femme à retrouver, la fameuse Silena, seule dans ce monde viril, et seule à émouvoir et motiver Brad Murdoch. Affaire à suivre?

Djager Nat, Brad Murdoch et le grimoire de la vengeance, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, 2024. Traduit de l'américain par Alain Haquebarre.

Le site des Nouvelles Editions Humus.

mercredi 10 juillet 2024

Philippe Jaenada, une idylle tortueuse et survoltée

Philippe Jaenada – Une histoire d'amour en mode gargantuesque, ça vous tente? L'écrivain Philippe Jaenada a tenté le coup avec un certain bonheur. Cela donne "Néfertiti dans un champ de canne à sucre". L'histoire? Titus Colas, handicapé des sentiments en raison d'une enfance pas facile, tombe amoureux d'Olive Sohn, vingtenaire excentrique et sans filtre.

"Néfertiti dans un champ de canne à sucre" est un roman drôle et déjanté qui fait partie des textes du Philippe Jaenada première manière: de manière libre, c'est sa propre expérience de vie qu'il met en scène. Jusqu'à l'outrance? Le lecteur en jugera. Reste que les décors sont plantés de manière réaliste et sans maquillage: le Saxo Bar, cœur de l'intrigue, a bel et bien existé dans le dix-septième arrondissement de Paris, rue de la Jonquière, et les personnages qu'il évoque par leurs prénoms sont sans doute réels. 

Restent deux personnages aux apparences de fiction: Olive Sohn, qui pourrait être Anne-Catherine Fath (la fille de la couverture du livre), et Titus Colas, alias... Philippe Jaenada lui-même, serait-ce dans sa version romancée?

"Néfertiti dans un champ de canne à sucre" peut être vu comme un roman d'apprentissage amoureux survolté, excitant aussi. Titus Colas, le narrateur, a certes couché avec d'innombrables filles, mais avec Olive Sohn, comme on dit, c'est différent. Ce sera profond, vécu à cent à l'heure, et l'ensemble du roman, qui couvre quelques semaines d'une vie, aura vu naître, fleurir et dépérir (à la manière d'une plante, et – tiens – il y a dans ce roman une plate verte qui, puisant de quoi se nourrir dans une minijupe qu'Olive a oubliée (elle est partie en slip?) et que Titus a rangée au fond de son pot, connaît pareil destin) un amour atypique, insatiable, entre deux personnages handicapés de la vie à force d'avoir vécu avec des parents bizarres. Ainsi, la voracité sans commune mesure d'Olive résonne avec ses appétits sexuels, exprimés sans filtre.

Il est permis de voir dans Olive Sohn l'archétype du fantasme masculin par excellence: une fille jeune, bien gaulée et constamment disponible, voire demandeuse, pour une partie de jambes en l'air. En dessinant le personnage de Titus Colas, cependant, l'écrivain tempère ce trip et le ramène à une certaine réalité qui, on le découvre au fil des pages, n'est facile à vivre pour personne. 

Le lecteur se divertit certes des obsessions qui vont travailler Titus Colas, un personnage qui finit par voir des lapins partout (un animal qui baise beaucoup, dit-on...) et développe des pathologies: somatise-t-il son histoire d'amour torturée avec l'excentrique Olive Sohn? Et puisqu'on parle d'elle, le lecteur la découvre torturée aussi, travaillée par un vécu marqué par le porno, qui n'empêche pas l'amour vache avec un certain Pascal. Dès lors, le lecteur se dit que ces deux-là étaient faits pour se rencontrer; mais pour vivre ensemble? Voire, comme disait Panurge.

Et la musique de ce roman, alors? Du tout bon Jaenada! Ceux qui apprécient ses parenthèses à tiroirs seront servis, sans être gavés pour autant: à chaque fois, ce sera drôle, car le narrateur sait rire de lui-même. L'auteur joue également le jeu friand des images improbables mais qui font mouche. Enfin, au-delà de l'idylle qui sert de fil rouge au roman et réserve quelques intermèdes érotiques bien sentis, celui-ci est marqué par quelques scènes très travaillées, par exemple celles vécues chez le dentiste ou chez un médecin-détective. L'auteur les détaille à un point tel qu'à un moment ou à un autre, nécessairement, le lecteur finira par s'y reconnaître. Et par sourire des traumatismes qu'il a vécus jadis ou naguère en cabinet médical...

