mercredi 29 novembre 2023

Robots, avez-vous une âme? Avez-vous un genre?...

Collectif – C'est un rituel de l'automne dans le domaine de la science-fiction: chaque année, le concours du "Prix de l'Ailleurs" décerne ses distinctions. Les textes primés et remarqués trouvent dès lors place dans un beau recueil, édité par les éditions Hélice Hélas. Cette année ne fait pas exception à la règle. Et le recueil s'intitule "Robotisée". Dans l'attente impatiente du prochain opus, d'ores et déjà annoncé (le thème sera "Entités", avis aux amateurs!), la découverte de celui-ci s'avère riche en réflexions autant qu'en plaisirs littéraires. Quant aux textes, le lecteur en apprécie comme toujours la diversité, avec des ambiances tantôt poétiques, tantôt froidement réalistes.

On l'a compris, il sera question de robots dans les dix nouvelles de l'ouvrage. On les imagine facilement humanoïdes, parfois animaux, avec tout l'imaginaire que ces données font naître. On les voit aussi, ces robots, comme des personnages qui rendent poreuses les limites entre la technologie et la biologie. A force d'apprendre seuls à l'aide de l'intelligence artificielle et de vivre avec les humains, les robots pourraient-ils dès lors finir par avoir une âme?

En tout cas, et le thème le suggère très fortement, ils peuvent avoir un genre, éventuellement avec la sensibilité et le comportement correspondants. Sans compter une capacité à apprendre, donc à sortir du rôle que l'humain leur a assigné – on pense ici au robot geisha de "Club de lecture" de Thalie Ré.

On sourit à l'idée que les deux nouvelles primées mettent en scène des robots chats: on peut y voir une envie de flatter ces lecteurs et lectrices fidèles à leurs chers greffiers, et Dieu sait que les lecteurs à chat sont nombreux. Certes, le chat est secondaire dans "Mademoiselle" de Magali Bossi, une nouvelle qui place en son centre des interactions entre humains et robots si proches qu'on pourrait les confondre, dans un monde où l'artifice technologique règne. Quant à la nouvelle "Pitchounette" de Gauthier Nabavian, c'est le chat robot lui-même qui en est le narrateur. Un narrateur introspectif qui interroge le lecteur sur le regard qu'il porte aux animaux domestiques. 

"Robotisée" a enfin l'ambition, pleinement atteinte, d'interroger le lecteur sur ce qu'il imagine lorsqu'il pense à un robot. Sera-t-il un simple serviteur, voire un esclave sexuel, ou un individu supérieur qui fera peur ou remplacera l'humain? Ces questions traversent les textes du recueil. Quant au thème, orienté par sa rédaction au féminin, il impose une approche plus large qu'un regard bêtement neutre ou androcentré. 

Les deux textes d'éclairage critique qui concluent le recueil le confirment. On peut certes regretter le propos militant et parfois jugeant de "Les robots aussi, c'est une histoire de genre", réflexion féministe de Stéphanie Nicot. En revanche, le propos de Jean-Claude Heudin sur "Galatée, mère des créatures artificielles", dépassionné, touche juste sans masquer les zones obscures d'un mythe qui, s'il peut être vu comme réducteur pour la femme, s'avère quand même fondateur. Dès lors, question: en rêvant d'une sculpture qui s'animerait et le servirait (voire le dominerait, le mythe ne le dit pas, après tout!), le sculpteur Pygmalion a-t-il ouvert la voie à la cybernétique et à une certaine vision des robots d'aujourd'hui?

Collectif, Prix de l'Ailleurs 2023 "Robotisée", Vevey, Hélice Hélas, 2023. Avec les participations de Tristan Piguet, Jean-Claude Heudin, Stéphanie Nicot, Dario Floreano et des dix auteurs des textes lauréats ou remarqués.

Le site des éditions Hélice Hélas, celui du Prix de l'Ailleurs.

mardi 28 novembre 2023

"Giordano": la raison pour interroger Dieu et façonner la science

Denis Lavalou – Du théâtre pour une biographie? C'est le défi qu'a relevé le dramaturge Denis Lavalou, Français vivant à Montréal (Québec) pour éclairer la figure du personnage historique de Giordano Bruno (1548-1600). Il en résulte une pièce minimaliste, mettant pour l'essentiel en scène Giordano Bruno jeune ou vieux, sur le bûcher qui scelle son destin. Intitulée "Giordano" d'une manière sobre et familière, créée le 1er novembre 2023 au théâtre Oriental-Vevey, la pièce est actuellement jouée en Suisse romande, en particulier à Villars-sur-Glâne (salle Nuithonie) demain et après-demain. 

