lundi 30 juillet 2018

Dialogues et escarmouches sur la Côte d'Azur

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Abbé Joseph Guillermin – Un roman historique écrit par un prêtre: le lecteur est immédiatement averti qu'il y aura un soupçon de parti pris dans "Martyrs sur la Côte d'Azur", écrit par l'abbé Joseph Guillermin (1845-1902), dont on peut retrouver par ailleurs quelques écrits en fouillant bien sur Internet. Les éditions Parthénon ont eu cependant la main heureuse en rééditant cet ouvrage caractéristique, fondé sur des faits réels relevant d'une époque méconnue du grand public, certes dans un souci d'édification chrétienne.

Sous-titré "Première invasion musulmane", le roman de Joseph Guillermin aborde des escarmouches survenues du côté de Saint-Tropez, à la fin des années 730. Pour rappel, c'est en 732 que Charles Martel a arrêté les Omeyyades à Poitiers – ce que l'auteur rappelle aussi, quitte à grossir le trait. Quelques années plus tard, cependant, les musulmans, massés sur la paisible et prospère Côte d'Azur, reprennent confiance en eux...

"Martyrs sur la Côte d'Azur" se structure en deux parties, qu'on pourrait surnommer "paix et guerre": le début s'avère pacifique et met en avant la capacité de dialogue entre un musulman légendaire, Suleyman, face à une majorité chrétienne qui l'a accueilli. Dès lors, le fil rouge principal est la destinée de ce personnage, descendant des Omeyyades lui-même, converti sincère au christianisme et chrétiennement baptisé Tropez. Les dialogues entre Suleyman le musulman qui doute et Césaire le chrétien, opposant pied à pied, à la loyale, les arguments de deux monothéismes, s'avèrent le fruit d'une maîtrise consommée de la rhétorique de la part d'un auteur qui, quand même, prêche pour sa chapelle.

Et dès lors qu'advient la deuxième partie, relatant les razzias des musulmans sur Saint-Tropez, le lecteur est déjà convaincu. On relève avant tout, formellement, que la "Nuit terrible", celle des martyrs, est déclinée en 4 chapitres comme les 4 veilles romaines. Et face à des agresseurs musulmans présentés comme des brigands essentiellement matérialistes, il est aisé de montrer que les personnages chrétiens mis en scène par l'écrivain sont peu attachés aux richesses terrestres – et prêts à se laisser tuer sans dégainer l'épée, à l'image de ceux qui sont morts à la suite des persécutions romaines. Saint Tropez, condamné à mort sous Néron, qu'il a fallu décapiter à la main parce que les fauves l'ont épargné dans l'arène, est pour eux un exemple: l'auteur glisse d'ailleurs sa légende, peu connue, dans les pages de son roman. Dans "Martyrs sur la Côte d'Azur", elle côtoie ce qu'il faut savoir sur les premiers ermitages des îles de Lérins.

Naturellement, l'auteur utilise aussi les ressorts classiques du roman, ce qui fait que "Martyrs sur la Côte d'Azur" a parfois des airs assumés de récit d'aventures: il y a un traître, le maçon Thibaut, vu comme un Judas (p. 233), et aussi un tentateur, prénommé Tarik, qui a des traits... diablement fascinants: il séduit, enivre, et chante pour crucifier sa victime en l'envoûtant. L'auteur veut-il ainsi personnifier le caractère fallacieux de l'islam? Il est permis de le croire. Au passage, l'auteur égratigne le personnage juif qu'il met en scène (Abram l'hôtelier), suggérant qu'il se donne au plus offrant, roulant pour lui seul alors que les musulmans comme les chrétiens s'engagent pour leur bannière. Antisémitisme gratuit? Ce n'est en tout cas pas l'aspect le plus plaisant de ce livre.

L'écrivain présente la Côte d'Azur comme un lieu béni de Dieu, un paradis sur Terre – objet de convoitises, du coup. Expérience faite, force est de lui donner raison: il met en avant la douceur du climat et la beauté des paysages. Mais plus encore, il présente cette région comme un lieu de ferveur religieuse chrétienne, humble et évidente, au cœur du huitième siècle. Les personnages se montrent un brin prosélytes, et toujours convaincus de la justesse du catholicisme.

Dans un souci d'édification du lecteur et d'illustration du catholicisme, l'écrivain a su, dans "Martyrs sur la Côte d'Azur", capter un événement méconnu de l'histoire pour un faire un véritable roman historique, en en tirant ce qui est le plus favorable à sa cause. Rhéteur habile et conteur érudit dans la première partie, Joseph Guillermin s'avère aussi capable, on le voit dans la deuxième partie, de mener habilement une intrigue riche en péripéties haletantes. Et pour ce qui est du réalisme historique, l'auteur s'appuie sur des sources chrétiennes qui lui sont contemporaines, ou non, mais aussi sur ses illustres prédécesseurs gréco-latins.

Abbé Joseph Guillermin, Martyrs sur la Côte d'Azur, Dourdan, Editions Parthénon, 2015. Première édition parue sous le titre Tropez Suleyman ou les martyrs de la Côte d'Azur (1902?).

Le site des éditions Parthénon.


dimanche 29 juillet 2018

Dimanche poétique 360: François Sureau

Idée de Celsmoon.

Prière

Plus de tropaires de kondakions
De trisagions
Assez d'higoumènes
D'archimandrites
D'hymnes acathistes
J'allume ma pipe
C'est que la vie n'est pas triste
Dieu n'a besoin de rien
C'est le matin

François Sureau (1957- ), Sans bruit sans trace, Paris, Gallimard, 2011.

samedi 28 juillet 2018

De l'émotion dans le cœur d'un diplomate

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Marie-José Imsand – C'est pour ainsi dire la chronique d'une transgression qui ouvre les yeux. "Affaires étrangères", court roman de Marie-José Imsand, évoque la destinée de Cheng Le How, un ambassadeur chinois en poste à Paris, soudain dépositaire du journal de Souen Akar, enfant tibétaine, dernière princesse de Potala: il doit le remettre à son héritière, Sarah Jacobs. Cela commence par la caresse des livres d'une bibliothèque ultra-protégée, celle d'un palace: normalement, pour que rien ne se détériore, seul le conservateur est autorisé à toucher ces ouvrages précieux.

