Chloé Falcy – La peinture la plus libre et l'entomologie la plus rigoureuse sont-elles des pratiques contradictoires ou complémentaires? La destinée de l'artiste et scientifique Eugène Gabritschevsky (1893-1979) démontre que l'une peut bien aller avec l'autre, jusqu'à la folie. Dans son roman "La mécanique des ailes", l'écrivaine suisse retrace librement son destin, de la Russie des tsars jusqu'à l'arrivée de l'humain sur la Lune, et au-delà.
L'itinéraire d'Eugène Gabritschevsky est celui d'un garçon russe issu d'une famille de la haute aristocratie. La romancière excelle à décrire la vie familiale et ses contraintes, et dessine en particulier de la mère d'Eugène le portrait d'une femme froide et contraignante, dédaigneuse des choses de l'art dès lors qu'il s'agit d'en faire son métier. Enfance et jeunesse sont aussi le temps des premiers émois, souvent sans retour, en particulier envers la gouvernante française.
Le versant scientifique de la personnalité du personnage n'est pas laissée de côté. Voici un homme qui vivra un peu dans l'ombre de son père, lui-même chercheur de grand renom, mais saura se passionner pour le monde foisonnant des insectes. C'est aux Etats-Unis que son destin s'accomplira, dans le domaine de la recherche génétique: les drosophiles seront son lot. Ce lot, l'autrice le voit obsédant, bourdonnant et douteux, s'introduisant jusque dans les moindres interstices de la vie d'Eugène Gabritschevski, rêves inclus.
"La mécanique des ailes" est en effet un roman onirique plus que technique, relatant avec bonheur ce qui peut envahir l'esprit halluciné d'un jeune homme travaillant plus que de raison à l'université de Columbia, suivant avec une grande attention la croissance et les moindres mutations de milliers de drosophiles. Ces rêves, la romancière en fait des œuvres d'art aux descriptions obsédantes, précises comme ces songes qui taraudent et qu'on préférerait oublier au matin. Car l'art est avant tout un rêve...
... Eugène Gabritschevsky y revient après un séjour en hôpital psychiatrique. C'est là qu'il devient, l'histoire de l'art l'atteste, un nom reconnu dans le domaine de l'art brut. Mais c'est déjà une autre histoire, comme si l'auteure avait souhaité relater avant tout la longue période de "gestation" qu'il a fallu, pour Eugène, avant d'assumer son art, loin d'une mère contraignante. Tout comme il faut beaucoup de temps à une chenille toute bête jusqu'à ce qu'elle devienne un magnifique papillon, mais que cette vie discrète se révèle malgré tout la partie la plus riche d'une destinée.
Construit en va-et-vient temporels entre le présent de l'artiste-scientifique à l'asile et son passé, "La mécanique des ailes" est un roman qui ne manque pas d'accrocher, pour peu qu'on s'habitue, mais ça va vite, à une écriture empreinte d'une grande poésie et d'une immense grâce. Eugène Gabritschevsky y apparaît comme un personnage ballotté à travers certaines vicissitudes de l'Histoire, telles que les Révolutions russes, que la paix studieuse des laboratoires de l'université de Columbia ne met pas à l'abri des tournants de vie les plus inattendus: les amours, une cuite au temps de la Prohibition, puis la décompensation psychique fatidique.
Chloé Falcy, La mécanique des ailes, Vevey, Hélice Hélas, 2025. Postface de Michel Thévoz.
Le site des éditions Hélice Hélas.
Egalement lu par Francis Richard.

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