Oui, ce titre sous la forme d'un seul prénom force la familiarité avec un personnage dont le nom dit peut-être quelque chose aux uns et aux autres, mais dont l'apport historique, scientifique et religieux a sans doute été oublié. Il suffit cependant de vingt-cinq séquences pour que, aux yeux du public du spectacle comme à ceux du lecteur du script de la pièce, le personnage apparaisse soudain familier.

De Giordano Bruno, à la fois catholique et humaniste avide de raison autant que de foi authentique, le dramaturge renvoie l'image d'un personnage constamment le cul entre deux chaises, contesté à la fois par la Rome papiste, au gré des pontifes et de leurs sensibilités, et d'une Réforme qui, à l'instar d'un certain Jean Calvin, apparaît peu ouverte aux débats qui pourraient ébranler certaines certitudes. Michel Servet, incidemment cité, en sait quelque chose! Cela ne manque pas de paraître paradoxal dans le contexte bouillonnant d'idées des temps de la Réforme. Quant aux universités, elles ne se montrent pas non plus forcément accueillantes à ses thèses.

Le Giordano Bruno dépeint par Denis Lavalou apparaît dès lors comme un personnage en constante errance, que ce soit à travers l'Europe (Italie, France, Suisse, mais aussi Allemagne, voire plus loin) ou à travers le monde des idées. Cette errance, l'auteur en souligne le caractère dramatique par la recréation de controverses. C'est qu'en matière de sciences également, Giordano Bruno est présenté comme un pionnier, refusant que Dieu ou les autorités d'antan (par exemple Aristote, ou la théorie des sphères qui a longtemps expliqué la place de la Terre dans l'Univers) se mêlent à ce qui relève de la seule raison. L'auteur l'inscrit ainsi dans le sillage des Kepler et des Copernic.

"Giordano" est construit en de longs monologues qui constituent un défi pour les deux acteurs qui s'y attellent (Denis Lavalou pour Giordano au bûcher pour hérésie, Cédric Dorien pour Giordano jeune), et qui devront même prêter leurs voix à d'autres personnages incidents, tels que Kepler ou Elisabeth I d'Angleterre. Ces personnages incidents créent une rupture de rythme sans doute bienvenue dans un texte rédigé en prose qui demande de vrais talents de conteur. Dans le même esprit, et même si les alexandrins n'y sont pas toujours parfaits, la rupture rythmique créée par le sonnet placé au numéro 10 est bienvenue aussi. Il est permis de regretter qu'elle ait été écartée du spectacle joué, comme l'indiquent les crochets qui signalent cette coupure.

La pièce que Denis Lavalou a consacrée à Giordano Bruno offre ainsi à toute personne qui apprécie le théâtre l'occasion de découvrir, de manière synthétique, un personnage qui s'avère fascinant en définitive, tant par sa vie que par la modernité subversive, pour son temps (fin du seizième siècle) de ses idées. Et le fait qu'il faille deux personnes pour tenir le rôle indique aussi la tension du personnage créé par le dramaturge entre deux univers: celui de la réflexion révoltée, avide de joutes oratoires, et celui de la fin tragique, soumise au pouvoir des hommes prétendant juger au nom d'un Dieu dont les contours même sont interrogés.

Denis Lavalou, Giordano, Lausanne, BSN Press, 2023.

Le site des éditions BSN Press.

Les prochaines représentations de "Giordano" sont données à l'Espace Nuithonie à Villars-sur-Glâne (Fribourg, Suisse), les mercredi 29 et jeudi 30 novembre à 19h00. Durée: 1h25.

lundi 27 novembre 2023

Make America Slim Again!

Lana Calzolari – Elle est à la fois sexy et repoussante, la personne étique aux couleurs états-uniennes représentée sur la couverture de "American Megalo", dernier roman de l'écrivaine genevoise Lana Scalzolari. On y reconnaît la femme sans âge située au cœur de l'intrigue: Katherine, une promotrice immobilière richissime et sans scrupules, trumpiste à fond, désireuse de devenir la mairesse de sa bonne et calme ville de Feodora et de faire maigrir l'Amérique. Mais tout ne va pas se passer comme prévu au fil de ce roman dodu (599 pages, sans temps mort!), drôle et rosse. Choix judicieux de la romancière: c'est dans la famille de Katherine que se trouve le grain de sable qui va tout faire dérailler, en la personne de sa belle-fille Leonie, persuadée que Katherine a tué sa mère.

L'ambiance est donc à la vengeance, selon un schéma bien huilé: Leonie se retrouve séquestrée avec son père dans le manoir de Katherine, puis décide de faire son beurre de cette situation a priori peu sympathique. Le manoir lui-même subvertit la notion de locus amoenus, typique de certains romans: il est aménagé en souterrain, il est difficile d'y échapper sans complicités et la surveillance, omniprésente, a de quoi faire penser aux flicages généralisés dont certains décideurs politiques de notre monde rêvent aujourd'hui. Souterrain, enfin, ce manoir est invisible depuis la surface terrestre, ce qui constitue la source de quelques gags récurrents.

