dimanche 31 décembre 2023

Dimanche poétique 621: Maurice Carême

Nouvelle année

Oui, oui, mon petit chat,
Reste bien dans mes bras.
Dehors, il fait si froid
Que personne ne passe
Et que les blocs de glace
Remplacent les pavés.
Je te raconterai
Cendrillon, Barbe-Bleue,
La Belle au bois, les Fées.
La vieille année est morte;
Les serpentins l’emportent.
Mon chat, écoute-moi:
Reste bien dans mes bras.
Dehors, il fait si froid!

Maurice Carême (1899-1978). Source: Poésies 123.

samedi 30 décembre 2023

Une Breguet pour un cadavre: intrigue policière à Nice

Carine Marret – Le temps qui passe constitue la ligne de force de "Morte-saison sur la Jetée-Promenade", premier polar de l'écrivaine Carine Marret. C'est aussi le premier roman du cycle "Tempus Fugit", qui met en scène un commissaire esthète: Jean Levigan. Enfin, si court qu'il soit, c'est, pour les nostalgiques de la promenade des Anglais, un beau roman sur la ville et les ambiances de Nice.

Le temps? En signalant de temps à autre le jour et l'heure de l'action, l'auteure rythme celle-ci, tout en la situant en plein hiver, soit dans la morte saison touristique, cette période où les Niçois se réservent leur ville alors que les touristes sont ailleurs. Tout commence le 31 janvier, en effet, et s'achève le 19 février. 

L'idée de la variabilité du temps est présente aussi. Les journées peuvent paraître longues pour Jean Levigan, en effet: celui-ci vit mal la disparition subite d'un être cher nommé Laura, parfaite arlésienne de "Morte-saison sur la Jetée-Promenade": elle ne reviendra pas en fin de roman, ce qui constitue la promesse d'une suite. Mais simultanément, les journées du policier sont si chargées qu'on les imagine rapides à défiler: rencontres de suspects et témoins, sauts de puce à Paris, etc.

Enfin, le temps est symbolisé de façon concrète par la montre du mort avec lequel tout commence, et qui sera le seul objet permettant de l'identifier. Et quelle montre: c'est une Breguet, un modèle chic et onéreux, traçable qui plus est: c'est elle qui va permettre de mettre un nom sur le cadavre, retrouvé lors de fouilles autour de l'ancien casino de la Jetée-Promenade, établissement mythique et maudit de la vie mondaine niçoise d'antan.

Et c'est dans le milieu de la petite horlogerie, décrit comme propice aux trafics, que l'enquête va se développer, avec la rencontre d'un artisan peu scrupuleux qui a connu un brillant chirurgien disparu dans des circonstances peu claires après le décès d'une patiente, Emma, à 21 ans. L'écheveau que Jean Levigan et son équipe devront démêler comprend dès lors des identités maquillées, des éléments d'enquête au Canada et même une histoire d'amour. Cela, sans oublier une figurine de chien en cristal, façon Swarovski. 

"Morte-saison sur la Jetée-Promenade" est un roman policier solide qui met en scène une équipe de police bien rodée, autour d'un commissaire qui se caractérise par sa grande taille et son appétence pour les belles choses et la culture: envisager de manquer un concert consacré à Chopin à l'opéra de Nice le peine. C'est aussi un roman qui fait le lien entre le Nice disparu, celui du casino, et celui en train de se construire au moment où il a été écrit: la cathédrale orthodoxe Saint-Nicolas, encore en chantier, y fait d'ores et déjà partie du paysage. Cela, sans oublier, pour l'ambiance, des lieux familiers des touristes comme des Niçois comme le cours Saleya ou le quartier de Cimiez.

Carine Marret, Morte-saison sur la Jetée-Promenade, Nice, Baie des Anges, 2011.

vendredi 29 décembre 2023

Benoît Duteurtre: la cigarette, quel souci!

Benoît Duteurtre – Chaque époque a ses marottes et ses hantises. Roman populaire de l'auteur français Benoît Duteurtre, "La petite fille et la cigarette" renvoie aux soucis de la première décennie du vingt et unième siècle. Cet ouvrage a en effet paru à une époque où le thème de l'interdiction de fumer dans certains lieux publics – les trains, puis les restaurants – faisait débat. Un exemple: si les trains de la SNCF sont devenus non fumeurs en 2005, c'est en 2007 que "La petite fille et la cigarette" est sorti. Reste que si les thématiques sociales ont évolué, le regard porté sur celles-ci par l'écrivain conserve son actualité seize ans plus tard.

Pas facile d'être fumeur en ce temps-là, et tout commence par un premier chapitre absolument absurde, construit comme une nouvelle: en raison de contradictions dans les règlements applicables, personne ne sait si Désiré Johnson, condamné à mort, est autorisé à fumer une dernière cigarette – ce qui est pourtant sa dernière volonté, éminemment respectable, avant l'injection létale. Voilà le lecteur plongé dans d'amusantes arguties juridiques, auxquelles se mêle en particulier une avocate pour le moins gaffeuse, Maren Pataki.

Comme en un récit parallèle, le lecteur découvre la voix d'un narrateur, dont la vie sera perdue, après de savoureuses péripéties, à cause d'une cigarette fumée dans les toilettes: une fillette l'a vu. Force est de relever chez ce personnage un côté ronchon que n'aurait pas renié Jean Dutourd! Indifférent voire hostile aux enfants (ce qui le rendra suspect de pédophilie, cherchez le paradoxe...), il donne à voir, par contraste, une époque où les enfants sont devenus rois, voire juges intouchables. Cela va jusqu'au délire: la machine s'emballe dès lors qu'une fillette le voit fumer aux toilettes de l'administration publique où il travaille, et dont une partie des bâtiments a été transformée en crèche.

Revenons-en aux fondamentaux: fumer peut mettre la vie en danger, mais ça n'a jamais été interdit. L'auteur prend soin de mettre en parallèle l'apparence anodine de cet acte (après tout, c'est la responsabilité du fumeur, occasionnel ou invétéré) et le caractère gravissime, culpabilisé à l'extrême, qu'il prend dans une société ultra-hygiéniste décrite comme un mélange de France et d'Etats-Unis, où les mairies familières côtoient la peine de mort et où l'on paie en eurollars. 

Et deux hommes en font les frais: Désiré Johnson, un jeune homme à dreadlocks suspect d'avoir assassiné un policier et le narrateur, un quadragénaire sans histoire mais auquel personne ne pardonnera rien. Tout sépare apparemment ces deux hommes; pourtant, avec un certain décalage, leurs voies présentent quelques proximités, en particulier lorsqu'il s'agit de faire face soi-même à une justice devenue folle, peu soucieuse de sérénité des débats. Et si c'étaient des terroristes soucieux de la qualité de leur métier qui finiraient par trancher en organisant une émission de téléréalité macabre? Par son ironie féroce, "La petite fille et la cigarette" apporte aujourd'hui encore une prise de distance salutaire sur les passions sociétales actuelles.

Benoît Duteurtre, La petite fille et la cigarette, Paris, Folio/Gallimard, 2007.

Le site de Benoît Duteurtre, celui des éditions Folio, celui des éditions Gallimard.


mercredi 27 décembre 2023

Prout prout!

Pierre-Thomas-Nicolas Hurtaut – "L'Art de péter" est une sacrée curiosité littéraire, bien cachée dans les recoins sombres de l'histoire des lettres française. Son auteur, professeur de latin à l'Ecole militaire de Paris, a donné une première édition de ce petit "essai théorie-physique et méthodique" en 1751. Les éditions Presses Inverses ont choisi d'en publier la seconde version, parue vingt-cinq ans plus tard et jugée mieux écrite.

Et tout est dans le titre: ce court ouvrage constitue une réflexion d'allure scientifique, voire médicale, sur le pet. Si l'esprit est scatologique bien entendu (et fait constamment rire, même bêtement, ce qui est loin d'être désagréable), il a également la saveur délicieuse du pastiche de traité médical. 

Structuré d'une façon bien rigoureuse, avec une typologie des pets (en fonction du son et de l'odeur: pet diphtongue, pet de demoiselle, pétard...) et un essai de description de leurs causes internes, il en appelle, à la manière des médecins de l'ancien temps, aux maîtres latins et plus récents, généreusement cités: le lecteur verra passer Saint-Evremond comme Horace ou Martial, entre autres, et découvrira de ces auteurs des extraits qu'on n'apprend pas forcément à l'école. 

