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mercredi 3 décembre 2025

La grande manipulation... est l'affaire de tous!

JOULE

Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois – C'est devenu un classique de la psychologie sociale, paraît-il. Et le "Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens" fait partie de mes envies de lecture depuis un certain temps. Enfin, j'ai pris le temps de le parcourir, dans sa version de 2014 (il est régulièrement réédité et adapté; gageons qu'il n'y a pas de cabines téléphoniques dans les versions les plus récentes), et il n'y a pas de quoi être déçu, bien au contraire. Certes, ils ne sont pas nommés en biographie; mais il est permis de penser, au fil des pages, au Dale Carnegie de "Comment se faire des amis" ou, dans une moindre mesure, au Christian Morel du cycle des "Décisions absurdes".

Pas de recette miracle pour décrocher le gros lot à tous les coups là-dedans, certes. Mais les auteurs s'attachent à analyser des tactiques comportementales que tout un chacun applique au quotidien (oui, vous aussi!) pour faire agir un tiers selon ses volontés, et parfois à dessiner des schémas pour les optimiser. La deuxième partie du titre, "à l'usage des honnêtes gens", est importante: les auteurs ne sont pas des pousse-au-crime, et ne sauraient cautionner des attitudes franchement toxiques. 

Les tactiques évoquées pour faire en sorte que l'autre agisse selon ce que l'un attend rappellent souvent des techniques de vente. Elles empruntent aux biais, par exemple celui de simple exposition, ou à des jeux avec les sentiments: demander peu pour commencer, avant de demander davantage, devient ainsi ce que les auteurs appellent un "pied dans la porte", et ça marche! Cela semble fonctionner dans le sens inverse aussi: demander l'impossible pour obtenir quelque chose de réaliste, c'est la technique de la "porte au nez". 

Selon les auteurs, tout cela repose sur des phénomènes tels que l'effet de gel: dès lors qu'on s'engage dans une voie, on aura de la peine à s'en sortir, par simple fidélité à soi-même. Les auteurs relèvent que si ça marche pour des individus, ça fonctionne pareil au niveau des pays: on pense à l'entêtement des Etats-Unis lors de la guerre du Vietnam.

Cela dit, la politique internationale tient très peu de place dans ce "Petit traité de manipulation": les auteurs se concentrent avant tout sur les attitudes interpersonnelles du quotidien, avant de conclure sur une ouverture vers le marketing. Pour illustrer les comportements décrits, et c'est astucieux d'un point de vue pédagogique, ils ont créé le personnage attachant de Madame O., qu'ils placent dans des situations diverses et variées où elle se trouve manipulée par les uns et les autres: un marchand de vêtements, un spam, ou même des amis et connaissances. Il lui arrive même de manipuler son propre mari, pas souvent présent auprès d'elle, métier oblige... ou de se laisser manipuler par lui.

Ce souci de pédagogie, teinté d'humour à l'occasion, honore les auteurs: avec "Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens" excelle à théoriser et à vulgariser, sur la base de fondements scientifiques solides, des attitudes que chacun a pu éprouver, dans un sens comme dans l'autre: l'idée sous-jacente, à chaque fois, est celle, apparemment paradoxale, de la "soumission librement choisie". Des procédés tels que l'étiquetage (flatter bassement son interlocuteur) ou le rappel signalé à l'autre qu'il est libre y contribuent. Pour mieux se comprendre et comprendre ses semblables, voilà bien un livre à découvrir! 

Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2014.

Le site des Presses universitaires de Grenoble.

dimanche 30 novembre 2025

Une intrigue policière sous la lune

LUNE

Clémentine M. Charles – Que peut-on faire lorsqu'on a été mise au placard, reléguée dans les confins d'un empire? Mener l'enquête! Dans le but d'une illusoire rédemption, c'est l'activité à laquelle s'adonne Lissia Aldoressan, dite Do, générale quelque peu alcoolique tombée en disgrâce. "La Lune s'en moque" relate son exil dans une région aux confins de l'empire qu'elle a servi longtemps, et illustre une motivation que le lecteur ne peut que saluer. Cela, dans l'esprit de la Dark Fantasy.