Magnifique personnage que Leonie, d'ailleurs, jeune femme charismatique qui n'a pas froid aux yeux et laisse libre cours à sa fibre artistique en créant des toiles horribles que certains adorent, à commencer par le maire sortant de Feodora. Oui: il lui faudra quelques alliés pour avancer dans son projet de revanche, et elle les trouvera sur le terrain, avec quelques collaborateurs de Katherine. L'écrivaine réussit à leur donner une vraie personnalité, quitte à jouer les paradoxes et les stéréotypes familiers: nous aurons ainsi affaire à un responsable de la sécurité un peu trop gentil, à un majordome au flegme classique, à un directeur de la communication à l'apparence impeccable et à quelques mafieux pas doués. Les sentiments vont s'en mêler...

L'auteure confère, et c'est une force dans un roman qui se déroule dans un pays qui aime à se présenter comme celui de tous les possibles, un supplément d'intérêt à cette histoire de revanche familiale en donnant à voir l'impact que Leonie aura sur ses alliés: en ne montrant aucune crainte, elle les incite à se prendre en main à leur tour, à s'émanciper – on voudrait même dire "s'empouvoirer", afin de reprendre leur vie en main: tous ont leur zone d'ombre et Katherine, pleine aux as et manipulatrice on le sait, sait en jouer pour les fidéliser à leurs postes. Troublante voire fascinante aux yeux des hommes qui l'entourent (et l'auteure recrée parfaitement ces sentiments masculins mêlés, sans adopter une position jugeante), Leonie elle-même est saisie par l'auteure à cet âge où l'on peut grandir et mûrir beaucoup, à la sortie de l'adolescence. Et c'est aussi captivant de la voir évoluer et diriger ses troupes au fil d'intrigues malicieusement menées qui finiront par miner la superbe de Katherine.

Un tel roman ne saurait passer, bien sûr, à côté de thématiques aussi actuelles que l'obésité des Américains, volontiers caricaturée – une caricature qui sert d'introduction à quelques questionnements de bon sens sur le rapport des uns et des autres à la nourriture, entre craquages monstrueux (certaines descriptions de bouffe dégoulinent de gras et de sucres, l'auteure ne ménage pas ses effets!) et régimes alimentaires déprimants à force d'être sévères. On peut même imaginer que ses fluctuations de poids pourraient trahir une Leonie qui a choisi de jouer double jeu, baladée d'une situation à l'autre, entre autres au gré d'un enlèvement à la fois réussi et foireux (oui, c'est possible!). 

Chaque personnage aura évolué au terme d'"American Megalo", un roman qui rappelle que si en Amérique, tout est un peu plus grand (et gros, et cela ne concerne pas seulement les personnages: certains virages de l'intrigue sont énormes aussi, et ça roule quand même!), cela ne va pas sans quelques inconvénients que le lecteur découvre avec délices au fil de pages où l'auteure manie habilement l'outrance. On rit jaune, on rit noir, on se délecte. Et en lisant la dernière phrase du roman, on se demande si tout ce petit monde ne pourrait pas repartir pour un tour...

Lana Calzolari, American Megalo, Genève, Good Heidi Production, 2022. Illustration de couverture par Cédric Marendaz.

Le site de Good Heidi Production.


dimanche 26 novembre 2023

Dimanche poétique 616: Joannie Blais

Faculté d'oublier

Plus il y a de grains tombant dans le sablier
Plus le son s’amplifie dans mes tympans
Réveillant peu à peu l’image de tes bras ouverts à d’autre
Désireuse de s’y réfugier
Et toi se laissant convaincre avec le temps
Oui, ma tête t’a pardonné
Mon cœur, lui, essaye encore d’y arriver
Cette confiance, je la cherche au plus profond de moi
Souhaitant son retour, elle nous a une fois de plus abandonn
J’ai peur autant que je puisse t’aimer
Imagine à quel point je peux être terrifié
Ses efforts m’épuisent mais n’y change rien
Je voudrais m’accrocher à cette vérité
Qui sonne encore faux
D’être l’unique, la seule que tu puisses aimer
J’attends le sommeil
Pourvu qu’il ne tarde à arriver
Crois-moi, cette méfiance s’installe bien malgré moi
Malgré toute volonté
Je ne suis pas de celle qui ont cette faculté d’oublier

Joannie Blais. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 24 novembre 2023

Un serial killer au dix-septième siècle

Henri Gautschi – Il y a un serial killer à Genève... en 1604! Le tout dernier roman d'Henri Gautschi, "Crimes pour une croix", reconstitue le petit monde de ses deux premiers ouvrages pour composer une énigme policière historique bien ancrée dans cette époque qui suit de tout près l'épisode de l'Escalade. Une époque où les erreurs judiciaires peuvent s'avérer fatales, littéralement...