Alors qu'aujourd'hui encore, on a tendance à s'en trouver gêné, l'auteur se montre plutôt libéral avec la pratique du pet en public, nauséabond ou non, et met en particulier en garde contre une rétention excessive des vents: retenus, ceux-ci seraient susceptibles de détériorer l'imagination en montant à la tête. Il fait même preuve d'une certaine modernité en envisageant les potentialités musicales du pet.

Enfin, le propos, si scientifique qu'il paraisse, nourrit également son propos de légendes, qui prêtent à certaines divinités antiques des flatulences hors norme, dans le genre des coups de canon plutôt que de la sonorité du flageolet (et: oui, l'auteur évoque les flageolets, et le double sens malicieux n'échappera pas au lecteur...). C'est du reste sur "Histoire du prince Pet-en-l'air et de la reine des Amazones", un texte mythique bien farfelu, que s'achève "L'Art de péter", comme en un ultime éclat... de rire.

Pierre-Thomas-Nicolas Hurtaut, L'Art de péter, Prilly, Presses Inverses, 2021.

Le site des éditions Presses Inverses.

Défi "2023 sera classique" avec Nathalie et Blandine



mardi 26 décembre 2023

Eléonore Niquille, un drame autour de quelques roches rouges

Eléonore Niquille – Si l'écrivaine fribourgeoise Eléonore Niquille (1897-1957), née à Vitebsk en Russie, n'est pas totalement oubliée, force est de relever qu'elle mérite d'être mieux connue des lecteurs de notre temps, qu'ils s'intéressent au domaine littéraire français ou aux spécificités des lettres suisses. Les éditions Montsalvens, le Musée du Pays et Val de Charmey et la spécialiste Grazia Bernasconi-Romano se sont associés tout dernièrement pour exhumer "Porphyre", un roman inédit qui a trop longtemps sommeillé dans les cartons du fonds Eléonore Niquille aux Archives littéraires suisses. Depuis le 12 décembre dernier, ce roman est accessible au public, dans une édition confortable qui permet à tout un chacun de redécouvrir la plume de cette romancière qui assume d'être née dans l'orbite de la cour des tsars, d'avoir grandi dans un terroir suisse (du côté de Charmey) et d'avoir le cosmopolitisme dans son bagage.

"Porphyre"? Un titre évocateur dans son double sens: certes, ce mot désigne une roche rouge. Mais ce rouge est-il, en l'espèce, celui que la nature lui a donné ou celui du sang? C'est dans la réponse à cette question que va se nouer le drame du roman, autour du personnage résolument violent de Vincente. Relevons que de la part de l'auteure, c'est un choix de titre judicieux, alors que d'autres options plus explicites ("Roches rouges" par exemple) étaient également envisagées.

L'esprit cosmopolite de la romancière trouve à s'exprimer dans le petit monde qu'elle met en place dans "Porphyre", et que les lecteurs de ses autres romans "Transmettre" et "L'archange qui boitait", qui lui sont liés, connaissent peut-être. Ce cosmopolitisme apparaît quelque peu contraint, avec ses personnages venus en Provence à la suite de fortunes diverses liées à la Seconde guerre mondiale: tel Anglais recherche un lieu compatible avec ses migraines et y embarque sa famille, un garçon né en Algérie y trouve un havre avec son père d'adoption. Symbole de ce cosmopolitisme, enfin, l'intrigue du roman tourne autour d'un hôtel où Achmet, le jeune Algérien, trouve de quoi exprimer sa fibre musicale.

Le drame prend son temps pour s'installer, et ce n'est que vers le milieu de "Porphyre" qu'il se noue vraiment. D'ici là, l'auteure prend patiemment le temps de dessiner les rapports de force qui se mettent en place entre quelques personnages jeunes, réunis par les hasards de la vie en une sorte de "locus amœnus" où, et l'auteure le relève avec grâce et générosité, la végétation s'avère luxuriante. Voilà donc entre autres Achmet l'artiste, Gaston le garçon sage, l'indomptable Vincente, Consuelo au physique ingrat, et la jeune Patsy, passionnément amoureuse d'Achmet – comme l'est aussi Vincente. Pour clarifier certaines lignes de force, il faudra qu'il y ait mort d'homme... de femmes en l'occurrence. Du coup, si le début de "Porphyre" paraît aimable et lumineux, il porte clairement en lui les germes du caractère sombre voire terrible de la deuxième partie.

Le fonctionnement de Vincente, personnage clé de "Porphyre", jeune femme tourmentée, apparaît travaillé en profondeur dans un souci de cohérence psychologique. La romancière la dessine comme une femme victime de travers "prénataux" qui la dépassent et la poussent à la cruauté (envers les humains, mais aussi envers les animaux – les chats hantent "Porphyre", soit dit en passant) et à la désobéissance. Femme coupable d'homicide, irrémédiablement égoïste mais consciente de ce qu'elle risque dans une France qui n'a pas encore aboli la peine de mort, elle ne sera cependant jamais au centre d'une intrigue policière: la romancière préfère voir son petit monde évoluer autour d'un terrible secret. Cette désobéissance qui a pu la rendre attachante dans sa jeunesse (un signe de caractère!) devient ainsi odieuse, dans son excès, dès lors qu'elle a l'âge de raison.

Face à Vincente, évolue le personnage d'Achmet, essentiel à l'intrigue. Face à Vincente, on peut voir en lui le personnage du gars mature, leader de l'équipe de jeunes dans laquelle il évolue, mûri d'ailleurs dans les bas-fonds du Maroc – et infiniment reconnaissant à son père adoptif de l'avoir tiré de là. L'auteure lui confère un supplément de douceur et d'humanité en lui prêtant une puissante fibre poétique, parfois débordante, et un beau talent artistique. Ainsi, "Porphyre" est marqué par ses vers, disséminés çà et là, par ses traits joués au violon, ainsi que par ses répliques gorgées de lyrisme.

Répliques? Force est de relever que l'auteure soigne les dialogues en conférant à chacun de ses personnages une voix tout à fait personnelle. Il y a les expressions manipulatrices et égoïstes de Vincente comme il y a les répliques enflammées d'Achmet, des voix qu'on reconnaît sans peine. Quant à Patsy, la jeune Anglaise, c'est par les mots amoureux qu'elle adresse à Achmet qu'elle révèle sa personnalité. Dans la même veine, l'écrivaine offre un peu de pittoresque en faisant parler Yolanda Resquinabos, une aînée du cru qui aime s'exprimer dans une manière populaire et sans façons, d'une manière un tantinet "too much" qui résonne avec son nom de famille un peu long.

Outre le lieu, cependant, ce sont bien les retombées de la Seconde guerre mondiale qui ont jeté les personnages de "Porphyre" quelque part dans le sud de la France. "Porphyre" alterne ainsi avec génie le lyrisme charmeur propre à dire la beauté des paysages, des plantes et même des relations humaines, violentes ou passionnément amoureuses, et l'évocation des retombées terribles du conflit mondial qui vient de s'achever au moment où se noue l'intrigue de "Porphyre".

Eléonore Niquille, Porphyre, Charmey, Editions Montsalvens, 2023/édition posthume établie par Grazia Bernasconi-Romano.

Le site des Editions Montsalvens.


Défi "2023 sera classique" avec Nathalie et Blandine.

lundi 25 décembre 2023

Joyeux Noël!

Visiteurs de passage, amis fidèles et abonnés de ce blog, je vous souhaite une belle et sainte fête de la Nativité! Joyeux Noël! Belle journée à vous, ainsi qu'à vos proches et à celles et ceux qui vous sont chers. Y aura-t-il des livres, des vins de très grands crus ou d'autres cadeaux merveilleux sous votre sapin de Noël? J'espère qu'il s'y trouvera surtout beaucoup de bonheur, de joie de vivre et d'aimer.