Phililppe Jaenada, Néfertiti dans un champ de canne à sucre, Paris, Julliard, 1999/Points, 2009.

Le site des éditions Points, celui des éditions Julliard.

dimanche 7 juillet 2024

Dimanche poétique 647: Patricia Kalec

Les filles des bars

Les filles des bars ont des tarifs à marée basse
Pour les gaillards qui s'en reviennent de chasse
Peu ou tonne de poissonnaille qu'ils ramènent
Les belles demoiselles des ports les aiment 

Esprit de dentelle sous trivial parler 
Esprit rebelle sous langue avinée

Une cuisse grasse et charnelle dévoilée
Sous le ciel d'été pour son marin préféré
Un fougueux baiser échangé sur la passerelle
L'adieu bucolique de l'homme de la mer à sa belle

Culture de bar qui permet la débrouille
Culture du soir enroulée comme quenouille

Elles chantent la mélodie de l'amour universel
Ils gardent à l'âme le souvenir de l'éternel
Elles aiment tous les marins mais un seul à la fois
Devant toutes les belles ils ne savent rester froids 

Filles de bars, filles du soir
Fils de la mer, fils d'espoir

Patricia Kalec. Source: Bonjour Poésie.

samedi 6 juillet 2024

Un début dans la vie, entre URSS et Russie

Alexandre Ikonnikov – "Lizka et ses hommes", roman de l'écrivain russe Alexandre Ikonnikov, relate le début dans la vie du personnage de Lizka, vu à travers le prisme des hommes qui la fréquentent. L'auteur adopte un style distancé pour relater cette destinée entre URSS et Russie, ce qui confère à l'ensemble de l'ouvrage une ironie diffuse, habillée d'un certain humour. Et si Lizka peut paraître attachante au gré des péripéties parfois folles qu'elle vit (un saut en parachute, par exemple...), les hommes qui traversent sa vie ne pas toujours forcément aimables.

Posons d'abord le contexte historique: l'auteur entame son récit dans les années Staline, relatant l'histoire des grands-parents de Lizka. Un père officier absent, une mère sans profession vite décédée: il n'en faut pas plus pour que leur fille vive à son tour une existence dysfonctionnelle. 

C'est là qu'émerge le personnage de Lizka, sur le fond d'une URSS avare en perspectives, peuplée de gens ayant une mentalité souvent matérialiste: dans une logique d'hypergamie nihiliste exposée avec un grand naturel (les conversations entre filles, recréées par l'auteur, sont très réussies et témoignent d'un désenchantement certain face à la gent masculine), le mariage est vu comme une manière de s'assurer une existence empreinte de sécurité, autant sinon plus que le lieu de l'amour.

L'auteur balade donc Lizka d'homme en homme, et si aucun n'est vraiment aimable (il y aura des menteurs, des crampons, des machos, des alcooliques, et même un Tatar pressé...), chacun constitue le portrait d'une certaine humanité, pas franchement glorieuse mais désireuse, surtout, de se débrouiller dans un monde présenté comme difficile. 

Chacun de ces hommes, pourtant, laissera une trace dans l'existence de Lizka. Ces traces mises bout à bout, il en résulte une sorte d'éducation sentimentale et sociale haute en couleur, tendant parfois à l'absurde, toujours surprenante lorsque l'on considère les jalons de l'existence de cette jeune femme: partie à dix-sept ans de sa ville natale pour suivre les cours d'une école d'infirmière, on la retrouve concierge, prisonnière, soutien moral d'un personnage politique prometteur, puis chauffeuse de trolleybus. Et à chaque jalon, on se dit: "Cherchez l'homme..."

Quant à Lizka elle-même, l'auteur dresse d'elle le portrait d'une femme un peu cabocharde, fumeuse invétérée, capable de s'intégrer à un milieu plus urbain que celui d'où elle vient, aimant séduire. Surtout, elle semble quelque peu romanesque aux yeux du lecteur, voire encline au bovarysme, à force de lire des romans sentimentaux. Jusqu'à sa rencontre avec un poète porté sur la boisson (pléonasme dans le contexte de ce roman...) en quête de public attaché à son fauteuil et à sa télévision, et par-delà les aspects matérialistes de son parcours, elle renvoie dès lors l'image d'une femme à la recherche d'un sentiment devenu difficile à trouver: l'amour.