Voyons: des jeunes filles sont retrouvées mortes en des circonstances diverses et variées, mais violentes toujours, ayant trait au divertissement – on pense aux bals –, mal vu du côté de la Genève calviniste, mais toujours apprécié chez les catholiques qui ne sont pas si loin. Le modus operandi suggère qu'il n'y a qu'un seul coupable: à chaque fois, les victimes sont dépossédées d'une croix qu'elles portent en pendentif. Peu de valeur, mais c'est porteur de sens: y a-t-il simplement vol, ou est-ce autre chose?

Familier de cette époque, l'auteur en recrée les mentalités avec justesse. Tel personnage se révélera ainsi inquiet d'être soumis à la "Question" après avoir été soupçonné, ce qui vaut presque accusation voire jugement. Ce jeune homme, employé dans une maison honorable, pourra-t-il encore vivre son idylle avec une jeune fille du cru? 

Quant aux méthodes d'enquête utilisées par une police encore assez peu organisée, elles sont marquées par la torture, et "Crimes pour une croix" donne une scène particulièrement réaliste et marquante d'estrapade, appliquée à un jeune gars qui n'a pas la lumière à tous les étages. Un coupable commode, mais les crimes se poursuivront après son exécution... Il faudra deux ou trois indices supplémentaires, bien concrets, pour confondre l'assassin et suggérer, en sous-main, que la torture n'aboutit qu'à des drames.

Les personnages mis en scène par l'auteur sont tantôt attachants, tantôt détestables, ce qui lui permet de balader le lecteur d'un soupçon à l'autre: tel serviteur italien lubrique ne ferait-il pas un coupable parfait? Et cet ecclésiastique trop propre sur lui, auprès duquel on va à confesse même quand on est protestant, qui est-il vraiment? Quant à la faiblesse d'esprit, ne ferait-elle pas un prétexte parfait pour tuer dans un instant d'égarement décrété intolérable? 

Mené au rythme pian-pian mais décidé des marches à pied ou à cheval entre les villages de la campagne genevoise, "Crimes pour une croix" est un roman historique bien ficelé, structuré en chapitres plutôt courts et agréablement illustrés par l'auteur, qui donne à voir une fois de plus les us et coutumes d'une société ancienne, marquée par les clivages religieux entre catholiques et adeptes de la Réforme. Des clivages parfois plus insurmontables qu'il n'y peut paraître aujourd'hui, et certaines péripéties de ce livre sont là pour le rappeler.

Henri Gautschi, Crimes pour une croix, Genève, Encre Fraîche, 2023.

Le site des éditions Encre Fraîche.

Les deux premiers romans d'Henri Gautschi, dans le même univers:

- La nuit la plus longue.

- Clothilde, Au temps de la Saint-Barthélemy.


jeudi 23 novembre 2023

Voyage au bout de la ligne 27

Emmanuel Pinget – Deuxième ouvrage publié d'Emmanuel Pinget, "Avant de geler" est pour le moins déconcertant, avec ses deux parties sans rapport apparent entre elles. Si bref et amusant qu'il soit, ce court ouvrage ne manque pas de surprendre aussi.

Tout commence par l'histoire d'Albert, le narrateur, qui trouve son propre roman en vitrine dans une librairie, alors qu'il ne l'a jamais publié. Pire: quelqu'un a usurpé son identité! Cela débouche sur une quête hallucinée où la vérité n'est jamais certaine, où tout change de page en page, où règne l'absurde. Déjà, la librairie "Lionel Solutions", au bout de la ligne de bus 27, existe-t-elle vraiment?

Réciproquement, certaines choses sont stables, par exemple le prix de certains objets et services, invariablement fixé à huit euros, suscitant l'étonnement du lecteur, à géométrie variable pour le coup, en fonction de ce qui est acheté pour ce prix. Enfin, il y a aura quelques dialogues de sourds...

... et un immense étonnement face aux mœurs du monastère lunaire dans lequel Albert croit avoir trouvé un peu de paix. C'est tout le contraire, avec un moment final qui prend la forme d'une vaste boucherie dont Albert ne sait pas s'il sera lui-même victime. Ce moment est précédé par la narration d'un vécu confiné et marqué par l'aléatoire.