À bientôt pour de nouvelles aventures bloguesques!

dimanche 24 décembre 2023

Dimanche poétique 620: Sybille Rembard

Le rendez-vous

Rendez-vous manqué d’une soyeuse nuit
Boule de neige dans la glace de mon esprit
Je croyais dans la beauté des paysages blanchis
Neige, neige d’un amour englouti
Je t’ai attendu
Glaçon
Tu n’es pas venu
La tempête enflammée a fondu mon étincelle
Pourquoi ?
Tu disais notre amour inéluctable
Ton excuse :
Parois de glace qui ensevelit
Je ne te pardonnerai jamais
Rendez-vous d’une mort subite
Froid

Sybille Rembard (1966- ). Source: Poetica.

lundi 18 décembre 2023

Mystères au manoir, quand une riche curieuse mène l'enquête

Brigitte Aubert – Le mari d'Emilie, Arnaud, est-il un nouveau Barbe-Bleue? La question traverse tout le roman policier "Reflets de sang" de Brigitte Aubert. C'est curieux, en effet: tout d'un coup, il y a plein de morts dans l'entourage d'Arnaud. Et ce sont à chaque fois de belles filles, actives dans le monde du mannequinat et des arts du côté de Paris. 

Rappelant discrètement certains contes d'antan, "Reflets de sang" dessine deux enquêtes parallèles. De façon classique, il y a l'enquête policière bien sûr, menée entre autres par un beau gosse qui ne laisse pas Emilie indifférente: "Le Petit Cerdan". 

Emilie? C'est elle, justement, qui est le moteur de la deuxième enquête: vivant dans le manoir de son mari, elle se montre curieuse et l'explore tout en y faisant le ménage. Et ses aspects étranges vont rapidement lui sauter aux yeux: un cimetière d'animaux, un cabinet avec une chaise fixée au sol dont la porte ne s'ouvre pas de l'intérieur. Ces explorations favorisent l'installation d'une ambiance doucement inquiétante.

Au fil des pages, le lecteur peut s'agacer de la personnalité d'Emilie, qui fait figure de jeune fille riche superficielle, passant ses journées à voir sa sœur ou ses amis de la bohème friquée (on pense à l'artiste Diego, Cubain et homosexuel assumé, personnage haut en couleur) et à se laisser vivre au rythme du shopping et des cafés branchés qu'on trouve du côté de la Madeleine. Un élément vient cependant rendre ce personnage attrayant: sa capacité d'imagination, propice à l'émission d'hypothèses délectables pour le lecteur, jusque dans leurs excès.

Et contrairement à ce que suggère une critique parue dans "Le Temps", ce roman n'est pas spécialement gore. Travaillé avec succès dans le souci de recréer une atmosphère d'inquiétude constante, "Reflets de sang" balade son lectorat dans les milieux chics parisiens, y compris, même si cela représente qu'une petite part de l'intrigue (mais importante), les milieux sadomasochistes. 

L'écriture, quant à elle, s'avère fluide et alimentée par un soupçon bien placé d'esprit et de malice, en particulier dans les dialogues. Mise au service d'une intrigue solide, elle assure que "Reflets de sang" sera un bon divertissement et un roman qui saura captiver ses lecteurs.

Brigitte Aubert, Reflets de sang, Paris, Points, 2009.

Le site des éditions Points

Lu par Marie France.


dimanche 17 décembre 2023

Dimanche poétique 619: Pétrarque

Des cheveux d'or

Il était une fois des cheveux d'or
Des cheveux d'or qui s'envolaient en mille doux lieux,
Et la lumière vague brûlait étrangement,
Les beaux yeux ne sont pas aussi faibles qu'ils paraissent.

Et je les vis de la pitoyable couleur des farces,
Je ne sais si c'était vrai ou faux, il me semblait
Que l'appât amoureux arrivait à ma poitrine,
Quelle merveille est si vite brûlée?

Les pas ne sont pas chose mortelle
Mais angéliques formes; et les paroles
Sonnent autrement, pure voix humaine.

Un esprit du ciel, un vivant esseulé,
Exista comme je vis; et sans limites,
La plaie ne guérit pas, une fois l'arc détendu.

Pétrarque (1304-1374). traduit par Catherine Réault-Crosnier. Source: Pierdelune.

samedi 16 décembre 2023

Littérature, la science d'en rire

Alain Corbellari – "Dante & Co": voilà un de ces délices bourrés d'humour que le lecteur aime trouver sous ses yeux avides. L'ouvrage est bref, il se compose de trois parties bien définies. Et il saura divertir les lecteurs les plus érudits. En particulier, ceux qui ont usé leurs jeans dans les facultés de lettres, section littérature française, auront plus d'une occasion de rigoler en tournant les pages de ce livre, signé Alain Corbellari, professeur ordinaire à l'université de Neuchâtel, en Suisse.

Tout commence, comme le titre l'indique, avec le bon vieux Dante et "La Divine comédie". Dans un génie qui ferait pâlir un champion de Scrabble, l'écrivain s'adonne à l'exercice des anagrammes autour du titre de l'ouvrage fondateur de la littérature italienne. Sait-on par exemple qu'en une anagramme parfaite, "La Divine Comédie" donne "Didon aime le vice"? De tels jeux de mots, l'auteur, jongleur magistral, en crée à l'envi. Le biais téléologique apparaît en option: si Dante n'est plus là pour s'expliquer, l'auteur ne se gêne pas pour poser ses hypothèses. 

Dans la deuxième partie, "Petite histoire de la littérature de la Renaissance", l'écrivain endosse l'hérédité de Pierre Desproges pour évoquer, de façon ludique et amusante, les écrivains d'antan. De manière assez immédiate, on admet que Montaigne, auteur du Sud-Ouest de la France, est l'ancêtre du rugby avec ses "Essais" admirablement transformés. Gageons par ailleurs que l'auteur s'est souvenu de ses propres blagues de potache lorsqu'il a écrit des choses comme "Heureux qui communique" ou "Heureux qui communiste" pour évoquer Joachim du Bellay – d'autres ont osé avant lui, en particulier Jacques Salomé et Jean-Louis Gouraut. Plus ou moins longuement amenés, les jeux de mots de cette partie font mouche et proposent, dans l'esprit de l'Oulipo, une lecture alternative, délicieuse parce que non raisonnée, de l'histoire littéraire d'expression française.

La dernière partie de ce livre, enfin, est aussi la plus sobre puisqu'elle se contente de présenter au lecteur, page à page, un nom d'écrivain et le titre d'un livre, anagrammes d'un auteur et d'un bouquin bien réels. Cela, dans un esprit encore une fois amusé: qui aurait pu penser qu'un ouvrage très sérieux se cache derrière l'étrange énoncé "Armand Râleux, Tino dimanche au loin"? L'auteur défie ici l'érudition d'un lectorat qui connaît ses classiques: les surprises sont souvent au rendez-vous au moment où il livre ses solutions. 

Bel exemple de littérature potentielle, érudit et malin à la façon des Grands Rhétoriqueurs comme de l'Oulipo d'aujourd'hui (elle n'est pas morte avec les Queneau et les Perec!), "Dante & Co" s'attache à révéler, dans un esprit humoristique et joueur solidement fondé, les sens cachés des littératures écritures il y a si longtemps. On s'amuse certes, on s'instruit, et l'on peut même imaginer, au fil des pages, les questionnements d'une recherche littéraire et historique marquée par le doute nécessaire. 

Mais, on le sait, les meilleurs ouvrages humoristiques sont ceux qui font réfléchir. Et là, une question subsistera chez plus d'un lecteur lorsqu'il refermera ce livre: les écrits d'hier sont-ils encore en mesure de parler aux humains d'aujourd'hui, et d'en être bien compris? 

Alain Corbellari, Dante & Co, Prilly, Presses Inverses, 2023.

Le site des éditions Presses Inverses

mercredi 13 décembre 2023

Quatre personnages en quête d'un second souffle

Florian Sägesser – Quatre personnages se retournent sur une vie qui, pourtant, continue. Trois hommes, une femme. "L'impasse des Bons enfants" les cueille à un moment où, tous, ils ont partie liée et où se dessine pour eux une évolution résultant d'un épisode particulier: le moment où il faut un second souffle pour continuer.

Le lecteur est invité à faire la connaissance de Vincent, Huguette, Tristan et Albert, des personnages que l'auteur a travaillés en profondeur jusqu'à les rendre familiers. S'aimeront-ils mieux au terme du roman, auront-ils fait le deuil de leurs fantômes et aplani les aspects boiteux de leurs vies? Le motif du miroir et de l'effet que ça fait de s'y regarder est récurrent: aimeront-ils davantage s'y voir une fois dite la dernière phrase du livre?