En tournant les pages, le lecteur se trouve en effet plongé dans l'ambiance particulière, très personnelle, que la romancière met en place. Il est permis d'y voir la récréation d'un passé de fantaisie, si l'on songe à l'absence de technologie ou à des costumes militaires à l'ancienne. Il ne sera en revanche pas question d'éléments futuristes complexes. Il n'empêche: tel qu'il est écrit, "La Lune s'en moque" pourrait aussi se dérouler dans un avenir imaginaire, radicalement post-technologique. 

C'est dans ce monde parallèle à la temporalité floue, dépourvue des repères historiques coutumiers du lecteur, que l'intrigue se développe. Et le terrain se révèle aride dans cet univers organisé en fonction de structures claniques entretenant entre elles de fragiles équilibres, peuplé par ailleurs de personnes peu bavardes, et où prospère un système religieux fanatisé autour de croyances lunaires. Pourtant les morts se succèdent...

"La Lune s'en moque" constitue le développement en roman d'une nouvelle de l'auteure. Son originalité, et ce qui en fait aussi un roman accessible même aux lecteurs peu familiers de la Dark Fantasy, c'est de développer son intrigue selon les règles du roman policier, avec ses obstacles, ses doutes et ses coups de théâtre. Une succession de lettres vient s'intercaler entre les chapitres afin d'indiquer au lecteur comment Do en est arrivée là – et apporter une rupture rythmique bienvenue.

Et même si la narration s'avère assez lente, par souci de dessiner un univers totalement imaginé et propice à l'évasion par la lecture, le lecteur vient à bout de cette histoire dense, cohérente et travaillée en profondeur, qui apporte aussi le lot de scènes violentes presque inhérent au genre. Cela, sans oublier quelques personnages pittoresques, ni des aspects originaux, comme cet interrogatoire faussement pépère, mené avec finesse et sans souci apparent de nudité, dans les remous d'un bain thermal...

Clémentine M. Charles, La Lune s'en moque, Saint-Etienne, Les Titanides, 2025, préface d'Estelle Faye.

Le site des éditions Les Titanides.

Dimanche poétique 719: Nathan Erdrek

Partir

Partir ! Oui me direz-vous, mais pour aller où ?
Je répondrai sortir seulement de son trou,
Partir tout bonnement, prendre le train en marche,
Emprunter l’avion ou sauter dans une arche.

Pour aller à Moscou, des fois à Tombouctou,
Encor qu’aux environs à Nogent le Rotrou ;
D’un pas de sénateur ou comme un patriarche,
L’important c’est bouger, d’en avoir la démarche.

Avant la fin du monde, il faut se dépêcher,
Après viendra noël, le nouvel an, c’est chez ?
Nous verrons bien alors. Qui seront les convives ?

Je n’en démordrai pas et ne veux rien lâcher,
Pourquoi rester terré sans ruer, ni broncher,
Alors demain je pars, ceux qui m’aiment me suivent.

Nathan Erdrek. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 28 novembre 2025

Laurent Bihl: les bistrots en France, c'est toute une histoire!

BIHL
Laurent Bihl – Ce soir, c'est la tournée des grands-ducs! Une tournée qui va aller au travers des âges, du dix-huitième siècle français jusqu'à aujourd'hui voire demain. Avec l'historien Laurent Bihl, l'excursion sera savoureuse, ample aussi: l'ouvrage qu'il a écrit sur les débits de boissons au fil des âges, "Une histoire populaire des bistrots", pèse près de 800 pages. 

Pas de gueule de bois à craindre, pourtant: la lecture de ce livre riche en anecdotes épatantes (relatant entre autres les origines du chant de "L'Internationale", né dans le contexte de chorales solidaires nommées "goguettes") s'avère accessible, instructive et riche en surprises. Il y a aussi quelques mises en question, par exemple sur la (trop) célèbre étymologie du mot "bistrot" attribuée au mot russe "быстро" qui signifie "vite", ou des précisions terminologiques d'intérêt: les noms désignant les établissements publics où l'on sert des rafraîchissements sont légion en français, et tous ont leur spécificité.