Défi à la raison du lecteur, "Avant de geler" se termine par 24 chapitres aux titres en mode "écriture automatique" qui mêlent mysticisme et surréalisme pour manifester une poésie bien à eux, apparemment détachée de la narration des vicissitudes d'Albert. Sont-ce les stances qu'Albert aura imaginées au monastère, malgré les interdictions? Ou des extraits de son roman aux ventes aléatoires? La question est ouverte...

Emmanuel Pinget, Avant de geler, Vevey, Hélice Hélas, 2014.

Le site des éditions Hélice Hélas.

dimanche 19 novembre 2023

Dimanche poétique 615: Patricia Guenot

Dans le bol de café au lait

Dans le bol de café au lait,
Flotte un bout de tarte aux cerises,
Que la femme, aussitôt assise,
Dévore en tachant son gilet.

Sur la bouilloire, son reflet
La déforme avec gourmandise.
Dans le bol de café au lait,
Flotte un bout de tarte aux cerises.

Devant le placard à balais,
Le chat lèche sa robe grise,
Avant de sauter par surprise,
En deux bonds de son corps replet,
Dans le bol de café au lait.

Patricia Guenot (1964- ). Source: Bonjour Poésie.

dimanche 12 novembre 2023

Dimanche poétique 614: Isaac Habert

Nuit fille de la terre, amène tes flambeaux

Nuit fille de la terre, amène tes flambeaux,
Et ton silence coi, et des hauts monts descendre
Fais tes brouillards nuiteux pour ici les étendre
Et couvrir l'horizon de tes sombres rideaux,

Afin que le Sommeil des stygieuses eaux
Vienne arrouser mon chef, et sur mon corps répandre
Le jus du noir pavot pour m'aider et défendre
Contre amour inventeur de martyres nouveaux.

Les plaies, les liens et les prisons obscures,
Les peines, les soucis, les flammes, les froidures,
Ne nuisent aux humains pendant que le sommeil

Tient leurs corps engourdis dessus la plume oiseuse.
Répands donques sur nous ton humeur paresseuse,
Ainsi jamais Phoebus ne nous montre son œil.

Isaac Habert (1560-1615). Source: Bonjour Poésie.

samedi 11 novembre 2023

Une morte dans la cour de récré

Jean-Claude Zumwald – Une stagiaire de l'enseignement public, Tamara Oliveira, est retrouvée morte dans la cour du collège des Parcs à Neuchâtel. Ouch! La police n'a guère de pistes. Du coup, c'est Victor Aubois, un jeune retraité qui joue les détectives, qui s'y colle. Tel est le point de départ du nouvel épisode des aventures de Victor Aubois, signées Jean-Claude Zumwald, sobrement intitulé "La morte du collège des Parcs".

L'ambiance locale est assumée dans ce solide roman policier. La restitution de cette ambiance passe par la description précise de quelques lieux, à Neuchâtel mais aussi du côté de Fribourg, ville dont l'auteur cite avec justesse un restaurant italien stylé. Du côté de Neuchâtel, l'auteur donne un surnom bien à lui au "Bâtiment administratif des Poudrières" (BAP), repaire de la police cantonale: loin du classique sobriquet "Boîte À Poulets", l'auteur le surnomme "Caprice des Dieux" en raison de sa forme. 

Et quitte à ce que le rythme en soit ralenti, l'écrivain n'hésite pas à planter le décor, décrivant par exemple avec générosité les vicissitudes de ce ru nommé Seyon – allant jusqu'à évoquer, sans que cela ne soit indispensable à l'intrigue, la destinée du Gor du Vauseyon, sorte de moulin au fil de l'eau. La narration ne dédaigne pas le pittoresque non plus, par exemple lorsqu'il s'agit de décrire une concentration de passionnés de Citroën 2 CV – contraste saisissant avec la voiture de Victor Aubois, une DS de collection.

Alors oui: il sera question de police dans "La morte du collège des Parcs". Cela dit, Victor Aubois, si perspicace qu'il soit, n'est pas un policier – il est tout au plus un précieux informateur, et l'auteur le confine parfaitement dans son rôle. Un rôle qui l'amène à devenir enseignant l'espace de quelques jours, histoire de voir ce qui se trame dans le collègue où le meurtre a eu lieu. Mais aussi à devoir chercher des informations en toute discrétion, en particulier en rusant pour susciter les confidences, voire en se mettant peut-être en péril en acceptant de coucher, tel le sexagénaire toujours vert qu'il est, avec la concierge dans une chambre de l'Auberge des 4 Vents à Fribourg – on pense ici, de façon fugace, ne serait-ce que pour le décor, à "Légère et court-vêtue" d'Antoine Jaquier.