Le ton est donné avec le personnage de l'infirmier Vincent, dit "Van Gogh" parce qu'il peint et parce qu'il vit, plutôt mal, le fait d'avoir une oreille déformée à la suite d'un accident. D'emblée, l'auteur dessine pour lui un parcours de vie sinueux, marqué par une paternité pas vraiment souhaitée mais qui le comble, résultat d'une nuit d'amour avec une femme pour laquelle il n'avait aucun projet de vie commune. 

Le lecteur découvre aussi la famille Grand (bonjour les jeux de mots révélateurs!), à savoir Tristan, le fils, et Albert, le père. L'auteur excelle à dessiner une relation d'abord conflictuelle, qui finit par se résoudre pour autant que les deux personnages acceptent de se parler un peu. Albert est un boucher qui a dû céder son affaire, et Tristan, à la recherche de reconnaissance, se lance en politique. Dans les deux cas, des blessures sont à résorber. 

Quant à Huguette, elle n'aura guère vécu d'amours, et aura consacré sa vie à un hôtel dont elle a été la gérante. Un accident domestique dont elle réchappe comme par miracle la fait entrer en contact avec les trois autres personnages et lui permet d'apporter sa touche à leurs existences – touche sentimentale, mais aussi coup de pouce lorsqu'il s'agit d'avancer, de trouver de nouveaux équilibres.

Ces quatre personnages, l'auteur les caractérise avec succès: jamais ils ne paraissent interchangeables. Sans que le roman ne perde en cohésion, l'auteur leur donne une voix bien à eux: pratique et simple pour l'infirmier Vincent, légèrement précieuse et recherchée pour la littéraire Huguette, presque martiale et pétrie d'injonctions à soi-même pour un Tristan qui cherche à se donner confiance, et nourrie de mots bien vaudois pour Albert, qui paraît ainsi populaire et proche du lecteur.

Vaudois? Là se place le point d'équilibre entre le régionalisme, qui signerait un ancrage local excessif, et la volonté de dire des ressentis universels. Alors oui, Albert en particulier "sonne" vaudois, et certains de ses mots ont peut-être trouvé place dans le lexique du site qui cause vaudois. Mais l'auteur a la sagesse de ne jamais citer la ville où évoluent ses personnages. On pense à Vevey, à Montreux, voire à d'autres cités lémaniques de quelque importance, mais il est impossible de trancher. Cela, afin de faire primer l'universalité de son propos et d'échapper à l'emprisonnement dans un terroir donné.

Car c'est d'humains qu'il s'agit, et peu importe, au-delà d'un certain seuil, le terroir où ils sont ancrés. Troisième roman de son auteur, "L'impasse des Bons enfants" est un ouvrage fortement psychologique, nourri de flash-back. Sa richesse réside dans le vécu de ses personnages et dans la manière dont les frustrations, les rancœurs refoulées et les aspirations jamais éteintes s'entrechoquent et font émerger de nouvelles voies pour la vie, pour peu qu'on y travaille. Y travailler? La vie s'en charge...

Florian Sägesser, L'impasse des Bons enfants, Lausanne, BSN Press, 2023.

Le site des éditions BSN Press.

lundi 11 décembre 2023

Matériaux et énergie, leadership mondial et guerre à bas bruit

Guillaume Pitron – Eoliennes, batteries au lithium, abandon des énergies fossiles: tout le monde parle de transition énergétique, mais qu'en est-il vraiment? Quel est le coût de ce virage sans précédent dans l'histoire de l'humanité? Les coulisses des promesses fantastiques de la technologie de demain, décarbonée et "propre", peuvent s'avérer sensibles, à la fois polluantes et porteuses d'une redistribution radicale des équilibres géopolitiques. Tout cela, le journaliste Guillaume Pitron l'explique en détail dans une enquête fouillée et rigoureuse: "La guerre des métaux rares". Signalons en passant que ce livre bénéficie d'une préface courte et oubliable signée Hubert Védrine, et voyons ce qu'il a vraiment dans le ventre.

L'auteur est certes conscient des promesses formidables d'un monde enfin sorti des énergies fossiles. Nous en goûtons déjà certains éléments: téléphones portables, voitures électriques, Internet, communication accélérée par la numérisation de l'information. Mais tout cela a un prix. Et celui-ci, selon l'auteur, se négocie autour de cet élément clé que sont les métaux rares, moteurs de toute une technologie dont le monde d'aujourd'hui, occidental en particulier, est devenu dépendant. 

Métaux et terres rares? N'importe quel connaisseur du tableau des éléments de Mendeleïev comprend immédiatement de quoi il s'agit: ce sont ces éléments aux noms aussi beaux et étranges que "gadolinium", "gallium" ou "ytterbium", qu'on trouve en proportions infimes dans la masse terrestre et qui disposent, chacun à leur manière, des propriétés utiles pour faire fonctionner toutes sortes d'appareils. On pense au magnétisme comme à la conductivité. Devenus indispensables dans notre société de l'information, ces métaux rares exigent d'importants efforts d'extraction. Et voilà que l'auteur amène son lectorat dans des mines de Chine, pour montrer que la société décarbonée d'ici externalise en fait sa pollution dans des pays moins riches. En apparence du moins...

(soit dit en passant, ce thème de la délocalisation de la pollution est abordé dans le roman "La Désobéissante" de Jennifer Murzeau.)

Se fondant sur le rappel de choix politiques pas forcément optimaux, l'auteur, en effet, dessine aussi les tendances qui sont à l'œuvre et donnent le beau rôle aux pays producteurs de ces fameux métaux et terres rares: non contents de jouer le rôle de fournisseurs serviles, ils ont appris à les transformer eux-mêmes. L'auteur indique dès lors qu'en la matière, ce sont des nations comme la Chine ou le Chili, sans parler d'un discret mais prospère royaume d'Afrique australe, qui tiennent le couteau par le manche dans le contexte de la révolution numérique en cours, et décrit une mécanique de long terme où les pays occidentaux, dits "riches", ont concouru à leur propre affaiblissement au profit des nations émergentes, devenues conscientes de leur propre richesse. Soit dit en passant, le journaliste reconnaît à Donald Trump d'avoir su mettre en œuvre des stratégies pérennisant l'approvisionnement des Etats-Unis en métaux rares. 

Et l'Europe? Il y a du lithium au Portugal, comment en profiter et à quel prix? Pour les batteries d'automobiles et d'autres appareils, ça peut servir... Faut-il rouvrir des mines en France, ne serait-ce qu'à des fins pédagogiques, afin que chacun comprenne ce que cela implique d'avoir un portable entre ses mains ou une Tesla derrière son volant?

Dans un style accessible voire accrocheur, Guillaume Pitron décrit dans "La guerre des métaux rares" une humanité qui creuse de plus en plus profond dans la terre pour bénéficier de performances toujours meilleures, quitte à ce que certains doivent s'empoisonner pour que d'autres vivent mieux. Il pose aussi la question de la rentabilité de l'exercice. Enfin, il interroge les promesses (décevantes pour l'heure) du recyclage et de la substituabilité de certains de ces matériaux rares. Solidement documentée, complétée par de copieuses annexes, nourrie enfin de témoignages personnels exclusifs, cette enquête entre en résonance avec "L'Age des low-tech" de Philippe Bihouix: sans appeler aux interdictions et aux rationnements comme certains écologistes radicaux actuels (vous savez, ceux qui veulent vous interdire l'avion ou la viande, boucs émissaires idéaux...), elle appelle de ses vœux la recherche de la meilleure manière d'évoluer dans un monde de ressources qu'on découvre finies.

Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares, Paris, Les liens qui libèrent, 2019. Préface d'Hubert Védrine.

Le site de Guillaume Pitron, celui des éditions Les Liens qui libèrent.