Faisant démarrer son travail historique au mitan du dix-huitième siècle, l'auteur tient sa ligne directrice historique: lieux où les esprits s'échauffent à grand renfort de café et d'alcool, les bistrots sont considérés depuis longtemps en France comme des lieux potentiellement subversifs, à surveiller de près. L'auteur retrace en conséquence l'évolution du droit applicable aux établissements publics. On pense aux règles contraignantes relatives aux apéritifs anisés (ou non, mais la méfiance est là, et si Laurent Bihl donne des pistes dans son livre, l'apéro en France, avec ses enjeux, ombres et lumières, mériterait une histoire à lui seul), aux horaires d'ouverture, et il est permis de voir, entre les lignes de l'auteur, la description d'un Etat français oscillant entre flicage brutal et paternalisme intéressé.

Le lecteur parcourra avec intérêt le rôle joué par les Auvergnats dans le développement de la cafétérie et de la restauration parisienne, qui va jusqu'à la mise en place de prix littéraires qui, nés dans les profondeurs du vingtième siècle, existent encore aujourd'hui. C'est là qu'on en apprendra davantage aussi sur les brasseries historiques de Montparnasse; l'auteur en regrette cependant l'évolution actuelle, qui consiste en un figement où seuls les prix évoluent, tendanciellement vers le haut. "Le Dôme", "La Rotonde", "La Coupole": vous en avez peut-être fait l'expérience... et les fantômes des célébrités qui les ont hantés, les Hemingway et consorts, ont peut-être pu vous paraître bien loin.

Adossé entre autres aux travaux de Didier Nourrisson, l'historien s'intéresse aussi au statut des personnes qui hantent les bistrots, qu'il s'agisse d'ouvriers au sortir de l'usine, goûtant sans mesure à l'absinthe et à des vins où il y a davantage d'additifs que de raisin, ou de grands bourgeois s'enivrant (sans mesure non plus) au champagne: l'alcoolisme des uns est-il meilleur que celui des autres? L'auteur suggère une hiérarchie, du point de vue social, que la médecine contredirait bien sûr. Et aujourd'hui? L'auteur se montre critique envers la sévérité de la législation française d'aujourd'hui, qui invoque la lutte contre l'alcoolisme: aujourd'hui, selon lui, les jeunes s'enivrent chez eux avec des breuvages achetés au supermarché, parce que c'est moins cher. Dès lors, selon lui, le champ de cette bataille n'est plus tant le bistrot que d'autres lieux, moins contrôlés, où l'on se procure puis où l'on consomme des vins et spiritueux.

Un tel ouvrage ne saurait se terminer par un chapitre sur les perspectives des bistrots, considérés comme des institutions. Centrée sur la France, cette étude envisage la raréfaction des "Licences IV" comme porteuse d'un risque de disparition des bistrots, pourtant lieux de socialisation dans des espaces qui, sur le territoire français, en manquent cruellement. L'auteur évoque aussi l'émergence des bistrots associatifs comme un avenir possible; il est dommage qu'il passe sous silence le conflit larvé entre le modèle traditionnel de restauration, très normé, et le modèle associatif, nettement plus libre, ce qui permet une forme de concurrence pas toujours considérée comme loyale.

Avec "Une histoire populaire des bistrots", l'historien poursuit et complète l'œuvre de son père Luc Bihl, auteur de "Des tavernes aux bistrots : une histoire des cafés" (1997). Volontiers conteur, Laurent Bihl associe brillamment la petite et la grande histoire et fait alterner avec bonheur les lames de fond et les anecdotes. Richement documenté, son ouvrage retrace l'aventure d'un ensemble de professions: patrons, restaurateurs, garçons de café (oui, même le caractère, euh, typique des garçons de café parisiens a une histoire!), etc. La place des femmes n'y est pas non plus oubliée, qu'elles soient derrière le bar, en salle pour le service (avec une porosité quelque peu taboue avec la prostitution) ou comme clientes, parfois mises à l'écart de lieux propices à la bagarre, donc considérés comme dangereux pour elles. 

Bref, "Une histoire populaire des bistrots", c'est de la belle ouvrage, instructive en diable, à lire, pourquoi pas, accoudé au zinc d'un bistrot de quartier: ce livre fonctionnera dès lors comme accélérateur de sociabilité, ce qui est toujours sympa à prendre.