Puis c'est la découverte du manuscrit, après l'objet, porteur de magie et de mystère, sous le papier bulle ingrat. La découverte du texte est transgressive, une fois de plus: le diplomate, narrateur du récit, est censé le remettre à l'héritière de Souen Akar. S'installe alors un dialogue entre ce manuscrit, daté de 1950, et le diplomate, qui va le lire. Une narration à deux voix s'installe donc, à travers les années et les distances. Narration où le poids des traditions et des lois domine les élans du cœur: "Le feu de l'amour que ma mère portait à mon frère, seul héritier du royaume, s'est éteint, le matin où la garde royale les a séparés comme le veut la tradition", dit le journal.

Et l'émotion s'installe. Important moment que ce court chapitre de la page 14, où un peu de transpiration fait coller les doigts du narrateur-lecteur au précieux manuscrit. Transpiration fruit de l'audace peut-être, du trouble sans doute.

Et cela n'a rien d'évident: au bout d'un moment, le lecteur découvre dans l'ambassadeur un amant en série, au physique de "L'Amant" de Marguerite Duras, rendu vantard au sujet de ses conquêtes réelles ou supposées par la consommation d'alcool dans un bar d'hôtel. Incroyable aveu du narrateur, dès lors: "Ce manuscrit m'ouvrait au monde du sentiment, alors que j'étais un homme qui n'y avait prêté aucune attention.", dit-il, en plein dans ce qui a tout d'une confession. "L'Amant", le "Don Juan sans goût pour la simplicité" formé aux qualités du cœur par le journal d'une princesse encore enfant? Voilà le cœur du récit: jusque-là, le cœur, pour Cheng Le How, ce sont les véritables "affaires étrangères", plus même que la diplomatie.

Viennent l'exploration de l'ésotérisme, avec une voyante et le Yi King. Mais c'est bien l'écrit de Souen Akar qui fait basculer la vie d'un homme disposé à voir le voile se déchirer. Dès lors, "Affaires étrangères" apparaît comme une illustration de la force de la littérature, ou du moins du message, quelle que soit la forme qu'il prend: écrites ou orales, les voix s'entrecroisent en effet dans cette brève polyphonie. Avec le réel comme révélateur et comme adjuvant, par exemple dans l'horreur de manifestations violentes, la chose écrite et les mots dits peuvent s'avérer décisifs dans toute vie, à l'instar de celle de Cheng Le How. Et lui donner un supplément de sens, loin des faux semblants de la diplomatie.

Marie-José Imsand, Affaires étrangères, Lausanne, BSN Press, 2018.

Lu par Francis Richard.

Le site de BSN Press, celui de Marie-José Imsand.


dimanche 22 juillet 2018

Dimanche poétique 359: Patrick Amstutz

Idée de Celsmoon.

Mandorles

Longues les secondes
de notre agonie.

Elles s'éteignent une à une
les mandorles pâles 
de nos deuils.

Dans nos chairs la lumière
et le feu des naissances
et la main de l'Esprit.

Prions que féconde
ce bois de douleur.

Hennissent les chevaux!
Trissent les hirondelles!
Explosent les regards!

Patrick Amstutz (1967- ), prendre chair, Moudon, Empreintes, 2006.

mercredi 18 juillet 2018

Sylvia Hansel et la promesse d'être un peu mieux soi

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Sylvia Hansel – En des temps – les nôtres – où la ligne de démarcation entre l'âge d'enfant et l'âge adulte devient floue, il est parfaitement pertinent d'écrire un roman qui interroge le statut d'adulte. Après "Noël en février", qui mettait en scène l'éducation sentimentale d'une jeune adulte nommée Camille, la romancière et musicienne Sylvia Hansel recrée avec Julie Mercier un personnage qui vit un moment charnière de sa vie.


Il n'est pas évident de s'attacher à ce personnage de Julie Mercier, dite Djoul, 31 ans, prompte à râler, qui mène aussi une vie précaire: après des velléités sincères de devenir photographe, le lecteur la trouve en train d'exercer les fonctions de réceptionniste pour une maison d'édition nommée Bacillus (ce qui la rendra malade... de dépression: à chacun son bacille!).

Il faut la suivre dans ses théories bien arrêtées à défaut d'être cohérentes, marquées aussi par le mainstream idéologique du moment. Une constante: ces idées, Julie Mercier les adopte surtout quand ça l'arrange. Corollaire: on la sent prompte à rejeter sur les autres, collègues ou politiciens, la responsabilité de ce qui lui arrive, sans trop se remettre en question. Infantile? Certes. Les hommes, en particulier, en prennent pour leur grade. L'auteure renforce cela en mettant en scène quelques personnages masculins qui font figure de fléaux, à commencer par Milan, plus intéressé par son ordinateur et son activité artistique que par sa vie amoureuse avec Julie. Résultat: le couple bat de l'aile... et par moments, Julie, tentée par la généralisation rapide, paraît carrément misandre.

On la voit cependant interroger son entourage et se poser des questions face à ce qui se passe: ses amis qui font des enfants, en particulier, l'interpellent, et c'est du reste sur la recherche d'un cadeau sympathique pour un bébé que s'ouvre ce roman: la maternité va constituer un fil rouge du roman, avec la description de l'impact que peut avoir, sur une femme qui ne veut pas d'enfants, le fait que tout le monde autour d'elle en ait soudain. En écho, Julie Mercier encaisse les questions gênantes de ceux qui l'interrogent sur le fait qu'elle n'ait pas encore donné la vie.

"Les adultes n'existent pas" est aussi un roman des générations. Le passage de l'une à l'autre est délicat, et de ce point de vue, Julie Mercier se trouve le cul entre deux chaises. L'auteure le montre à la perfection: montée à Paris pour exercer son talent de photographe, Julie ne veut surtout pas retourner chez ses parents, ce qui signifierait revenir en arrière. Mais veut-elle passer à l'étagère supérieure? Accepter de "devenir adulte", renoncer peut-être à être une éternelle Peter Pan au féminin? Décréter après un sondage sommaire que les adultes n'existent pas apparaît comme une réponse trop facile pour être praticable. Quant à avoir un enfant... voir les autres en avoir génère chez Julie des sentiments de rejet, qu'on peut aussi voir comme un refus de grandir. Côté amours même, Julie Mercier se trouve ballottée entre deux solutions impossibles: un artiste pas plus adulte qu'elle et un photographe certes pleinement responsable, mais déjà marié et père de trois enfants. Invivable ou inaccessible, choisis ton camp camarade!