Egalement lu par Les liaisons livresquesRaphaël Goblet, Thibault Briera.

dimanche 10 décembre 2023

Dimanche poétique 618: Claude Léveillée

Frédéric

Je me fous du monde entier
Quand Frédéric me rappelle
Les amours de nos vingt ans
Nos chagrins, notre chez-soi
Sans oublier
Les copains des perrons
Aujourd'hui dispersés aux quatre vents
On n'était pas des poètes
Ni curés, ni malins
Mais papa nous aimait bien
Tu t'rappelles le dimanche?
Autour d'la table,
Ça riait, discutait
Pendant qu'maman nous servait

Mais après
Après, la vie t'a bouffé
Comme elle bouffe tout l'monde
Aujourd'hui ou plus tard
Et moi, j'ai suivi
Depuis l'temps qu'on rêvait
De quitter les vieux meubles
Depuis l'temps qu'on rêvait
D'se r'trouver tout fin seuls
T'as oublié Chopin
Moi, j'ai fait d'mon mieux
Aujourd'hui, tu bois du vin
Ça fait plus sérieux
Le père prend un coup d'vieux
Et tout ça fait des vieux

Je me fous du monde entier
Quand Frédéric me rappelle
Les amours de nos vingt ans
Nos chagrins, notre chez-soi
Sans oublier
Les copains des perrons
Aujourd'hui dispersés aux quatre vents
On n'était pas des poètes
Ni curés, ni malins
Mais papa nous aimait bien
Tu t'rappelles le dimanche?
Autour d'la table,
Ça riait, discutait
Pendant qu'maman nous servait

Mais après
Après, ce fut la fête
La plus belle des fêtes
La fête des amants
Ne dura qu'un printemps
Puis l'automne revint
Cet automne de la vie
Adieu, bel Arlequin!
Tu vois qu'on t'a menti
Écroulés les châteaux!
Adieu, le clair de lune!
Après tout, faut c'qu'y faut
Pour s'en tailler une
Une vie sans arguments
Une vie de bons vivants

Je me fous du monde entier
Quand Frédéric me rappelle
Les amours de nos vingt ans
Nos chagrins, notre chez-soi
Sans oublier
Les copains des perrons
Aujourd'hui dispersés aux quatre vents
On n'était pas des poètes
Ni curés, ni malins
Mais papa nous aimait bien
Tu t'rappelles le dimanche?
Autour d'la table,
Ça riait, discutait
Pendant qu'maman nous servait

Mais après
La la la
Tu t'rappelles, Frédéric?
Allez, au r'voir!

Claude Léveillée (1932-2011).

Et la chanson, avec Isabelle Boulay...



jeudi 7 décembre 2023

"Hors-jeu": mort au stade et nœud de secrets

Olivia Gerig – Le flic peut-il être suspect dans une intrigue policière? C'est plutôt rare. C'est pourtant ce qui se produit dans le roman "Hors-jeu" d'Olivia Gerig, dont l'argument se déroule dans les milieux du football, où une paire de jumeaux à la ressemblance frappante cherchent à se faire une place au niveau professionnel.

Dans le contexte limité du club de foot d'une petite ville de banlieue qui cristallise pourtant les ambitions (on joue en professionnel au sein du club des Lions d'argent, qui font dès lors figure de graal pour les amateurs qui en veulent), l'auteure parvient à recréer, en miniature, le paysage pas toujours reluisant du monde du foot: drogue, tabac, alcool, viols, femmes et ambiance viriliste sont la règle. Mais un meurtre? Là, ça va loin, et c'est là que tout commence.

Meurtre il y a, donc, et au moins un mort. Nécessairement, la police va donc intervenir. Mais si elle en fait son moteur, l'auteure ne place pas l'enquête au cœur de son intrigue, même si elle en dévoile certains aspects obscurs à base de manipulations entre collègues. Et bien entendu, "Hors-jeu" charrie son lot de suspense: qui a bien pu venir porter le coup fatal à Gregor Pasquier dans les vestiaires du stade, longtemps après la fin d'un match clé, alors que tout le monde est parti fêter la victoire?

La grande force de "Hors-jeu" réside dans l'analyse fouillée et implacable d'une relation tourmentée, fondée sur les rapports de force, entre deux frères jumeaux, Gregor et Anthony, liés malgré eux par un beau nœud de secrets. Il y a d'abord leur petit frère, Jérémy, mort accidentellement lors d'un jeu dangereux, dont ils se sentent coupables. Puis il y a ce jeu d'échanges d'identités à des moments socialement cruciaux, qui va vite les dépasser.

Pour le lecteur, s'ouvre dès lors le vertige des identités: à force de suivre ces personnages physiquement si semblables que seule leur mère sait les reconnaître, amenés à jouer le rôle de l'autre à plus d'une reprise, le lecteur finit par se demander qui est vraiment qui. Les tempéraments paraissent différer, mais est-ce vraiment le cas? La confrontation réciproque et la valse malsaine des services rendus caractérise leur relation.

Cela, jusqu'à l'issue, inéluctable. On le pressent: les prétextes habituels tels que la jalousie, le pouvoir ou l'argent ne seront pas la clé du mystère, et s'ils sont représentatifs d'un monde du football impitoyable aux coulisses peu reluisantes, ils ne pèsent pas grand-chose face aux tensions fraternelles. Voilà un roman policier d'ambiance, tendu et captivant, rythmé par quelques chansons bien rock'n'roll, construit comme un puzzle sur la base de va-et-vient réguliers entre le passé et le présent, ce dernier s'expliquant par l'histoire familiale.

Olivia Gerig, Hors-jeu, Lausanne, BSN Press, 2023.

Le site d'Olivia Gerig, celui des éditions BSN Press.


mardi 5 décembre 2023

"Vénus partielle": parce que le sport, c'est plus que du sport

Véronique Emmenegger – "Vénus partielle" résonne comme le récit d'une vie qui veut aller toujours plus vite, toujours plus fort et toujours plus loin. L'écrivaine Véronique Emmenegger y met en scène une fille, devenue jeune fille, qui n'a qu'une hâte: tâter du sport sous toutes ses formes. De préférence comme les garçons, mais en rêvant quand même de devenir majorette. Recueil de souvenirs? C'est un peu ça, et ils seront tantôt "glissants", tantôt "avilissants".

Lecteur est immédiatement happé par le dynamisme presque hyperactif de l'écriture, reflet de la personnalité de la narratrice, cette Elena italo-russe qui cherche constamment à déverser son trop-plein d'énergie dans le sport sous toutes ses formes et, après coup, partage ses impressions et émotions sans filtre. Le caractère d'Elena est présent à chaque ligne de ce court ouvrage, percutant et rapide, mais riche également, à la façon d'un roman en miniature.

"Garçon manqué", dira-t-on d'elle. C'est que dans son enfance, l'appétence d'Elena pour les sports défie les limites du genre: il n'y a pas de sports de fille ou de garçon pour elle. Elle rêve ainsi d'un vélo de course pour garçons avec une barre, mais n'aura qu'un vélo pliant, certes plus pratique à caser dans la DS familiale, mais pour une ivresse moindre. Et elle ne recule pas devant les sports considérés comme masculins: le football (l'enfance d'Elena a eu lieu au siècle dernier), voire la boxe. La danse? Plutôt pas, si ce n'est peut-être parce que le moniteur est beau et suscite quelques sensations, quelque part au niveau du ventre.

Certes incapable de se fixer, Elena s'avère impliquée de façon passionnée, pour le meilleur ou pour le pire, dans tous les sports qu'elle pratique. On la découvre fanatique de vitesse grâce au ski, mais dépourvue d'appétence pour la compétition ou la discipline excessive. 

Cela, sans compter ce qui entoure l'exercice, et qui relève aussi de la découverte des corps. Celui de la narratrice bien sûr, qui se découvre pudique au moment des douches, mais aussi celui des autres (voyeurisme inclus, passif mais aussi actif). "Récit de ma sueur" est ainsi le deuxième titre de ce livre; cette sueur, le lecteur la découvre multiple et diverse, effet de l'effort qui mouille tel maillot que la narratrice ne veut surtout pas laver.

Quant à la deuxième partie, plus courte et consacrée à l'adolescence de la narratrice, elle part de ce rapport au corps en évolution pour évoquer la dimension fortement érotique que peut revêtir la pratique sportive: "Le sport est une sexualité comme les autres", dit-elle. Il sera dès lors question d'un moniteur de patin à glace émouvant, quitte à susciter de la jalousie, ou des baisers au goût de grenadine après un match de baby-foot intensif (la sueur, encore!) que la narratrice a disputé en mixte, son décolleté bâillant sous le nez de son adversaire, un garçon plutôt pas mal.