L'enquête oscille entre la volonté de procéder par élimination pour disculper les uns et les autres et la réalité, qui suggère que le coupable est peut-être, contrairement à ce qu'a trop vite pu penser la police, extérieur à l'école. Après tout, Tamara Oliveira a grenouillé avec une copine dans des milieux pacifistes un peu trop politisés. Est-ce une piste à suivre? Ou vaut-il mieux surveiller tel enseignant déjà déplacé d'un établissement à l'autre, ou telle professeure à la cuisse légère, question de vécu? Par touches, l'écrivain excelle à mettre en avant certains aspects humains du fonctionnement d'un collège, par-delà la façade de perfection qu'il se doit de renvoyer vis-à-vis de ses usagers.

"La morte du collège des Parcs" se déroule dans un lieu scolaire qui existe bel et bien, classé monument historique. L'auteur sait y ménager quelques surprises au gré d'une intrigue adroite qui montre que parfois, les civils savent se montrer plus habiles que la police – quitte à ce que celle-ci suive un peu ce qui se passe du côté de ses indicateurs. Quant à Victor Aubois, il sait rester à sa place, humblement, et faire parler les gens pour aller à la pêche aux informations. Sa geste est relatée dans une langue qui assume ses traits romands et ses helvétismes, qui accentuent d'une manière bienvenue son parfait côté terroir.

Jean-Claude Zumwald, La morte du collège des Parcs, Sainte-Croix, Mon Village, 2023.

Le site de Jean-Claude Zumwald, celui des éditions Mon Village.


mardi 7 novembre 2023

Entre les pays, entre les langues... entre les humains

Assia Djebar – Après vingt années passées en France, Berkane, devenu quinquagénaire, revient en Algérie  pour y écrire tranquillement dans la maison familiale, dont il a hérité, et revoir la Casbah. Tel est le point de départ du roman "La Disparition de la langue française" de l'écrivaine algérienne Assia Djebar. Un ouvrage complexe et riche qui s'écrit entre les pays, entre les époques, entre les humains... mais aussi entre les langues.

C'est avec virtuosité, en effet, que l'auteure alterne les points de vue et les modes de narration, passant d'un récit réaliste, historique ou actuel, à la lettre ou au journal intime, en de courts chapitres plutôt denses qu'on lit lentement. Adressées à Marise, la comédienne française qu'il a laissée en France, les lettres de Berkane restent empreintes de sensualité, malgré la rupture, et leurs mots sont ceux de l'intime, dits "en arabesques", comme Berkane lui-même le dit.

Par contraste, c'est dans un mode réaliste qui n'occulte aucune violence que l'auteure recrée, par flash-back, l'enfance et la jeunesse de Berkane, marquées par les luttes pour l'indépendance algérienne. Il y a là une forme de crescendo, depuis un conflit de drapeaux à l'école, qui va atteindre la famille aussi, jusqu'à l'emprisonnement de Berkane par les Français. 

L'auteure n'occulte pas les différends entre les mouvements indépendantistes. Et plus tard, elle relève que certains auteurs algériens sont passés de la langue française à l'arabe pour leurs écrits. Ce passage d'une langue à l'autre, ce frottement sur fond d'un passé qui ne passe pas et que l'auteure illustre au fil de certaines péripéties, se fait aussi au niveau individuel chez chacun des personnages – on pense entre autres à Marise qui a fini par prononcer correctement une phrase en arabe. Quant au frère de Berkane, Driss, les mots sont aussi son métier puisqu'il est journaliste. 

Enfin, en évoquant le dramaturge Bernard-Marie Koltès au travers de l'actrice Marise, la romancière semble dessiner un parallèle avec Berkane: nom proche, et surtout disparition à un âge comparable. Mort? L'histoire ne le dit pas. Mais l'une des dernières impressions que "La Disparition de la langue française" laisse, c'est que Berkane continuera bel et bien d'exister sur les planches, chaque fois que Marise y montera.

Assia Djebar, La Disparition de la langue française, Paris, Librairie Générale Française, 2006/Albin Michel, 2003.

Lu par Mes belles lectures, Tipaza.

dimanche 5 novembre 2023

Dimanche poétique 613: Raymond Radiguet

Le rendez-vous solitaire

Emprunte aux oiseaux leur auberge 
Au feuillage d'ardoise tendre! 
Loin des fatigues, ma cycliste, 
Qui t'épanouis sur nos berges, 
Future fleur comme Narcisse,

Tu sembles toi-même t'attendre! 
Mais pour que nul gêneur ne vienne
Je nomme la Marne gardienne, 
Ô peu chaste, de tes appâts. 
La Marne fera les cent pas.

Si son eau douce va semblant 
Plus douce et plus chaste que d'autres, 
Ses désirs pourtant sont les nôtres:
Voir bouillir à l'heure du thé 
Que l'on prend en pantalon blanc,

Au soleil, ta virginité!