Question générations, l'auteure utilise une astuce originale, que tout lecteur connaît sans forcément se l'être formulée: tout le roman est traversé par la question des noms qu'on donne aux gens et aux animaux. Côté animaux, on s'amuse en voyant que le chat s'appelle Pablo Escobar et que le chien s'appelle Alain Prost – ce qui a un sens, si sommaire qu'il soit. Côté humains, c'est plus compliqué, moins gratuit aussi: l'auteure porte un regard critique sur les effets de mode qui font que dans une génération donnée, plein de gens s'appellent pareil. Et puis, il y a les surnoms, à commencer par celui de Julie: renoncer à son prénom, qu'elle déteste, c'est n'être pas à l'aise avec son identité, ni avec son ascendance. En d'autres termes pour Julie, s'appeler Djoul, c'est déjà être un peu plus soi.

On l'aime bien parfois, on la déteste souvent aussi, comme une sale gamine: Julie Mercier est l'archétype de l'adulescente moderne, mais aussi de la fille "attachiante", travaillée par son malaise de vivre, sans doute parce qu'elle s'obstine à se fondre dans un moule qui n'est pas le sien. L'auteure recrée sa voix à la perfection, libre et désinvolte; le lecteur l'entend littéralement parler, et c'est là l'atout majeur de ce roman qui n'en manque pas par ailleurs. Au lecteur de s'en faire une copine, ou pas! Quant à la fin, ouverte, elle se présente comme un moment de lumière: en appuyant sur le déclencheur de son vieil appareil photo pour immortaliser des amoureux pour qui les sentiments sont simples, Julie Mercier paraît s'autoriser à avoir enfin une vraie vie. Après la musique des demi-teintes parfois plombantes, c'est là un point d'orgue en mode majeur bien venu: à 31 ans, la route est encore libre pour celles est ceux qui veulent la tailler, et devenir adultes – à la manière de leurs rêves.

Sylvia Hansel, Les adultes n'existent pas, Paris, Intervalles, 2018.

Le site de Sylvia Hansel, celui des éditions Intervalles.

Lu par Yves Mabon.

lundi 16 juillet 2018

Une ambiance de thriller futuriste à l'École polytechnique fédérale de Lausanne

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Fabien Feissli – Il s'en passe de belles au Poly, et les journées portes ouvertes peuvent s'avérer dangereuses. Cela, en tout dans dans les années 2049. L'écrivain et reporter suisse Fabien Feissli ouvre avec "Le Mîlenarium" une saga intitulée "Lemania", qui trouve place dans une ville intelligente construite quelque part sur les rives du lac Léman. Et pour personnaliser cet environnement, l'auteur donne vie à Elliot, un amnésique aux talents surprenants.

Qu'on le dise d'emblée: le fonctionnement d'Elliot l'amnésique rappelle le personnage principal de la série "XIII" de William Vance et Jean Van Hamme. En particulier, alors qu'Elliot, élève au gymnase Wawrinka, se présente comme un post-adolescent presque normal qui se souvient normalement de ce qui lui est advenu depuis trois ans, ce qui lui revient de son passé antérieur à l'amnésie a de quoi l'intriguer, voire lui déplaire: une capacité surhumaine à combattre et à tuer, un claquement de doigts obsédant, une relative indifférence aux décharges électriques, et même une aptitude étonnante à assurer lors de ses interrogations orales d'allemand. Et comme dans "XIII", la quête de la mémoire et de l'identité d'avant l'amnésie s'installe comme un leitmotiv du roman, voire de la saga. "Le Mîlenarium" donne déjà quelques réponses, tout en laissant plus d'un élément dans le flou.

C'est dans le contexte suisse romand que l'écrivain installe son récit, quelque part entre Lausanne et Genève. Interpellé par les technologies numériques, l'auteur construit un roman où celles-ci tiennent une place prépondérante. Du côté domestique, il est permis de penser au Philip K. Dick de "Ubik", où les appareils domestiques se montrent narquois lorsqu'ils fonctionnent... contre espèces sonnantes et trébuchantes. Les jeunes apprécient, les aînés se souviennent du temps d'avant. L'auteur suggère finement que face aux nouvelles technologies, les générations ne sont pas égales. Et que le le regard qu'elles portent sur elles diffère: les aînés s'avèrent plus critiques que les plus jeunes – et cette critique, pertinente et souvent originale, aurait mérité d'être approfondie davantage. Les post-adolescents, de leur côté, utilisent les nouvelles technologies à écrans de façon naturelle. En mettant ceux-ci en avant, l'auteur donne à son livre des allures de roman d'anticipation "Young adult".

En particulier, la ville nouvelle de Lemania ringardise les cités historiques de Genève et de Lausanne – cette dernière, en particulier, est présentée comme peu et mal habitée par quelques originaux. Paradoxalement, c'est là que demeure, selon l'écrivain, l'École polytechnique fédérale de Lausanne. L'écrivain relève quelques tics communicationnels de l'université de Lausanne, prompte à créer des néologismes et des jeux de mots sur ce qui est enseigné sur tel ou tel campus: chez lui, dans "Mîlenarium", il y a "île". Double sens de l'île, cela dit: c'est à la fois un lieu protégé où l'on peut mener des recherches tranquille, et aussi un piège. Le Léman n'est pas bien large, mais pour qui ne sait pas nager, il peut bien être mortel.

"Le Mîlenarium" se présente comme le premier roman d'une saga dont le nombre de volumes n'est pas connu. A ce titre, il fonctionne aussi comme une scène d'exposition, permettant au lecteur de faire connaissance avec un univers et ses personnages. Côté contexte, vu la rapidité de l'évolution numérique, on aurait certes attendu encore plus d'audace de la part de l'auteur: Internet sera-t-il encore d'actualité en 2049? Et les e-mails? Voire des supports comme Facebook, rebaptisé "Faces"? Mais qu'on se rassure: d'autres aspects s'avèrent parfaitement audacieux – et inquiétants, pour le coup: le lecteur est placé en présence d'humains augmentés, de personnages super costauds renforcés par des exosquelettes et même par des avatars qui fonctionnent comme des personnages secondaires de jeux vidéo, intervenant sur demande.