Laurent Bihl, Une histoire populaire des bistrots, Paris, Nouveau Monde Editions, 2023. Préface de Pascal Ory.

Participation in extremis au défi "Sous les pavés, les pages" d'Ingannmic.

jeudi 27 novembre 2025

Pleins gaz sur Angoulême avec le Poulpe et sa fille

DARNAUDET

François Darnaudet – Vous avez connu le Poulpe, connaissez-vous sa fille putative? Dans "Syd Barrett, husky et p'tites BD", le lecteur la voit se lancer dans une intrigue à laquelle son père est mêlé. Et le début ne fait pas dans le détail: en plein festival de la bande dessinée, un mort, Achille Poireau, bouquiniste, a été trouvé à Angoulême, attaché à la statue d'Hergé. Sa copine est inconsolable... et l'enquête commence, Gabriella et Gabriel Lecouvreur y entremêlant leurs talents.

On se souvient que, quitte à lasser à force de prévisibilité, les romans de la série historique du Poulpe mettaient en scène un enquêteur hors norme à la poursuite des fachos. Si l'on en croit "Syd Barrett, husky et p'tites BD", la nouvelle série orientée autour de la fille de Gabriel Lecouvreur a su dépoussiérer le genre, en particulier en apportant de la nuance dans le schéma manichéen qui prévalait auparavant. 

Cet opus, le onzième de la nouvelle série, ne manque pas, en effet, de dialogues pour évoquer l'idée que les fachos ne sont pas forcément là où l'on croit: peut-on être un anarchiste individualiste ou faut-il jouer collectif? Et si, horresco referens, Gabriel Lecouvreur était... de droite? Ces enjeux concernent aussi Gabriella, ce qui implique la mise en scène d'une distance générationnelle au niveau idéologique. Ce qui peut orienter l'enquête.

Celle-ci, en effet, n'est pas dépourvue de colorations politiques: derrière le bouquiniste, c'est un commerce de bandes dessinées lourdement nimbées de pétainisme qui se dessine. Et les artistes ont parfois su retourner leur veste au bon moment! Pour l'écrivain, c'est l'occasion d'exhumer des dessinateurs talentueux mais oubliés – authentiques cependant, une postface biographique en atteste – exerçant également dans le genre érotique à l'italienne, ce qui a valu plus d'un émoi à tel ou tel personnage du roman.

Avec "Syd Barrett, husky et p'tites BD", l'écrivain François Darnaudet campe une intrigue impeccable, relatée avec un zeste d'humour. On y croise quelques personnages pittoresques tels que l'homme-pull, redoutable en débats comme en descente d'alcool. Quant à Gabriel Lecouvreur, il apparaît comme un personnage légèrement dépassé mais qui en veut encore: on le voit en sexygénaire séduisant deux jeunes femmes queer délurées d'Angoulême, menant sa part d'enquête comme il pilote son side-car aux masses déséquilibrées: toujours aux limites de la sortie de route. On relèvera que de marque soviétique "Ural", ce side-car ne manque pas d'évoquer l'avion Polikarpov que le Poulpe bichonne dans la série éponyme.

Et sa fille, alors? A l'instar de Gabriel Lecouvreur, Gabriella joue avec les identités. Le lecteur découvre en elle une femme talentueuses presque à l'excès, polyglotte, combative, intuitive et parfaitement badass. Autant dire que "Syd Barrett, husky et p'tites BD" s'avère un roman rythmé, plutôt allegro dans l'humeur, où deux personnages complémentaires et rock'n'roll mènent leur enquête avec succès. Une enquête colorée par la présence de Monsieur Gracq, un husky très attachant... au moins autant que les séances de shibari qui constituent l'une des péripéties de ce solide polar.

François Darnaudet, Syd Barrett, husky et p'tites BD, Paris, Moby Dick, 2025.

Lu par 813.


dimanche 23 novembre 2025

Dimanche poétique 718: Stéphane Mallarmé

Le sonneur

Cependant que la cloche éveille sa voix claire
A l'air pur et limpide et profond du matin
Et passe sur l'enfant qui jette pour lui plaire
Un angelus parmi la lavande et le thym,

Le sonneur effleuré par l'oiseau qu'il éclaire,
Chevauchant tristement en geignant du latin
Sur la pierre qui tend la corde séculaire,
N'entend descendre à lui qu'un tintement lointain.