Ancré en Suisse même si ce n'est jamais expressément dit (mais on repère les marques de produits et les helvétismes), "Vénus partielle" fait ainsi partie de ces fulgurances littéraires intenses et franches que l'on aime pour leurs saveurs fortes. Percutant, ce petit livre dévoile une passion et montre que le sport, en fait, c'est plus que du sport.

Véronique Emmenegger, Vénus partielle, Lausanne, BSN Press, 2023.

Le site de Véronique Emmenegger, celui des éditions BSN Press.

Lu également par Francis Richard.

lundi 4 décembre 2023

Deux journalistes au cœur de l'Inde

Olivier Dami – C'est l'Inde du temps de l'indépendance qui a inspiré le dernier livre d'Olivier Dami, "Une équipée indienne". Sous-titré "Chroniques imaginaires au temps de Gandhi", ce roman décliné en chapitres courts mêle l'imaginaire romanesque d'une histoire d'amour entre journalistes et la réalité historique. 

Cet ancrage historique est assumé dès le début. Peu à peu, en effet, l'auteur plonge son lectorat dans la "Marche du Sel", menée par Mohandas Gandhi en 1930 pour réclamer l'indépendance de l'Inde de manière non violente. C'est là que l'auteur orchestre la rencontre entre les deux narrateurs de ce roman polyphonique, les journalistes Rosy et Hugues. 

Rosy vient du Portugal, Hugues de France, et leurs idées, on le découvre, sont à l'opposé de celles portées par les dictatures montantes en ce temps – en particulier celle de Salazar, étrangère à une Rosy sensible aux thèses féministes et aux positions universalistes. On devine aussi, rapidement, que l'intrigue va les rapprocher. Cela, d'autant plus que l'auteur affectionne un style classique empreint d'un lyrisme certain, vecteur de passion pour son sujet, mais aussi pour ses personnages.

Des personnages pourtant marqués par une certaine pudeur, baladés également par les aléas de leur époque. Mariée à un brahmane opposé à la présence portugaise en Inde (et donc emprisonné... au Portugal), Rosy doit faire taire quelque peu les sentiments qu'elle sent naître en elle pour un Hugues qui, exerçant un métier qui exige une mobilité constante, peine à retenir ses compagnes. Finiront-ils par se rapprocher? 

C'est à Darjeeling, ville du thé par excellence, nichée dans l'Himalaya, que prend fin ce roman humain et historique à la fois, marqué par une sensibilité constante à ce qui est observé, qu'il s'agisse de dire le monde sur le ton du reportage, d'évoquer les vicissitudes d'un pays nouvellement indépendant ou de révéler les sentiments. Il est du reste permis de voir dans l'évocation de cette ville aux contours escarpés une métaphore des méandres sentimentaux et de vie des deux personnages principaux, cueillis par l'auteur de "Une équipée indienne" en 1930 puis en 1947.

Olivier Dami, Une équipée indienne, Paris, L'Harmattan/Ecritures, 2023.

Le site des éditions L'Harmattan.

dimanche 3 décembre 2023

Dimanche poétique 617: Emile Nelligan

Rondel à ma pipe

Les pieds sur les chenets de fer 
Devant un bock, ma bonne pipe, 
Selon notre amical principe 
Rêvons à deux, ce soir d'hiver. 

Puisque le ciel me prend en grippe 
(N'ai-je pourtant assez souffert?) 
Les pieds sur les chenets de fer 
Devant un bock, rêvons, ma pipe. 

Preste, la mort que j'anticipe 
Va me tirer de cet enfer 
Pour celui du vieux Lucifer; 
Soit! nous fumons chez ce type, 

Les pieds sur les chenets de fer.

Emile Nelligan (1879-1941). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 1 décembre 2023

Jean-Claude Zumwald, secrets au fond d'un tiroir

Jean-Claude Zumwald – En cet automne 2023, l'écrivain neuchâtelois Jean-Claude Zumwald gâte son lectorat: il aura fait paraître pas moins de deux romans durant cette période. Dans la foulée de "La morte du collège des Parcs", il a publié, toujours aux éditions Mon Village, "Les crédences d'Emmaüs". Et si le lecteur retrouve avec plaisir le personnage de Victor Aubois, c'est à une enquête atypique, marquée par le tragique de l'Histoire, qu'il va être confronté. Il y aura bien un cadavre dans le cadre de ce roman policier, mais il apparaît singulièrement marginal face à ceux, plus nombreux, que le nazisme a laissés derrière lui.

Tout commence lorsqu'un brocanteur gouailleur met entre les mains de Victor Aubois le journal émouvant d'une adolescente juive baladée de Paris en Franche-Comté puis en Suisse pour lui éviter le sort que lui réservent les nazis. Il est permis de penser à Anne Frank... Ziva, la diariste, sera la seule survivante de sa famille, mais ce journal est porteur d'espoir: il s'adresse constamment à ses proches, que son auteure présume toujours vivants. Animé par des motifs humanistes, désireux de connaître le fin mot humain de cette affaire, Victor Aubois mène une enquête historique qu'il suppose noble. Mais est-ce vraiment cela qui intéresse le brocanteur Léon Braque?

Léon Braque: voilà un personnage intéressant, construit d'une belle manière. Derrière la gouaille sympathique, l'auteur glisse une première fissure lorsque le bonhomme parle de "youpins". Le lecteur peut encore douter: l'auteur veut-il faire une leçon d'anti-antisémitisme à bon compte? Non: le personnage est bel et bien trouble, et vénal avant tout. Il est permis de se dire, même, que son nom de famille, "Braque", un faux nom choisi par Léon, est un signe indéniable de duplicité. C'est que le journal, trouvé dans un tiroir à double fond d'une crédence (et non d'une console!), était accompagné d'un reçu portant sur des bijoux pour une valeur non négligeable, et bien entendu intéressante pour un brocanteur des années 1995, plus soucieux de ses propres affaires que des problèmes éthiques que peut poser l'appropriation pure et simple de biens ayant appartenu à des personnes assassinées quelque part en Pologne dans les années 1940. 

Victor Aubois va jusqu'à récupérer une deuxième crédence pour récupérer une photo énigmatique... fausse piste? L'auteur n'en fait rien, et c'est un peu dommage. En définitive cependant, "Les crédences d'Emmaüs" tire sa saveur de la rencontre, enfin, entre deux enquêteurs: Victor Aubois bien sûr, mais aussi Ziva... qui s'est mise de son côté à la recherche du meuble qui cachait son journal. Leurs chemins finiront par se rencontrer, et les deux personnages ne pouvaient que se rapprocher, d'une certaine manière: ce sont des contemporains. 

La démarche de Ziva Bendelmann, dite Zoé Berdat, devenue Ruth Meyer, identitaire et existentielle (ici, la valse des faux noms est bien entendu subie!), est évoquée à la manière d'un flash-back en fin de roman, lorsqu'il s'agit de résoudre ce qui doit l'être, et fait dès lors écho aux recherches tâtonnantes de Victor Aubois, qui ont été le moteur du roman. Ces dernières pages, au goût de confession, sont aussi le prélude à l'apaisement de la diariste rescapée, libre enfin d'être qui elle est vraiment, libérée du jeu de masques que la vie lui a imposé.

Quant à Victor Aubois, on le retrouve fidèle à lui-même: c'est un jeune retraité qui aime la vie et anime une épicerie fine. On le retrouve dans plusieurs scènes où l'on fait bonne chère dans de bons restaurants, ce qui permet de détendre le propos entre deux moments plus délicats à vivre pour les personnages que l'auteur met en présence – ou de faciliter certaines relations, même si elles ne sont pas exemptes de faux-fuyants. Plus encore qu'un polar, "Les crédences d'Emmaüs" se présente donc comme le roman d'une poignée de destinées humaines tracées avec finesse à travers les méandres d'une histoire difficile.

Jean-Claude Zumwald, Les crédences d'Emmaüs, Sainte-Croix, Mon Village, 2023.

Le site de Jean-Claude Zumwald, celui des éditions Mon Village.

mercredi 29 novembre 2023

Robots, avez-vous une âme? Avez-vous un genre?...