Trépidant, porté à grande vitesse par des chapitres courts où la froide technologie côtoie la possibilité d'amours adolescentes – et là, l'auteur rappelle des émois qu'on a sans doute tous connus, certes dans une optique hétéronormée – "Le Mîlenarium" constitue le point de départ d'une série prometteuse, peut-être porteuse de retournements de situation hardis: l'auteur commence par l'épilogue, et le relire après une première lecture du roman interpelle. Rêves obsédants, action dans un abri antiatomique, interactions tendues entre des étudiants de caractère: tout ne fait que commencer. Certes, Elliot s'est battu pour ses collègues dans ce premier volume. Mais après? "Désormais, c'est personnel.", conclut le livre. On se réjouit de connaître la suite du vécu d'Elliot en justicier solitaire.

Fabien Feissli, Le Mîlenarium, Genève, Cousu Mouche, 2018.

Le site des éditions Cousu Mouche.

dimanche 15 juillet 2018

Une "dame de compagnie" philosophe derrière les façades calmes de Genève

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Bessa Myftiu – Un personnage qui accouche les âmes: tel est le profil de la narratrice de "La Dame de compagnie", dernier roman de Bessa Myftiu. Ses clients? Ce sont quatre personnes vivant du côté de Genève, divers, que le lecteur est aussi amené à observer de manières différentes. Tous ont leurs blessures, qu'ils vivent à leur manière, et l'auteure excelle à mettre en scène des personnages très différents.

Il y a donc ce vieil homme un brin paternaliste, aveugle, qui a lui-même souffert dans son enfance d'une mère violente. C'est avec lui que le roman commence, et l'auteure met en scène l'exercice normal du métier: lecture de livres, échanges de points de vue pas forcément agréables à entendre. Mais la dame de compagnie encaisse. Il y a cette comédienne de quatre-vingt-dix ans qui revoit sa vie et ses amants. Il y a ce jeune homme aux jambes paralysées, suicidaire dans son fauteuil roulant, philosophe à ses heures. Et cette dame qui a perdu ses parents et croit les reconnaître au moindre signe de la nature. Toujours, la narratrice est à l'écoute. Les rencontres ne sont jamais ennuyeuses: l'auteure sait en faire des variations, par les mots ou les points de vue.

On ne sait pas le nom de cette narratrice, qui fait profession de dame de compagnie – suprême illustration de l'oubli de soi! On sent que la dame de compagnie s'oublie dans son métier, qu'elle fait avant tout office d'intermédiaire entre des personnages aux destins particuliers et le lecteur. Toujours à l'écoute, acceptant qu'on lui dise "Mon petit" ou "Ma petite" comme à n'importe quelle gamine, elle s'investit dans son travail, qu'elle prend très au sérieux, quitte à faire passer au second plan sa vie sentimentale – on pense ici à Robert, son compagnon, insatisfait de se sentir parfois comme un être de seconde zone. Cela, d'autant plus que la narratrice aimerait que son gagne-pain soit davantage pris au sérieux, qu'il ne soit pas vu comme un pis-aller ou quelque chose de ringard. L'introspection n'est pas l'élément prioritaire de ce roman, où beaucoup de choses passent par les dialogues et l'interaction.

En exploitant les liens entre certains personnages, l'écrivaine donne un supplément de dynamisme à un roman qui aurait été assez statique sans cela. Ce sont des coïncidences, énormes, comme on n'en trouve que dans les romans: une auditrice a été amoureuse du vieil aveugle, la comédienne aimerait revoir son amant aux airs d'ange. Transparente par elle-même, empathique à l'excès, la narratrice joue le rôle de catalyseur des vies de chacune et chacun.

Philosophe plutôt que comptable, désireuse de bien faire, elle va jusqu'à partager sa propre philosophie, en particulier avec Arthur, le jeune homme suicidaire. Cela, quitte à ce que certains échanges paraissent sentencieux ou convenus ("Il n'y a pas d'âge pour l'amour", p. 128). Reste qu'avec la brochette de personnages qu'elle met en scène, l'auteure excelle à multiplier les points de vue sur l'un des thèmes clés de la philosophie: la mort et la manière de l'appréhender. Chaque personnage a son point de vue sur sa mort ou sur celle de ces proches, ce qui fait de celle-ci un thème récurrent observé avec adresse. A la mort vient s'opposer l'amour, en un contrepoint classique: les attachements et ruptures sont récurrents dans "La Dame de compagnie". Eros et Thanatos s'affrontent au fil des pages, ou mènent leur propre combat chacun de son côté.

"La Dame de compagnie" est un roman rythmé par des dialogues rapides, qu'on peut rapprocher, par ses fondements si ce n'est par le traitement du sujet, du rêveur "Femme de seconde main" d'Uršul'a Kovalyk. Il prend place derrière les façades calmes de Genève et des environs, et les drames qui s'y nouent, si lourds qu'ils soient à porter au niveau personnel, restent intimistes, de même que les tensions qui ne manquent pas de s'installer. L'auteure creuse avec talent ses personnages, les oblige à se dévoiler, et leur confère une profondeur que le lecteur apprécie: avec leurs qualités et leurs défauts, tous s'avèrent intéressants et attachants. Et la porosité entre le métier, les sentiments plus ou moins avoués et la volonté de sortir du strict cadre professionnel, en acceptant (ou pas) un repas ou une demande en mariage par exemple, installe un soupçon de trouble dans ce roman porteur d'ambiances.

Bessa Myftiu, La Dame de compagnie, Genève, Encre Fraîche, 2018.

Le site des éditions Encre fraîche.




Dimanche poétique 358: Odilon-Jean Périer

Idée de Celsmoon.
Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'Or rouge, La plume et la page, Maggie, Violette.