Je suis cet homme. Hélas ! de la nuit désireuse,
J'ai beau tirer le câble à sonner l'Idéal,
De froids péchés s'ébat un plumage féal,

Et la voix ne me vient que par bribes et creuse !
Mais, un jour, fatigué d'avoir enfin tiré,
Ô Satan, j'ôterai la pierre et me pendrai.

Stéphane Mallarmé (1842-1898). Source: Bonjour Poésie.

dimanche 16 novembre 2025

Dimanche poétique 717: Emile Nelligan

Mazurka

Rien ne captive autant que ce particulier
Charme de la musique où ma langueur s'adore,
Quand je poursuis, aux soirs, le reflet que mordore
Maint lustre au tapis vert du salon familier.

Que j'aime entendre alors, plein de deuil singulier,
Monter du piano, comme d'une mandore
Le rythme somnolent où ma névrose odore
Son spasme funéraire et cherche à s'oublier !

Gouffre intellectuel, ouvre-toi, large et sombre,
Malgré que toute joie en ta tristesse sombre,
J'y peux trouver encor comme un reste d'oubli,

Si mon âme se perd dans les gammes étranges
De ce motif en deuil que Chopin a poli
Sur un rythme inquiet appris des noirs Archanges.

Emile Nelligan (1879-1941). Source: Bonjour Poésie.

samedi 15 novembre 2025

Cœur de pierre, cœur de chair: entre crimes et lumières

TRUEB

Vanessa Trüb – Cœur de pierre: tout un chacun a en tête cette image d'inhumanité héritée de l'Ancien Testament et passée dans le langage commun. C'est sur cet imaginaire que l'écrivaine Vanessa Trüb, également pasteure dans le canton suisse de Vaud, construit une intrigue policière aux couleurs sombres. Son titre? "De pierre et de chair". 

De la part de l'auteure, le titre de cette fiction est tout un programme, vu que le cœur de la victime dont il sera question tout au long de l'intrigue a bel et été remplacé par un caillou.

Secrets de famille

Si la romancière assume un moindre réalisme lorsqu'elle décrit le mode de fonctionnement de la police (on pense à la facilité à laquelle Nathan Redlink, l'enquêteur, cède au charme de la pasteure Viviane, qui peut pourtant presque passer pour une suspecte), elle s'attache à développer de manière crédible et approfondie un secret de famille étendu sur quatre générations. 

Ce secret de famille, elle le relate de manière intrigante et anonymisée, mettant en scène des personnages masqués aux actes terribles: il est question d'enfance et de jeunesse placée, de viols incestueux résultant en une généalogie chahutée, et d'une femme sociopathe. Ainsi se développe la structure duale, classique, de "De pierre et de chair", mettant en parallèle, dans des chapitres distincts, les agissements d'un criminel et les tâtonnements de la police. Le suspens est-il total? Pas tout à fait: en page 189, l'auteure met en lumière, juste un peu trop, le personnage anonyme par lequel tout est arrivé.

La vie d'une paroisse protestante

"De pierre et de chair" excelle lorsqu'il s'agit de donner à voir certaines situations et certains enjeux liés à l'église réformée du canton de Vaud, dans sa version villageoise. La pasteure Viviane apparaît comme la vectrice d'une lecture progressiste de la Bible et du message du Christ. En parlant de Dieu comme un "Père-Mère", en particulier, elle est le reflet de débats récents survenus au sujet du genre du Dieu des chrétiens. 

On trouve aussi, chez elle, ce goût des rituels à bases de bougies qui peuvent paraître dérisoires ou gentillets. Reste cependant que par-delà les formes et convenances, Viviane, belle femme, sait animer sa paroisse, et se révèle constamment fidèle à elle-même et à sa religion, sans compter ses pulsions: l'amour est son moteur. Elle tranche avec ses prédécesseurs, pasteurs rigides et, le lecteur le découvre peu à peu, parfaits tartufes.

