Eléonore Niquille – Si l'écrivaine fribourgeoise Eléonore Niquille (1897-1957), née à Vitebsk en Russie, n'est pas totalement oubliée, force est de relever qu'elle mérite d'être mieux connue des lecteurs de notre temps, qu'ils s'intéressent au domaine littéraire français ou aux spécificités des lettres suisses. Les éditions Montsalvens, le Musée du Pays et Val de Charmey et la spécialiste Grazia Bernasconi-Romano se sont associés tout dernièrement pour exhumer "Porphyre", un roman inédit qui a trop longtemps sommeillé dans les cartons du fonds Eléonore Niquille aux Archives littéraires suisses. Depuis le 12 décembre dernier, ce roman est accessible au public, dans une édition confortable qui permet à tout un chacun de redécouvrir la plume de cette romancière qui assume d'être née dans l'orbite de la cour des tsars, d'avoir grandi dans un terroir suisse (du côté de Charmey) et d'avoir le cosmopolitisme dans son bagage.
"Porphyre"? Un titre évocateur dans son double sens: certes, ce mot désigne une roche rouge. Mais ce rouge est-il, en l'espèce, celui que la nature lui a donné ou celui du sang? C'est dans la réponse à cette question que va se nouer le drame du roman, autour du personnage résolument violent de Vincente. Relevons que de la part de l'auteure, c'est un choix de titre judicieux, alors que d'autres options plus explicites ("Roches rouges" par exemple) étaient également envisagées.
L'esprit cosmopolite de la romancière trouve à s'exprimer dans le petit monde qu'elle met en place dans "Porphyre", et que les lecteurs de ses autres romans "Transmettre" et "L'archange qui boitait", qui lui sont liés, connaissent peut-être. Ce cosmopolitisme apparaît quelque peu contraint, avec ses personnages venus en Provence à la suite de fortunes diverses liées à la Seconde guerre mondiale: tel Anglais recherche un lieu compatible avec ses migraines et y embarque sa famille, un garçon né en Algérie y trouve un havre avec son père d'adoption. Symbole de ce cosmopolitisme, enfin, l'intrigue du roman tourne autour d'un hôtel où Achmet, le jeune Algérien, trouve de quoi exprimer sa fibre musicale.
Le drame prend son temps pour s'installer, et ce n'est que vers le milieu de "Porphyre" qu'il se noue vraiment. D'ici là, l'auteure prend patiemment le temps de dessiner les rapports de force qui se mettent en place entre quelques personnages jeunes, réunis par les hasards de la vie en une sorte de "locus amœnus" où, et l'auteure le relève avec grâce et générosité, la végétation s'avère luxuriante. Voilà donc entre autres Achmet l'artiste, Gaston le garçon sage, l'indomptable Vincente, Consuelo au physique ingrat, et la jeune Patsy, passionnément amoureuse d'Achmet – comme l'est aussi Vincente. Pour clarifier certaines lignes de force, il faudra qu'il y ait mort d'homme... de femmes en l'occurrence. Du coup, si le début de "Porphyre" paraît aimable et lumineux, il porte clairement en lui les germes du caractère sombre voire terrible de la deuxième partie.
Le fonctionnement de Vincente, personnage clé de "Porphyre", jeune femme tourmentée, apparaît travaillé en profondeur dans un souci de cohérence psychologique. La romancière la dessine comme une femme victime de travers "prénataux" qui la dépassent et la poussent à la cruauté (envers les humains, mais aussi envers les animaux – les chats hantent "Porphyre", soit dit en passant) et à la désobéissance. Femme coupable d'homicide, irrémédiablement égoïste mais consciente de ce qu'elle risque dans une France qui n'a pas encore aboli la peine de mort, elle ne sera cependant jamais au centre d'une intrigue policière: la romancière préfère voir son petit monde évoluer autour d'un terrible secret. Cette désobéissance qui a pu la rendre attachante dans sa jeunesse (un signe de caractère!) devient ainsi odieuse, dans son excès, dès lors qu'elle a l'âge de raison.
Face à Vincente, évolue le personnage d'Achmet, essentiel à l'intrigue. Face à Vincente, on peut voir en lui le personnage du gars mature, leader de l'équipe de jeunes dans laquelle il évolue, mûri d'ailleurs dans les bas-fonds du Maroc – et infiniment reconnaissant à son père adoptif de l'avoir tiré de là. L'auteure lui confère un supplément de douceur et d'humanité en lui prêtant une puissante fibre poétique, parfois débordante, et un beau talent artistique. Ainsi, "Porphyre" est marqué par ses vers, disséminés çà et là, par ses traits joués au violon, ainsi que par ses répliques gorgées de lyrisme.
Répliques? Force est de relever que l'auteure soigne les dialogues en conférant à chacun de ses personnages une voix tout à fait personnelle. Il y a les expressions manipulatrices et égoïstes de Vincente comme il y a les répliques enflammées d'Achmet, des voix qu'on reconnaît sans peine. Quant à Patsy, la jeune Anglaise, c'est par les mots amoureux qu'elle adresse à Achmet qu'elle révèle sa personnalité. Dans la même veine, l'écrivaine offre un peu de pittoresque en faisant parler Yolanda Resquinabos, une aînée du cru qui aime s'exprimer dans une manière populaire et sans façons, d'une manière un tantinet "too much" qui résonne avec son nom de famille un peu long.
Outre le lieu, cependant, ce sont bien les retombées de la Seconde guerre mondiale qui ont jeté les personnages de "Porphyre" quelque part dans le sud de la France. "Porphyre" alterne ainsi avec génie le lyrisme charmeur propre à dire la beauté des paysages, des plantes et même des relations humaines, violentes ou passionnément amoureuses, et l'évocation des retombées terribles du conflit mondial qui vient de s'achever au moment où se noue l'intrigue de "Porphyre".
Eléonore Niquille, Porphyre, Charmey, Editions Montsalvens, 2023/édition posthume établie par Grazia Bernasconi-Romano.
Le site des Editions Montsalvens.