Les pieds nus de ma poésie

Les pieds nus de ma poésie
Ont peu de poids
Cherche la trace de ses pas
Sur cette eau tranquille
Comme un visage éclairé

Toute puissance agenouillée
Chanson matinale

Il brille
Une étoile toute nouvelle
Et la chanson la plus belle
Est celle que j'ai chantée
Pour accepter ces minutes
Où mon bonheur se décide

Où toute chose s'arrête

A la merci d'un beau vers

Odilon-Jean Périer (1901-1928). Source: Poésie.webnet.

vendredi 13 juillet 2018

24 heures à pleins gaz dans la vie d'un père

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Marie-Christine Horn – En voiture Simone! Ou presque: l'écrivaine Marie-Christine Horn embarque son lecteur à bord d'un véhicule de Formule 3 pour 24 heures trépidantes. Pas forcément pour le bonheur d'Hugo Walter, pilote rangé des voitures soudain contraint de courir après sa fille. "24 heures", ce n'est pas les 24 heures du Mans, mais dans la vie d'un père, ça compte. L'auteure rend avec ce court roman un hommage à son père, qui faisait lui-même la loi dans les épreuves de Formule 3 – la presse de naguère en résonne encore. Et suggère qu'être père, c'est parfois être au taquet comme lorsqu'on est au volant d'une puissante bagnole.


Reprenons... embrayage, Delco, gaz, première. Donc, c'est l'histoire d'un père mécanicien et pilote passionné qui s'inquiète que sa fille ne soit pas rentrée à l'heure dite. Classique: les parents ont tous connu ça, ou le connaîtront un jour. L'auteure installe immédiatement cette inquiétude, dès la première phrase du roman: "Bordel, reprends-toi! C'est sûrement rien de grave." La connivence est immédiate: quel parent n'a été tendu entre la tentation de cette phrase rassurante et l'inquiétude invivable que peut générer son enfant qui ne rentre pas à l'heure dite, qui découche même? Voilà. Et pour ce père qui aime les trucs bien réglés – vie de famille ou moteurs – c'est le début de la sortie de virage.

L'écrivaine développe son histoire à la manière d'une intrigue policière – depuis des romans comme "Tout ce qui est rouge" ou "La Piqûre", on sait qu'elle excelle dans le genre du polar. Là, c'est le père qui mène l'enquête. Au fil des 24 heures du roman, le père va voir que sa fille est en train de vivre sa vie et de prendre son indépendance. Complicités, amourettes, copines, un passage au bar après un concert: cette fille est à l'âge où l'on écrit ses souvenirs pour la vie. 

Tout en (re)découvrant la vie de sa fille, Hugo Walter se souvient de sa propre existence, en écho. Cela vaut un jeu intelligent de flash-back qui ramène le lecteur au temps des courses de voitures populaires, telles que les courses de côte – on pense évidemment à celle de La Roche-La Berra. Existe-t-elle toujours, d'ailleurs? Plus important que cette question: l'auteure donne à voir les coulisses de ce genre de course, qui confronte esprit populaire confinant à l'ivresse mal contrôlée de la part d'un public plutôt bière que whisky et exigence de concentration maximale de la part de concurrents appâtés par la promesse d'une place dans une écurie de Formule 1. Pour faire l'interface, l'auteure pose le personnage de Line, femme au caractère de pitbull, soutien humble et inconditionnel d'Hugo Walter. Cela, quitte à s'éloigner de ce que la société attend d'une femme: amabilité et jolis sourires. 

Facile, dès lors, d'imaginer une histoire d'amour entre Line et Hugo. Trop facile. Mais en vrai, l'amour, c'est compliqué, dit-on. Du coup, l'auteure pose que Hugo ne peut plus avoir d'enfant, à la suite d'un accident qui l'a rendu impuissant. Dès lors, qui est vraiment le père de Marion? Certes pénible, certes peu désirable, l'astuce est dite de façon transparente. Mais en mettant en scène un pilote de course champion et pourtant impuissant, l'auteure met en scène, de façon directe pour ne pas dire éclatante, le fait que toute cuirasse masculine a un défaut. Cela, alors que Marion, la fille d'Hugo, prouve qu'elle sait se débrouiller. L'écrivaine revisite ainsi le motif de l'impuissance sexuelle de l'homme posée en contrepoint minant à la puissance symbolique et sociale: il est permis de penser à "Au-delà de cette limite, votre ticket n'est plus valable" de Romain Gary.

Vingt chapitres sur 88 pages: on l'a compris, ça va vite, comme une course automobile. Faisant avancer un père menant la course de sa vie, le moteur de ce livre est réglé au quart de poil, et la lecture de "24 heures" ne prend pas plus de temps que le visionnement d'une course de Formule 1 le dimanche à la télévision. Simplement, c'est beaucoup mieux: l'écrivaine retrace quelques destins humains auxquels on s'attache vite, entre une fille qui fait sa fugue et un père qui se ronge les sangs. Et puis, dans "24 heures", il y a beaucoup plus de bagnoles qui font rêver, de la Honda Civic familiale  à la Chevron réglée à l'oreille, au millimètre près, en passant par la Porsche de tel personnage. Un monde d'homme, me dira-t-on? Oui. Mais l'auteure montre que les femmes y trouvent aussi leur voie.

Alors quoi? En voiture Simone, franchement! Vroum...

Marie-Christine Horn, 24 heures, Lausanne, BSN Press, 2018.


Le site des éditions BSN Press.



lundi 9 juillet 2018

Minnetoy-Corbières, tome 3: quand les ripailleurs rencontrent l'austère Réforme

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Sébastien G. Couture et Michaël Perruchoud – On commence à connaître les joyeux compères de la tétralogie de Minnetoy-Corbières, imaginée par les écrivains Sébastien G. Couture et Michaël Perruchoud. Pensez donc: les éditions Cousu Mouche ont publié dernièrement le troisième volume de cette série burlesque, "Le Siège de Montfureur". Comme les auteurs savent se renouveler, ils proposent un moment à part: Braquemart d'Airain, Gobert Luret, Alcyde Petitpont et Le Petit sont délégués pour prêter renfort au château assiégé de Montfureur. Particularité: celui-ci est passé à l'austère Réforme...


Pour une épopée médiévale, force est de constater que mettre en jeu la Réforme signifie prendre de fortes libertés avec la vérité historique. Peu importe: celle-ci, après tout, n'a jamais été clairement définie auparavant, et en somme, on est là pour rigoler. Les auteurs ont trouvé là de quoi mettre à l'épreuve leurs personnages. Ils ont créé du drame sur la base de nouvelles tranches de rigolade. On n'attend rien de plus!