Alexandre Ikonnikov, Lizka et ses hommes, Paris, Editions de l'Olivier, 2004/Points, 2005. Traduit par Antoine Volodine.

Le site des éditions de l'Olivier, celui des éditions Points.

Lu par LittérauteursWodka.

mardi 2 juillet 2024

Quand le métro réveille le monstre qui sommeille en chacun de nous

Reuben Reeves – Lancée par l'éditeur suisse Lubric-à-Brac en 2017, la collection "Pulpe" a l'ambition d'explorer les "mauvais genres" dans ce qu'ils ont de plus inavouable: gore, porno, zombies, western, polar et pire si entente. Tel est le credo proclamé par Patrick Morier-Genoud dans la préface du premier numéro de cette série: "Tripes et boyaux dans le métro". Ne recherchez pas le nom de l'auteur, Reuben Reeves, sur Internet: il paraît qu'il est inconnu du grand public et qu'il le restera, toujours selon le préfacier. Tout au plus sait-on qu'il n'est pas francophone! Quant au traducteur, tout aussi anonyme, force est de relever qu'il a un petit accent welche, voire vaudois: citez-moi un écrivain yankee qui anime un personnage nommé Parmelin, fût-il mort et éparpillé façon puzzle...

Venons-en à "Tripes et boyaux dans le métro". C'est une sorte de huis clos bien dègue, mettant en scène Rick, un jeune cadre dynamique soudain déchu, condamné au statut de SDF logé dans une station de métro où se passe l'essentiel de l'intrigue, assortie de son distributeur de snacks (en panne, non mais vous croyez quoi?). Le bonhomme se nourrit de vinasse pas chère et de pas grand-chose d'autre. Résultat: parfaitement dans l'esprit "gore" choisi pour ce petit livre, le bonhomme est mû par de constantes pulsions émétiques. On le devine caractériel par ailleurs: la narration est ponctuée par ses répliques, pour le moins fleuries. C'est là que se retrouve l'essentiel des gros mots d'un roman à l'écriture par ailleurs classique, qui fait ainsi contraste avec les horreurs narrées.

Rick évolue en effet dans sa station de métro, jouant au chat et à la souris avec les flics dans un esprit libertaire qu'il a dû acquérir bien rapidement. Il s'y passe des trucs bizarres, qu'il découvre peu à peu, dans un climat qui apparaît soudain peu sécure, pour ne pas dire franchement dangereux. Le premier risque? Un métro qui arrive alors que Rick s'aventure dans les boyaux de ce mode de transport – tiens, comme les boyaux d'un corps humain, ce qui suggère que le système du métro peut être vu comme un vaste organisme vivant. Mais l'auteur sait organiser un crescendo qui montre qu'il y a bien pire que cela. Ce pire, le lecteur le découvre, à la fois dégoûté et fasciné (c'est la loi du genre), face à la description factuelle mais copieuse avec laquelle l'auteur décrit un monde de corps éventrés et de viscères dégoulinants. Il y en a partout, en particulier sur les quais et dans une rame de métro arrêtée en pleine voie... Rick aura à se défendre, et le lecteur, avec lui, va se demander d'où viennent toutes ces abominations sur lesquelles Rick glisse.

Peuplé de monstres non décrits (et que le lecteur va imaginer à sa guise, projetant ses propres cauchemars, c'est astucieux!) que Rick, le personnage principal, chasse avec tous les moyens à sa disposition (l'auteur n'est pas chien: il lui trouve même un flingue...), "Tripes et boyaux dans le métro" apparaît comme un divertissement gore de la meilleure eau, implacablement brutal, rapidement lu et propre à remuer les viscères de plus d'un lecteur... ou d'une lectrice. Adroitement construit en crescendo, il réserve aux dernières pages l'honneur d'un ultime retournement de situation, qui confirme, s'il faut trouver un sens à ce petit livre, qu'en tout homme, même le plus résistant, même le plus propre sur lui, sommeille un monstre que certaines circonstances révèlent immanquablement.

Reuben Reeves, Tripes et boyaux dans le métro, Lausanne, Lubric-à-brac, 2017.

Le site des éditions Lubric-à-brac – qui fait figure d'ancêtre de la collection "Damned".