Raymond Radiguet (1903-1923). Source: Bonjour Poésie.

samedi 4 novembre 2023

J'ai reçu Patate en héritage...

Marie Beer – L'heure est grave: à la suite du décès de Kob, le narrateur se retrouve nanti sans trop le vouloir d'un chien au caractère aléatoire qui bave partout. Il est permis de penser au cocasse "Un chien de saison" de Maurice Denuzière, avec son boxer bringé encombrant mais si attachant, lorsqu'on ouvre le dernier roman de Marie Beer. Mais par-delà la bestiole, c'est toute une société que l'écrivaine met en scène dans "Patate chaude", avec ses contraintes et ses convictions qui peinent à infuser.

Tout commence lorsqu'un gars sans profil hérite, bon gré mal gré, du chien du meilleur ami de son frère – une chienne en fait, la fameuse Patate, omniprésente dans "Patate chaude". Le narrateur ne s'en amuse guère, mais il se débrouille au jour le jour, faisant appel à son frère et aussi à sa grand-mère, qui le loge parce qu'il est au chômage et fait semblant de monter une start-up. D'emblée, le lecteur se régale en lisant les dialogues ciselés qui ont permis à Diane, une amie déterminée, de fourguer le chien au narrateur. 

Oui, les mots sont importants dans "Patate chaude", et on le conçoit dès ce titre à double sens: littéralement, Patate est la bestiole dont personne ne veut, l'animal domestique dont Kob n'a pas réglé le sort avant de se donner la mort – c'est du moins ce que l'on peut penser au début du roman. On sent d'ailleurs que la romancière a su recréer astucieusement les moments clés que vit le nouveau propriétaire d'un chien: comment le dresser, l'habituer à un nouveau mode de vie, et comment entendre les commentaires de tiers?

Dans une volonté sans cesse renouvelée d'amuser le lectorat, l'écrivaine joue avec bonheur des quiproquos et des incompréhensions entre les uns et les autres, jusqu'à l'absurde. On le comprend au fil des pages: la famille du narrateur raconte parfois n'importe quoi, tout en recourant à quelques tics de langage que le lecteur reconnaît avec gourmandise et qui, trop souvent, empêchent tout dialogue. Bref, ça disjoncte un peu.

Les mots s'entrechoquent jusqu'à la scène finale, lorsque sont réunis le notaire (normalement élégant), le narrateur et son frère (deux infréquentables), le chien et le père de Kob, présenté comme très bien sur lui jusqu'à l'écœurement. Et tout se termine avec un testament qui permet à l'auteur de boucler son histoire déjantée de manière possiblement concordante, quitte à forcer au moins l'un des personnages: chacun se trouve ici piégé entre la légalité stricte et l'aspiration à la liberté et à l'individualisme.  

Et qu'en est-il de la manière de raconter cette histoire de chien qui cherche un foyer comme un roman cherche ses lecteurs? Elle est drôle et sarcastique, en plus d'être efficace: le narrateur est un chômeur blasé et pas très recommandable, et son frère n'est pas bien mieux. L'écriture s'inscrit donc dans le registre familier et oral, nettement abrasif. Cela vaut son pesant d'humour, mais aussi de réflexion sur les tics de langage et les méthodes de défense que la parole recèle lorsqu'on est en présence d'un autre qu'on n'aime pas forcément mais avec lequel il faut bien vivre.

Marie Beer, Patate chaude, Genève, Editions Encre fraîche, 2023.

Le site des éditions Encre fraîche.

Lu par Francis Richard, MonaLireRebecca.

jeudi 2 novembre 2023

Une morte en robe rouge, un roman psychologique en lignes claires

Claude Robert – C'est l'histoire d'un flic retiré du métier qui découvre le cadavre d'une belle jeune fille, joliment vêtue de rouge, en montagne. Il n'en faut pas davantage pour qu'une enquête démarre: c'est celle que l'écrivaine suisse Claude Robert relate dans son dernier roman policier, "Rouge". Située entre lac et montagne, l'intrigue pourrait se tenir à Vevey même, ville natale de l'auteure, ou dans une cité de l'Arc lémanique; mais le flou demeure de ce côté-là.

L'intrigue policière, quant à elle, n'est pas construite sur des surprises, ni sur des péripéties à tiroirs. Peu à peu, mais de façon assez directe, de proche en proche, le coupable va se dessiner. Mais, et l'auteure le souligne dans sa manière de raconter, c'est un travail d'équipe, basé sur la complémentarité des personnalités. On l'a compris: ce qui paraît intéressant avant tout dans "Rouge", plus largement, ce sont les humains et leurs interactions, soigneusement décrites et démontrées.