Les groupes antagonistes sont des plus divers: alors que l'équipe des Minnetoy-Corbières sont les fêtards paillards et gourmands que l'on sait – rabelaisiens, pour ne pas dire falstaffiens, encore que l'un n'empêche pas l'autre –, les Montfureur, protestants s'il en est, sont présentés comme particulièrement frugaux. Hors de question de mettre cette frugalité sur le seul compte du siège: elle s'inscrit dans un faisceau d'usages bien réglés. On dirait de bons petits Suisses, tiens! Rien à voir cependant avec l'idée du triste "Mon Führer" que suggère le nom de la citadelle assiégée: le lecteur a plutôt l'impression qu'au-delà des clivages religieux, moyennant quelques malentendus bien placés, on peut s'entendre. C'est heureux!

Siège entre cités de seconde zone, renforts limités en nombre mais astucieux: certes, la confrontation est présente, et les auteurs jouent le jeu des armes qui s'affrontent, des tromperies et de la guerre, à la loyale ou par derrière. Le lecteur rigole à plus d'une reprise face aux retournements de situation, et tremble peut-être pour les assiégés. Sans doute trouvera-t-il même suspecte cette fille un peu trop prompte à écarter les jambes face à Braquemart d'Airain, hâbleur mythomane dont personne n'est dupe. D'ailleurs, qui renseigne Prauctère Hégemble, héraut du siège?

Mais en mettant face à face des pécheurs catholiques (qui mangent le lard qu'ils trouvent dans un souterrain, ce qui a des relents peccamineux) et des protestants avides de perfection, les auteurs suggèrent une forme de passage des anciens aux modernes, qui ne va pas sans chocs d'idées, y compris au sein de l'équipe des renforts. Les idées d'Alcyde Petitpont, personnage d'humaniste improbable, suscitent par exemple la suspicion chez Braquemart d'Airain, attaché aux méthodes anciennes qui ont fait leurs preuves. Même si celles d'Alcyde sont encore plus ancestrales, par exemple lorsqu'il s'agit d'incendier l'ennemi à l'aide de loupes, comme le fit jadis Archimède. Le Moyen Âge comme prélude à la Renaissance? Avec "Le Siège de Montfureur", on est en plein là-dedans, et l'alliance des traditions bien menées et de la modernité audacieuse, mâtinée d'une grosse louche de chance, est gage de succès. Le Gamin lui-même, apparemment idiot, y contribue: la jeunesse peut aussi gagner.

Certes fruit d'un délire bien mené à deux écrivains, osant le jeu de mots éthylique à l'occasion ("Chasse ce Pline!", salutations des crus bourgeois exceptionnels de Moulis-en-Médoc!) "Le Siège de Montfureur" apparaît comme la description d'une évolution historique: le travail sobre et opiniâtre sera fruit du succès, autant sinon plus que la tradition dûment arrosée. Il est permis de penser, à certains moments, à l'hilarante trilogie des "Catapilas" de l'écrivain ivoirien Venance Konan, qui met également en scène une évolution de mentalités impulsée par l'arrivée dans un certain pays d'hommes nouveaux, porteurs d'idées nouvelles et pragmatiques. Mais surtout, une fois de plus, les créateurs de la geste de Minnetoy-Corbières proposent à leurs lecteurs un roman pas moralisateur pour deux sous (et ça fait du bien, purée!), qu'on déguste le hanap à la main, en grignotant des radis (lisez, vous comprendrez...), dans un esprit de faconde qui lorgne aussi vers le roman picaresque. De quoi sourire, et même rire de bon coeur: c'est juste poilant, mais que ça fait du bien!

Sébastien G. Couture et Michaël Perruchoud, Le Siège de Montfureur, Genève, Cousu Mouche, 2018.

Le site des éditions Cousu Mouche.

Les autres tomes:
Tome 4: La Disgrâce (à paraître)

dimanche 8 juillet 2018

Dimanche poétique 357: Amalita Hess

Idée de Celsmoon.
Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'Or rouge, La plume et la page, Maggie, Violette.


Les hommes à l'envers

On les souhaite, fair-play devant le poste
de télévision
les voici, happant tous azimuts
les programmes sportifs.

On les imagine, Don juanesques,
nous accompagnant au restaurant
les voilà au garage, ripolinant leurs voitures
ou leurs motos.

On les espère généreux devant nos dépenses
somptuaires,
les voici, un brin chichiteux et récalcitrants
à délier leurs bourses.

On les désire, compagnons et partenaires
en nos foyers,
les voilà stratèges ou tribuns de croisades
éminemment masculines.

On les aimerait contemplatifs, esthètes
et artistes
les voilà, jetant au caniveau, nos rêves
les plus fous.

Ah! les hommes...

Auteures du texte: 
les pauvres femmes.

Amalita Hess (1936- ), Aux fontaines de tes soifs, Fribourg, Editions du Cassetin, 1998.

samedi 7 juillet 2018

Un personnage atypique au seuil des années 1950

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Suzanne Delacoste – Née en 1913, décédée en 1963, l'écrivaine et chroniqueuse de presse suisse Suzanne Delacoste a su trouver le cœur de son lectorat grâce à ses écrits. Ses articles de journal publiés dans les journaux romands étaient fort lus, de même que ses romans, qui en sont, semble-t-il, le prolongement et le développement. 

Tout dernièrement, les éditions Plaisir de lire ont choisi de redonner vie à cette écrivaine, qu'on a un peu oubliée, en rééditant deux livres d'elle: la "Pavane pour l'amour manqué" et l'inédit roman "Couleur de sable". Deux romans parmi d'autres, où le lecteur suit les pas de Sol, alias Soledad, fille d'un explorateur plus soucieux du monde que de sa fille. Si le père, parfaitement absent, explore la Terre, Sol explore le monde des amours. Il est facile d'opposer ces explorations, intime pour Sol, extérieure pour son père. Retenons simplement que Sol n'en sort pas gagnante...