Sombre crime

Il est sombre, le crime qui ouvre "De pierre et de chair", et ce qu'il révèle au fil de l'enquête menée par Nathan Redlink et son équipe est pour le moins glaçant. En plaçant son intrigue à la fin de l'automne, cependant, la romancière s'offre une belle opportunité de créer ponctuellement des plages de lumière annonciatrices de la fête de la Nativité: le rite des Feux de l'Avent, tout comme les biscuits de saison, entre autres, y contribuent.

"De pierre et de chair" se pare ainsi, au fil d'une intrigue aux pistes vraies ou fausses mais bien soignées, des couleurs de Noël. Ces couleurs font habilement réponse à un contexte des plus noirs, greffé dans un environnement villageois vaudois qui, derrière ses aspects paisibles, cache plus d'un terrible secret.

Vanessa Trüb, De pierre et de chair, Lausanne, Favre, 2025.


mardi 11 novembre 2025

Au temps des hérésies, quand Ogoz n'était pas encore une île

MAILLARD

Alain Maillard – C'est au treizième siècle que se déroule "Hérésie, mon amour" d'Alain Maillard. C'est le temps des hérésies et des débuts de l'Inquisition, mais aussi des Croisés. L'écrivain relie ces éléments historiques, y mêle un brin de fiction et compose une intrigue solide qui se noue du côté de Montsalvens, quelque part entre les villages suisses de Charmey et de Broc, où se trouvent encore des ruines qui auraient pu abriter certains épisodes déterminants de ce roman.

Les hérétiques? Ici, ce sont les vaudois, inspirés de la doctrine de Valdès, soucieuse d'un christianisme plus pur, avide de pauvreté et de contact direct avec Dieu via les Saintes Ecritures traduites en langue vernaculaire, sans passer par l'Eglise, perçue comme rigide et ayant perdu ses idéaux – un goût de Réforme avant l'heure! L'intervention d'un personnage qui a fait les Croisades, Odon d'Ogoz, permet à l'auteur d'évoquer tout un monde d'exégèses qui évolue en parallèle à un catholicisme centré sur lui-même et réfractaire à toute contradiction. 

Dès lors, "Hérésie, mon amour" est riche en questionnements religieux, animés par des personnages avides de débats sincères ou intéressés: si Rodolphe le Bougre, inquisiteur sévère s'il en est (il inquiète même sa hiérarchie), ne cherche qu'à piéger les vaudois qu'il doit juger en vue d'une condamnation au bûcher, Odon d'Ogoz, vieillard acquis à la pratique vaudoise, apparaît comme un homme large d'esprit, capable de puiser le meilleur dans les idéologies religieuses qu'il a pu côtoyer – même l'islam des Sarrasins. Les lettres qu'il écrit à Gauthier en témoignent, et l'auteur prend le soin de leur donner une musique particulière, doucement archaïque, qui prend le contrepoint d'une narration romanesque savoureuse.

Car oui: créer un roman uniquement sur des débats religieux aurait été fort aride. Mais l'auteur sait aussi raconter une véritable intrigue, passionnante, teintée d'épisodes sentimentaux forts. On pense bien sûr à la communion entre les âmes de Jehanne, belle femme d'âge mûr acquise à la foi des vaudois, charismatique, peut-être sorcière (l'auteur n'utilise pas ce terme, mais Jehanne agit largement comme telle) et à ce titre considérée comme une meneuse du groupe des vaudois, et d'Odon. L'auteur sait aussi se souvenir du duel légendaire qu'Odon d'Ogoz a mené contre un rival et qui a tué la femme qui constituait l'enjeu du duel: en conférant à cet épisode un contexte et de la chair, l'écrivain le rend pour ainsi dire véridique aux yeux du lecteur. Une authenticité distanciée: par cet aspect, l'auteur fait revivre le village de Pont-en-Ogoz, aujourd'hui englouti sous les eaux du lac de la Gruyère, dont seules dépassent les deux tours d'un château en ruine (voir la couverture du livre), juchées sur ce qui est aujourd'hui une île. 

Enfin, la rumeur de miracles survenus à Lausanne sous l'égide de la Vierge Marie (nous sommes avant la Réforme, pour mémoire) vient conférer à l'intrigue une note de fantastique pétrie de doute: l'un des personnages féminins du roman paraît certes miraculé, mais a-t-elle simulé pour échapper à un mariage dont elle ne voulait pas? Cette piste narrative, le lecteur la suit aussi avec intérêt. 