Collectif – C'est un rituel de l'automne dans le domaine de la science-fiction: chaque année, le concours du "Prix de l'Ailleurs" décerne ses distinctions. Les textes primés et remarqués trouvent dès lors place dans un beau recueil, édité par les éditions Hélice Hélas. Cette année ne fait pas exception à la règle. Et le recueil s'intitule "Robotisée". Dans l'attente impatiente du prochain opus, d'ores et déjà annoncé (le thème sera "Entités", avis aux amateurs!), la découverte de celui-ci s'avère riche en réflexions autant qu'en plaisirs littéraires. Quant aux textes, le lecteur en apprécie comme toujours la diversité, avec des ambiances tantôt poétiques, tantôt froidement réalistes.

On l'a compris, il sera question de robots dans les dix nouvelles de l'ouvrage. On les imagine facilement humanoïdes, parfois animaux, avec tout l'imaginaire que ces données font naître. On les voit aussi, ces robots, comme des personnages qui rendent poreuses les limites entre la technologie et la biologie. A force d'apprendre seuls à l'aide de l'intelligence artificielle et de vivre avec les humains, les robots pourraient-ils dès lors finir par avoir une âme?

En tout cas, et le thème le suggère très fortement, ils peuvent avoir un genre, éventuellement avec la sensibilité et le comportement correspondants. Sans compter une capacité à apprendre, donc à sortir du rôle que l'humain leur a assigné – on pense ici au robot geisha de "Club de lecture" de Thalie Ré.

On sourit à l'idée que les deux nouvelles primées mettent en scène des robots chats: on peut y voir une envie de flatter ces lecteurs et lectrices fidèles à leurs chers greffiers, et Dieu sait que les lecteurs à chat sont nombreux. Certes, le chat est secondaire dans "Mademoiselle" de Magali Bossi, une nouvelle qui place en son centre des interactions entre humains et robots si proches qu'on pourrait les confondre, dans un monde où l'artifice technologique règne. Quant à la nouvelle "Pitchounette" de Gauthier Nabavian, c'est le chat robot lui-même qui en est le narrateur. Un narrateur introspectif qui interroge le lecteur sur le regard qu'il porte aux animaux domestiques. 

"Robotisée" a enfin l'ambition, pleinement atteinte, d'interroger le lecteur sur ce qu'il imagine lorsqu'il pense à un robot. Sera-t-il un simple serviteur, voire un esclave sexuel, ou un individu supérieur qui fera peur ou remplacera l'humain? Ces questions traversent les textes du recueil. Quant au thème, orienté par sa rédaction au féminin, il impose une approche plus large qu'un regard bêtement neutre ou androcentré. 

Les deux textes d'éclairage critique qui concluent le recueil le confirment. On peut certes regretter le propos militant et parfois jugeant de "Les robots aussi, c'est une histoire de genre", réflexion féministe de Stéphanie Nicot. En revanche, le propos de Jean-Claude Heudin sur "Galatée, mère des créatures artificielles", dépassionné, touche juste sans masquer les zones obscures d'un mythe qui, s'il peut être vu comme réducteur pour la femme, s'avère quand même fondateur. Dès lors, question: en rêvant d'une sculpture qui s'animerait et le servirait (voire le dominerait, le mythe ne le dit pas, après tout!), le sculpteur Pygmalion a-t-il ouvert la voie à la cybernétique et à une certaine vision des robots d'aujourd'hui?

Collectif, Prix de l'Ailleurs 2023 "Robotisée", Vevey, Hélice Hélas, 2023. Avec les participations de Tristan Piguet, Jean-Claude Heudin, Stéphanie Nicot, Dario Floreano et des dix auteurs des textes lauréats ou remarqués.

Le site des éditions Hélice Hélas, celui du Prix de l'Ailleurs.

mardi 28 novembre 2023

"Giordano": la raison pour interroger Dieu et façonner la science

Denis Lavalou – Du théâtre pour une biographie? C'est le défi qu'a relevé le dramaturge Denis Lavalou, Français vivant à Montréal (Québec) pour éclairer la figure du personnage historique de Giordano Bruno (1548-1600). Il en résulte une pièce minimaliste, mettant pour l'essentiel en scène Giordano Bruno jeune ou vieux, sur le bûcher qui scelle son destin. Intitulée "Giordano" d'une manière sobre et familière, créée le 1er novembre 2023 au théâtre Oriental-Vevey, la pièce est actuellement jouée en Suisse romande, en particulier à Villars-sur-Glâne (salle Nuithonie) demain et après-demain. 

Oui, ce titre sous la forme d'un seul prénom force la familiarité avec un personnage dont le nom dit peut-être quelque chose aux uns et aux autres, mais dont l'apport historique, scientifique et religieux a sans doute été oublié. Il suffit cependant de vingt-cinq séquences pour que, aux yeux du public du spectacle comme à ceux du lecteur du script de la pièce, le personnage apparaisse soudain familier.

De Giordano Bruno, à la fois catholique et humaniste avide de raison autant que de foi authentique, le dramaturge renvoie l'image d'un personnage constamment le cul entre deux chaises, contesté à la fois par la Rome papiste, au gré des pontifes et de leurs sensibilités, et d'une Réforme qui, à l'instar d'un certain Jean Calvin, apparaît peu ouverte aux débats qui pourraient ébranler certaines certitudes. Michel Servet, incidemment cité, en sait quelque chose! Cela ne manque pas de paraître paradoxal dans le contexte bouillonnant d'idées des temps de la Réforme. Quant aux universités, elles ne se montrent pas non plus forcément accueillantes à ses thèses.

Le Giordano Bruno dépeint par Denis Lavalou apparaît dès lors comme un personnage en constante errance, que ce soit à travers l'Europe (Italie, France, Suisse, mais aussi Allemagne, voire plus loin) ou à travers le monde des idées. Cette errance, l'auteur en souligne le caractère dramatique par la recréation de controverses. C'est qu'en matière de sciences également, Giordano Bruno est présenté comme un pionnier, refusant que Dieu ou les autorités d'antan (par exemple Aristote, ou la théorie des sphères qui a longtemps expliqué la place de la Terre dans l'Univers) se mêlent à ce qui relève de la seule raison. L'auteur l'inscrit ainsi dans le sillage des Kepler et des Copernic.

"Giordano" est construit en de longs monologues qui constituent un défi pour les deux acteurs qui s'y attellent (Denis Lavalou pour Giordano au bûcher pour hérésie, Cédric Dorien pour Giordano jeune), et qui devront même prêter leurs voix à d'autres personnages incidents, tels que Kepler ou Elisabeth I d'Angleterre. Ces personnages incidents créent une rupture de rythme sans doute bienvenue dans un texte rédigé en prose qui demande de vrais talents de conteur. Dans le même esprit, et même si les alexandrins n'y sont pas toujours parfaits, la rupture rythmique créée par le sonnet placé au numéro 10 est bienvenue aussi. Il est permis de regretter qu'elle ait été écartée du spectacle joué, comme l'indiquent les crochets qui signalent cette coupure.

La pièce que Denis Lavalou a consacrée à Giordano Bruno offre ainsi à toute personne qui apprécie le théâtre l'occasion de découvrir, de manière synthétique, un personnage qui s'avère fascinant en définitive, tant par sa vie que par la modernité subversive, pour son temps (fin du seizième siècle) de ses idées. Et le fait qu'il faille deux personnes pour tenir le rôle indique aussi la tension du personnage créé par le dramaturge entre deux univers: celui de la réflexion révoltée, avide de joutes oratoires, et celui de la fin tragique, soumise au pouvoir des hommes prétendant juger au nom d'un Dieu dont les contours même sont interrogés.

Denis Lavalou, Giordano, Lausanne, BSN Press, 2023.

Le site des éditions BSN Press.

Les prochaines représentations de "Giordano" sont données à l'Espace Nuithonie à Villars-sur-Glâne (Fribourg, Suisse), les mercredi 29 et jeudi 30 novembre à 19h00. Durée: 1h25.

lundi 27 novembre 2023

Make America Slim Again!

Lana Calzolari – Elle est à la fois sexy et repoussante, la personne étique aux couleurs états-uniennes représentée sur la couverture de "American Megalo", dernier roman de l'écrivaine genevoise Lana Scalzolari. On y reconnaît la femme sans âge située au cœur de l'intrigue: Katherine, une promotrice immobilière richissime et sans scrupules, trumpiste à fond, désireuse de devenir la mairesse de sa bonne et calme ville de Feodora et de faire maigrir l'Amérique. Mais tout ne va pas se passer comme prévu au fil de ce roman dodu (599 pages, sans temps mort!), drôle et rosse. Choix judicieux de la romancière: c'est dans la famille de Katherine que se trouve le grain de sable qui va tout faire dérailler, en la personne de sa belle-fille Leonie, persuadée que Katherine a tué sa mère.