Sol, personnage atypique
Sol est en effet un personnage atypique dans la ronde amoureuse. L'écrivaine n'impose pas ses descriptions, et ce n'est qu'au fil des pages que l'on découvre que Sol a un handicap dû à une maladie d'enfance et qu'elle est noire, ou en tout cas de peau mate. Deux traits de caractère qui entrent en résonance avec la vie de l'écrivaine elle-même, qui a dû vivre avec les séquelles d'une phtisie. Conformément à l'esprit "show not tell", "Pavane pour l'amour manqué" et "Couleur de sable" montrent donc simplement la vie de Sol, les paroles, et ce qu'il peut y avoir d'atroce ou de sublime. Victime de ses amours sans échos, Sol est aigre, mais point n'est besoin de le dire: il suffit d'écouter ses répliques pointues. Cela dit, il est tout à fait permis de trouver Sol peu attachante...

La vie de Sol, "la petite Indienne" (un surnom dit sur tous les tons), est observée de deux points de vue. "Pavane pour l'amour manqué" permet au lecteur d'être Sol, alias la solitaire Soledad, et de rentrer dans ses chaussures: ce roman est écrit à la première personne. Il est même question d'un journal, et la presse romande a vu ainsi ce livre à sa parution. Mais la forme n'a rien à voir avec un journal, même si on peut se laisser piéger à une tentative de mise en abyme. "Pavane pour l'amour manqué" est simplement la narration, sagement divisée en six chapitres, des amours contrariées de la fameuse Sol. Il est permis de relever que le livre rédigé en prison par Valérie, personnage libre de ce roman, tient davantage du journal, pour le coup. Il s'intitule "Mes prisons" et fait scandale: est-ce qu'une jeune femme a le droit d'évoquer ses prisons, ses contingences de vie en somme? L'écrivaine le suggère.

Quand à "Couleur de sable", écrit à la troisième personne, il permet une prise de recul et offre à l'écrivaine l'occasion de filer la métaphore animale. Une métaphore importante, surtout dans "Couleur de sable", où se côtoient des perruches, un guépard et quelques autres animaux parfaitement humains. C'est là sa force, même si "Pavane pour l'amour manqué" et "Couleur de sable" sont deux romans proches, dont la réédition n'était peut-être pas indispensable dans la mesure où le lecteur se retrouve plongé dans des questions similaires: statut de la femme, vie dans un milieu social favorisé, fêtes sans fin, malaise d'une existence où il faut se contenter d'amours de second ordre.

Un roman féministe?
Faut-il dire que "Pavane pour l'amour manqué" et "Couleur de sable" sont des romans féministes? Font-ils le point sur une forme d'émancipation de la femme? Cela se discute. Une certain résignation domine même la fin de ces deux romans. Il n'empêche: dans "Pavane pour l'amour manqué" comme dans l'inédit "Couleur de sable", les hommes que Sol aimerait fixer sont en définitive parfaitement volages, insaisissables et pas très aimables. Il est permis de voir en Simon comme en Mathias (sans oublier les autres) des hommes parfaitement sûrs d'eux, considérant que les femmes sont à leur disposition. Est-ce que pour autant, la notion d'homme fatal, développée par la post-facière Océane Guillemin, est pertinente pour les décrire? Cela mérite d'être discuté, mais force est de relever que le modèle de l'homme fatal développé en postface, si pertinent qu'il soit, n'a pas attendu Mathias ou Simon pour exister. Il fait penser, sans en avoir la splendeur, à des personnages de roman antérieurs tels que Rhett Butler ("Autant en emporte le vent", Margaret Mitchell, 1936) ou Fitzwilliam Darcy ("Orgueil et préjugés", Jane Austen, 1813). C'est que Mathias et Simon ne sont que des viveurs sans sensibilité aux responsabilités... 

La discussion s'installe à la suite de la postface de ce livre justement, empreinte des idées féministes en vogue en ce début de vingt et unième siècle. On relève que les personnages masculins des deux romans de Suzanne Delacoste sont bêtement sûrs d'eux, capables de se défendre simplement et de balancer des vannes quand il le faut – des vannes auxquelles les femmes répondent fort à propos, donnant certes une vigueur certaine aux dialogues du roman.

Est-ce "A man's world", cependant, que l'écrivaine dépeint? Ce n'est pas sûr: les deux romans publiés par "Plaisir de lire" acceptent la condition féminine telle qu'elle est au moment de l'écriture, avec ses atouts et ses faiblesses, et se contentent de critiquer ce monde à la marge, à telle enseigne que les critiques parues à la parution du roman (1954/1955) occultent le côté "condition féminine", avec ce qu'il peut avoir de délicat, de "Pavane pour l'amour manqué" – présenté même comme un cadeau de Noël idéal à la fin 1954, surtout s'il est dédicacé par l'auteure. 

Cela, enfin, sans compter qu'au fil des pages, le lecteur voit des femmes amoureuses prises elles-mêmes au piège de l'amour: on pense au personnage de Valérie, femme libre qui va en prison pour couvrir son mari. Le bonheur passe là par une forme de résignation. Je n'ai pas encore lu l'essai "Comment l'amour empoisonne les femmes" de Peggy Sastre (2018), mais je ne serais pas étonné d'y trouver plus d'une résonance, à quelques décennies de distance.

Quelques considérations sur l'édition
Quelques mots, enfin, sur la publication de ces deux romans. Le travail de correction intègre l'idée de conserver la graphie originelle de certains mots (p. 4). Soit! Cela dit, un lecteur actuel note sans peine que certaines coquilles grossières auraient été considérées comme telles déjà au temps de Suzanne Delacoste. De plus, la publication de l'inédit "Couleur de sable" aurait mérité quelques commentaires supplémentaires: on ne sait pas dans quel état le manuscrit a été trouvé, mais ce qui est offert au lecteur, par exemple des abréviations ou des points de suspension, suggère que l'écrivaine n'avait pas tout à fait terminé son travail. Suzanne Delacoste aurait-elle apprécié d'être publiée avec des bourdes que n'importe qui aurait constatées, au nom du respect de son texte? Vous me voyez songeur.

Ni "Pavane pour l'amour manqué" ni "Couleur de sable" ne se distinguent par le caractère franchement enlevé de leur intrigue: ce sont surtout deux romans qui relatent des tranches de vie, dans un esprit amer qui n'exclut ni l'humour à l'occasion (ah, les répliques qui claquent!), ni l'image poétique qui fait mouche. Il n'empêche qu'on peut s'ennuyer plus d'une fois en observant longuement les amours contrariées de Sol, femme capable de sentiments amoureux mais desservie par un sale caractère, plus évident pour le coup dans "Couleur de sable" que dans "Pavane pour l'amour manqué".