"Hérésie, mon amour", peut ainsi paraître court comme roman, mais qu'on ne s'y trompe pas: l'auteur a su construire une intrigue riche, accrocheuse grâce à des chapitres courts dont la musique est entrecoupée de manière bienvenue par le rythme particulier des lettres d'Odon. Bien documenté, ce roman réussit à recréer, entre aspects historiques réels, suppositions et éléments imaginés, toute une époque, avec ses mentalités et ses ambiances. Les décors même sont soignés, tant par les descriptions que par la manière dont l'auteur relate ce qu'ils évoquent dans le cœur et l'âme des personnages qu'il met en scène.

Alain Maillard, Hérésie, mon amour, Lausanne, Favre, 2025.

Le site des éditions Favre.

Lu par Philippe Poisson.

dimanche 9 novembre 2025

Dimanche poétique 716: Victor Segalen

Stèle provisoire

Ce n'est point dans ta peau de pierre, insensible, que ceci aimerait à pénétrer ; ce n'est point vers l'aube fade, informe et crépusculaire, que ceci, laissé libre, voudrait s'orienter ;

Ce n'est pas pour un lecteur littéraire, même en faveur d'un calligraphe, que ceci a tant de plaisir à être dit :

Mais pour Elle.

*

Vienne un jour Elle passe par ici. Droite et grande et face à toi, qu'elle lise de ses yeux mouvants et vivants, protégés de cils dont je sais l'ombre ;

Qu'elle mesure ces mots avec des lèvres tissées de chair (dont je n'ai pas perdu le goût), avec sa langue nourrie de baisers, avec ses dents dont voici toujours la trace,

Qu'elle tremble à fleur d'haleine, – moisson souple sous le vent tiède, – propageant des seins aux genoux le rythme propre de ses flancs – que je connais,

*

Alors, ce déduit, enjambant l'espace et dansant sur ses cadences ; ce poème, ce don et ce désir, –

Tout d'un coup s'écorchera de ta pierre morte, oh ! précaire et provisoire, – pour s'abandonner à sa vie,

Pour s'en aller vivre autour d'Elle.

Victor Segalen (1878-1919). Source: Bonjour Poésie.

samedi 8 novembre 2025

Bonnes nouvelles des planètes

THOMAS
Jean-François Thomas – Quinze textes de science-fiction pour un recueil peu banal: c'est le programme de "Magiciennes dentelées et autres récits" de Jean-François Thomas. Après plusieurs romans, dont "Le Cri du lézard", l'écrivain s'y essaie aux formes courtes de la littérature, avec beaucoup de qualités. Mentionnons d'emblée la plus forte d'entre elles: cette capacité à recréer en peu de pages des mondes lointains et à les rendre accessibles même à des lecteurs peu férus de science-fiction. Cela, avec une écriture généralement fluide et soucieuse de réalisme.

"Magiciennes dentelées et autres récits" est traversé par la question de l'habitabilité de mondes lointains, qu'on peut percevoir comme le miroir de la possibilité même d'habiter sur Terre. Aucune planète n'est jamais vraiment hostile pour l'auteur, mais elle n'est pas non plus forcément accueillante. Amené à découvrir cette ambivalence, le lecteur sera surpris par exemple par ce qui empoisonne la vie des colons terriens dans "Les tubercules de Trivia", ou par la duplicité astucieuse des habitants de Chakrouar III dans la nouvelle éponyme. Cette question de l'habitabilité se prolonge dans "Bon débarras", malicieuse évocation d'un personnage féru de bricolage: et si la science-fiction pouvait raconter le recyclage?

Situées sur Terre, les nouvelles "Magiciennes dentelées" et "Stupre et faction" marient les genres à leur manière. L'intrigue de "Magiciennes dentelées", construite sur un fond écologiste et structurée comme une intrigue policière, ne manque pas de surprendre le lecteur, attrapé par une explication scientifique. Quant à "Stupre et faction", son ambiance rétro et délicieusement sexy, inspirée sans doute de la tradition des "No Pants Day", résonne avec les aïeux français du polar: Maurice Leblanc et Gaston Leroux. On en viendrait à aimer le narrateur, redresseur de torts autoproclamé, aux prises avec un certain professeur Tumlassus... et l'on se souvient bien sûr, avec un sourire en coin, de l'artiste Spencer Tunick.