Cela donne un ouvrage plein de personnages très bien dessinés en profondeur, qui sonnent juste et suscitent immédiatement une sensation dans le cœur du lecteur. Ji, alias Joseph Pittier, est un policier classique cherchant à trouver sa place entre une possible paternité et le démon de l'alcool qu'il avait cru mettre au placard en quittant la police quelques années auparavant. 

Le lecteur aimera aussi la manière claire dont sont présentés chacun des membres du couple Pitivier, soit un psy sûr de lui et une épouse mystérieuse. L'auteure relève aussi avec délicatesse les difficultés que son homosexualité peuvent valoir à Leyvraz, membre de l'équipe de police. 

Enfin, l'enquête passe par l'intervention de personnes japonisantes: des haïkus ont été tracés au cutter sur la peau des victimes. Pour l'auteure, c'est l'occasion de mettre en scène des personnages apparemment sereins et placides, mais également porteurs d'une certaine sagesse, fondée sur les arts de la poésie et de la calligraphie en particulier, qui fait contrepoint à la folie du crime.

Au départ, l'enquête porte sur la mort d'une parfaite inconnue qu'il faudra cerner. Ce faisant, d'autres crimes vont ressortir des tiroirs, ce qui enrichit une intrigue qui fait la part belle à la psychologie sous des formes diverses, médicale ou appliquée jour après jour, tout naturellement, dans le cadre des relations humaines et des contacts entre la police et les citoyens.

Claude Robert, Rouge, Lausanne, Favre, 2023.

Le site des éditions Favre.

mercredi 1 novembre 2023

Chuck Palahniuk, chroniques vraies et déglinguées des États-Unis

Chuck Palahniuk – Voici le genre de livre qui risque de vous attirer des regards entendus si vous le lisez dans un lieu public: "Le Festival de la couille" réunit une série de textes journalistiques que l'écrivain américain Chuck Palahniuk, surtout connu pour son roman "Fight Club", a livrés à divers périodiques américains. 

Tout y est vrai, affirme l'auteur. Mais force est de relever que ce qu'il raconte est souvent incroyable. Il y a bien sûr une histoire de festival de la couille (en anglais "Testy Festy", je ne sais pas si c'est plus scabreux en français ou en anglais...), sorte de partouze villageoise ogresque avec dégustation d'amourettes de taureau organisée dans un hôtel du Montana, narrée avec tout le panache qu'il faut.

Mais il est aussi question d'un concours de démolition de moissonneuses-batteuses, de réunions d'écrivains en speed-dating avec des agents (un texte qui avance, et c'est bien vu, au rythme des sept minutes allouées à chaque entretien), de lutteurs pressentis pour les Jeux Olympiques. Il sera même question des coulisses du succès littéraire puis cinématographique de "Fight Club" et des aventures qu'il a values à leur auteur.

Ces textes, dès lors, ont la couleur du reportage littéraire réalisé en immersion, l'auteur concentrant à chaque fois ce que les gens lui racontent de plus remarquable sur une expérience donnée. La première partie, intitulée "Ensemble", réunit ainsi des récits à plusieurs interlocuteurs; la deuxième, "Portraits", donne à chaque fois la parole à une seule personne – des célébrités comme Marilyn Manson ou des originaux comme Rocket Guy, qui construit une fusée dans son jardin. Quant à "Seul", à la fin, c'est le moment personnel de l'écrivain, qui se raconte comme l'ont fait les autres acteurs du livre.

L'idée principale qui sous-tend ces récits, c'est que les gens ont toujours envie de se réunir autour d'intérêts communs, et que les événements organisés et vécus décrits dans ce livre se sont substitués aux rituels religieux dans une société sécularisée. En somme, tout est bon pour se rencontrer: orgies, groupes de parole, compétitions, etc. Vu comme cela, il y a du "Fight Club" dans chacun des textes de ce livre. Quant à l'activité d'écrivain, enfin, l'auteur rappelle qu'elle oscille constamment entre le temps de la solitude et celui des rencontres.

Avec "Le Festival de la couille", l'écrivain offre à son lectorat un ouvrage qui rappelle que souvent, la réalité dépasse largement la fiction. Souvent très drôle, toujours tonique, il balade aussi un regard original, entre tendresse et clin d'œil, sur nos frères humains un brin déglingués d'outre-Atlantique. 

Chuck Palahniuk, Le Festival de la couille, Paris, Folio, 2009/Paris, Denoël, 2005. Préface de l'auteur. Traduit de l'américain par Bernard Blanc.

Le site de Chuck Palahniuk, celui des éditions Folio.

Lu par Cédric FerrandLe Tourne Page, Livr0ns-n0usMoleskine et moiNicolas.