Les deux romans publiés par les éditions Plaisir de lire auraient-ils gagné à être publiés séparément? Etait-il même nécessaire d'exhumer l'inédit "Couleur de sable" avec une présentation aussi minimale? Si l'on n'est pas dans une démarche d'étude éventuellement universitaire, il est permis de se demander si "Couleur de sable" ne fait pas double emploi avec "Pavane pour l'amour manqué", même si une décennie sépare les deux intrigues, un peu semblables. Après tout, Sol et son univers ont peu changé.

Le double roman publié par les éditions Plaisir de lire dans leur collection "Patrimoine vivant" redonne une actualité aux questions de Suzanne Delacoste, à soixante ans de distance. Mais à la même distance temporelle, il interroge aussi les conditions d'édition d'un roman. Et en dernier ressort, c'est le lecteur qui s'interroge: ennui lent ou roman amoureux à la Françoise Sagan (son "Bonjour tristesse" a paru la même année que "Pavane pour l'amour manqué", relevons-le), que lui met-on sous les yeux?

Suzanne Delacoste, Pavane pour l'amour manqué suivi de Couleur de sable, Lausanne, Plaisir de lire, 2018. Préface par Laurent de Weck, postface par Océane Guillemin.  

mardi 3 juillet 2018

De la province à Paris, tout un monde de secrets révélés

Manuela Ackermann-Repond – Vous l'avez peut-être repérée lors d'un salon du livre: Manuela Ackermann-Repond vient volontiers signer son premier roman, "La Capeline écarlate", coiffée d'un chapeau rouge vif. C'est de circonstance! De la grise province française à Paris la vibrionnante, l'écrivaine suisse dessine le parcours d'une personne qui, au seuil de l'âge adulte, se cherche en composant avec les contraintes imposées par la société du milieu du vingtième siècle. Et les réponses, bien sûr, ne se trouvent pas toujours là où on croit qu'elles sont...

En particulier, la présentation du personnage principal, Mila, a quelque chose d'astucieux puisque ce n'est qu'en fin de roman qu'on saura de qui il s'agit, vraiment. Sans en dire trop, indiquons que c'est une question de genre: si le prénom sonne clairement féminin, quelques péripéties ne peuvent arriver qu'à un homme. Un coup à gauche, un coup à droite: ce n'est qu'en fin de roman que l'auteure dit au lecteur qui est vraiment Mila. Cela implique une certaine virtuosité stylistique, un jeu de masques littéraire. Dans "La Capeline écarlate", celui-ci est réalisé d'une façon qui paraît un brin abrupte, certes; il fait penser par ailleurs à "Marche, arrêt. Point mort" de Laurent Trousselle – qui, lui, bascule sur une seule lettre, la dernière.

Les jeux de genre trouvent une métaphore dans le jeu des apparences et des faux-semblants qui mènent les milieux décrits. Rien de plus trompeur, en effet, que le monde du cinéma, où l'on est payé pour jouer la comédie, en scène ou en coulisses: à ce titre, le personnage d'Angel, jeune premier et tombeur expérimenté, incarne le parfait menteur qu'on ne peut s'empêcher d'aimer: il suffit d'un mot, d'un geste... Pour surjouer la comédie, l'auteure le pare de vêtements élégants et le montre comme s'il était en représentation permanente. Cela, sauf quand il est ivre... car telle est sa part d'ombre. Ou de réalité, de masque tombé: "in whisky veritas", pour paraphraser un proverbe fameux.

On peut aussi voir le chapeau lui-même comme une manière de tricher avec soi-même, d'être quelqu'un d'autre. Et Dieu sait que la chapellerie tient une place éminente dans "La Capeline écarlate", porté par un personnage qui découvre qu'il est une tête à chapeaux! L'écrivaine choisit une approche réaliste de ce monde, solidement documentée, crédible en somme: le lexique est précis, les enjeux d'un commerce qui s'étiole parce que la mode change sont suggérés avec justesse. Grâce à cette approche concrète, presque sensuelle par moments, en tout cas empreinte d'émotion, le lecteur se trouve transporté dans la boutique faussement discrète d'Aloys Bronck, où Mila fait un apprentissage tardif – et pas toujours adroit, comme si les maladresses professionnelles de ce personnage étaient la métaphore d'une personne qui se cherche à tâtons.

"La Capeline écarlate" se déroule dans le milieu du vingtième siècle, en un temps mal défini. En couleurs grises ou vives, ce roman est actuel malgré son contexte ancien, et sa relative intemporalité le porte vers le genre du conte. Tout au plus peut-on dire que le contraste entre la province forcément étriquée et Paris forcément intense, lieu où voit le jour la fameuse capeline écarlate, donc rouge passion, a un peu perdu de son tranchant au début du vingt et unième siècle, où le provincial hardi sait, à plus d'une occasion, épater le Parisien peut-être blasé. Mais de ce temps de naguère, l'écrivaine fait émerger avec bonheur la voix en forme de confession d'une personne qui cherche radicalement sa voie, entre secrétariat et chapellerie, entre oppression familiale et émancipation, nourrie par le regard oblique du chapelier. Mila, Angel, Aloys Bronck et les autres: autant de destinées qui se dévoilent peu à peu, révélant de lourds secrets et suscitant page après page l'intérêt du lecteur.

Manuela Ackermann-Repond, La Capeline écarlate, Genève, Slatkine, 2017.

Le site de Manuela Ackermann-Repond, celui des éditions Slatkine.

dimanche 1 juillet 2018

Dimanche poétique 356: Christina Friedli

Idée de Celsmoon.

L'inspiration

Fragile et fugace, plus insaisissable qu'un papillon,
naît et meurt dans ma tête la divine inspiration

Comme l'idée, elle n'a pas d'horaires,
il faut la saisir au vol lorsqu'elle erre

Un mot, une intrusion et l'image s'est envolée
Mon esprit bohème et vagabond part la retrouver

Rattrapée, l'idée pénètre par les portes de mon inconscient
dans ce sanctuaire où l'intrusion n'a pas de permission

Dans les visions intérieures mon esprit est plongé,
et je vis à présent totalement coupée de la réalité

(1993)

Christina Friedli, Entre ciel et terre, Paris, Collection Saint-Germain-des-Prés, 1998.