L'ambiance est donc à la vengeance, selon un schéma bien huilé: Leonie se retrouve séquestrée avec son père dans le manoir de Katherine, puis décide de faire son beurre de cette situation a priori peu sympathique. Le manoir lui-même subvertit la notion de locus amoenus, typique de certains romans: il est aménagé en souterrain, il est difficile d'y échapper sans complicités et la surveillance, omniprésente, a de quoi faire penser aux flicages généralisés dont certains décideurs politiques de notre monde rêvent aujourd'hui. Souterrain, enfin, ce manoir est invisible depuis la surface terrestre, ce qui constitue la source de quelques gags récurrents.

Magnifique personnage que Leonie, d'ailleurs, jeune femme charismatique qui n'a pas froid aux yeux et laisse libre cours à sa fibre artistique en créant des toiles horribles que certains adorent, à commencer par le maire sortant de Feodora. Oui: il lui faudra quelques alliés pour avancer dans son projet de revanche, et elle les trouvera sur le terrain, avec quelques collaborateurs de Katherine. L'écrivaine réussit à leur donner une vraie personnalité, quitte à jouer les paradoxes et les stéréotypes familiers: nous aurons ainsi affaire à un responsable de la sécurité un peu trop gentil, à un majordome au flegme classique, à un directeur de la communication à l'apparence impeccable et à quelques mafieux pas doués. Les sentiments vont s'en mêler...

L'auteure confère, et c'est une force dans un roman qui se déroule dans un pays qui aime à se présenter comme celui de tous les possibles, un supplément d'intérêt à cette histoire de revanche familiale en donnant à voir l'impact que Leonie aura sur ses alliés: en ne montrant aucune crainte, elle les incite à se prendre en main à leur tour, à s'émanciper – on voudrait même dire "s'empouvoirer", afin de reprendre leur vie en main: tous ont leur zone d'ombre et Katherine, pleine aux as et manipulatrice on le sait, sait en jouer pour les fidéliser à leurs postes. Troublante voire fascinante aux yeux des hommes qui l'entourent (et l'auteure recrée parfaitement ces sentiments masculins mêlés, sans adopter une position jugeante), Leonie elle-même est saisie par l'auteure à cet âge où l'on peut grandir et mûrir beaucoup, à la sortie de l'adolescence. Et c'est aussi captivant de la voir évoluer et diriger ses troupes au fil d'intrigues malicieusement menées qui finiront par miner la superbe de Katherine.

Un tel roman ne saurait passer, bien sûr, à côté de thématiques aussi actuelles que l'obésité des Américains, volontiers caricaturée – une caricature qui sert d'introduction à quelques questionnements de bon sens sur le rapport des uns et des autres à la nourriture, entre craquages monstrueux (certaines descriptions de bouffe dégoulinent de gras et de sucres, l'auteure ne ménage pas ses effets!) et régimes alimentaires déprimants à force d'être sévères. On peut même imaginer que ses fluctuations de poids pourraient trahir une Leonie qui a choisi de jouer double jeu, baladée d'une situation à l'autre, entre autres au gré d'un enlèvement à la fois réussi et foireux (oui, c'est possible!). 

Chaque personnage aura évolué au terme d'"American Megalo", un roman qui rappelle que si en Amérique, tout est un peu plus grand (et gros, et cela ne concerne pas seulement les personnages: certains virages de l'intrigue sont énormes aussi, et ça roule quand même!), cela ne va pas sans quelques inconvénients que le lecteur découvre avec délices au fil de pages où l'auteure manie habilement l'outrance. On rit jaune, on rit noir, on se délecte. Et en lisant la dernière phrase du roman, on se demande si tout ce petit monde ne pourrait pas repartir pour un tour...

Lana Calzolari, American Megalo, Genève, Good Heidi Production, 2022. Illustration de couverture par Cédric Marendaz.

Le site de Good Heidi Production.


dimanche 26 novembre 2023

Dimanche poétique 616: Joannie Blais

Faculté d'oublier

Plus il y a de grains tombant dans le sablier
Plus le son s’amplifie dans mes tympans
Réveillant peu à peu l’image de tes bras ouverts à d’autre
Désireuse de s’y réfugier
Et toi se laissant convaincre avec le temps
Oui, ma tête t’a pardonné
Mon cœur, lui, essaye encore d’y arriver
Cette confiance, je la cherche au plus profond de moi
Souhaitant son retour, elle nous a une fois de plus abandonn
J’ai peur autant que je puisse t’aimer
Imagine à quel point je peux être terrifié
Ses efforts m’épuisent mais n’y change rien
Je voudrais m’accrocher à cette vérité
Qui sonne encore faux
D’être l’unique, la seule que tu puisses aimer
J’attends le sommeil
Pourvu qu’il ne tarde à arriver
Crois-moi, cette méfiance s’installe bien malgré moi
Malgré toute volonté
Je ne suis pas de celle qui ont cette faculté d’oublier

Joannie Blais. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 24 novembre 2023

Un serial killer au dix-septième siècle

Henri Gautschi – Il y a un serial killer à Genève... en 1604! Le tout dernier roman d'Henri Gautschi, "Crimes pour une croix", reconstitue le petit monde de ses deux premiers ouvrages pour composer une énigme policière historique bien ancrée dans cette époque qui suit de tout près l'épisode de l'Escalade. Une époque où les erreurs judiciaires peuvent s'avérer fatales, littéralement...

Voyons: des jeunes filles sont retrouvées mortes en des circonstances diverses et variées, mais violentes toujours, ayant trait au divertissement – on pense aux bals –, mal vu du côté de la Genève calviniste, mais toujours apprécié chez les catholiques qui ne sont pas si loin. Le modus operandi suggère qu'il n'y a qu'un seul coupable: à chaque fois, les victimes sont dépossédées d'une croix qu'elles portent en pendentif. Peu de valeur, mais c'est porteur de sens: y a-t-il simplement vol, ou est-ce autre chose?

Familier de cette époque, l'auteur en recrée les mentalités avec justesse. Tel personnage se révélera ainsi inquiet d'être soumis à la "Question" après avoir été soupçonné, ce qui vaut presque accusation voire jugement. Ce jeune homme, employé dans une maison honorable, pourra-t-il encore vivre son idylle avec une jeune fille du cru? 

Quant aux méthodes d'enquête utilisées par une police encore assez peu organisée, elles sont marquées par la torture, et "Crimes pour une croix" donne une scène particulièrement réaliste et marquante d'estrapade, appliquée à un jeune gars qui n'a pas la lumière à tous les étages. Un coupable commode, mais les crimes se poursuivront après son exécution... Il faudra deux ou trois indices supplémentaires, bien concrets, pour confondre l'assassin et suggérer, en sous-main, que la torture n'aboutit qu'à des drames.

Les personnages mis en scène par l'auteur sont tantôt attachants, tantôt détestables, ce qui lui permet de balader le lecteur d'un soupçon à l'autre: tel serviteur italien lubrique ne ferait-il pas un coupable parfait? Et cet ecclésiastique trop propre sur lui, auprès duquel on va à confesse même quand on est protestant, qui est-il vraiment? Quant à la faiblesse d'esprit, ne ferait-elle pas un prétexte parfait pour tuer dans un instant d'égarement décrété intolérable? 

Mené au rythme pian-pian mais décidé des marches à pied ou à cheval entre les villages de la campagne genevoise, "Crimes pour une croix" est un roman historique bien ficelé, structuré en chapitres plutôt courts et agréablement illustrés par l'auteur, qui donne à voir une fois de plus les us et coutumes d'une société ancienne, marquée par les clivages religieux entre catholiques et adeptes de la Réforme. Des clivages parfois plus insurmontables qu'il n'y peut paraître aujourd'hui, et certaines péripéties de ce livre sont là pour le rappeler.

Henri Gautschi, Crimes pour une croix, Genève, Encre Fraîche, 2023.

Le site des éditions Encre Fraîche.

Les deux premiers romans d'Henri Gautschi, dans le même univers:

- La nuit la plus longue.

- Clothilde, Au temps de la Saint-Barthélemy.