Il est utile de relever encore que, en plus de nouvelles classiques habilement développées qui assument leur lien avec la Suisse à l'occasion, entre autres à travers une onomastique cosmopolite qui n'oublie pas la nation à la croix blanche, l'écrivain place dans son recueil "Magiciennes dentelées et autres récits" une brassée inattendue de poèmes de science-fiction. L'alexandrin n'y est pas toujours parfait, mais sa seule impression suffit à créer une musique à l'oreille du lecteur de "J'ai croisé des vaisseaux". Humaniste enfin, le poème "Réfugiés" interpelle le lecteur une dernière fois dans le livre: que ferais-tu si des extraterrestres demandaient l'asile à la Terre? 

Voilà qui donne à réfléchir, une dernière fois, après tant de textes dont la tonalité se révèle inquiète à plus d'une reprise: s'il n'est plus possible de vivre tranquilles sur Terre, où dans l'univers sera-t-il possible de le faire, et à quel prix?

Jean-François Thomas, Magiciennes dentelées et autres récits, Vevey, Hélice Hélas, 2025.

Le site des éditions Hélice Hélas.


dimanche 2 novembre 2025

Dimanche poétique 715: Catherine Balaÿ

Soupape

J'ai envie d'sortir d'ma soupape
Y a un garçon qui m'attend
Partout je vais et je me tape
Et la paroi s'en va glissant

Un cri de guerre qui me frappe
Déterre la hache du tourbillon

Ma terre est vide, ton sang m'rattrape
Déterre la hache du tourbillon

Mon monde va s'éclairant

La vie me tourne, je me tâte
Avancer devient mon blason
Sa terre s'fait mienne
Sa vie m'échappe
Faut que je sorte de ma prison

J'y étais bien, vive les colacs
Mais trop petite pour l'ambition
D'une nana aimant cravate,
Sourire de lynx et diapason

L'enfant en moi rechigne à l'acte
mais la femme sort à coups de talon
Et franchit toues les étapes
Pour te gagner, beau trublion

L'enfant va s'éclipsant

Je te rejoins... pressons pressons
Le nourrisson devient chanson
Je te rejoins... allons allons
Pas de terreur: il est sur l'pont.

Catherine Balaÿ, Mademoiselle ne sert à rien, Saint-Etienne, Abribus, 2012/2025.

jeudi 30 octobre 2025

Mademoiselle, aimante et bien dans ses santiags

BALAY
Catherine Balaÿ – Entre nouvelle et poésie, le cœur de l'écrivaine stéphanoise Catherine Balaÿ balance, tout comme sa plume. Mêlant les deux genres, son recueil d'écrits "Mademoiselle ne sert à rien" a connu une première publication en 2012; il a été réédité en 2025, à 20 exemplaires, aux éditions stéphanoises Abribus: avis aux collectionneurs! Un avis d'autant plus important que le lecteur, avant même de le collectionner, ressortira vivifié de ce court ouvrage.

Que les textes soient en vers ou en prose, en effet, la romancière trouve toujours moyen d'accommoder, en travaillant ses écrits, le rythme de son propos. Cela passe bien sûr, on le remarque dès "Soupape", poème liminaire qui donne le ton du livre, sculpté en jouant de l'apostrophe avec adresse. Dans le même esprit, quelques apocopes et tours de langage finissent de conférer à "Mademoiselle ne sert à rien" une manière d'oralité tout à fait personnelle, empreinte de fraîcheur.

Les nouvelles sont marquées par une appétence certaine pour les jeux de mots et pour l'imaginaire qu'ils font naître. Une sœur au look gothique impressionnant donne ainsi le ton dans "L'aut'mordue de la mort", portrait littéraire joueur qui aime creuser l'imaginaire du noir, du blanc, voire du rouge. Cela, en évitant le jeu facile de la séduction gothique: le personnage portraituré n'a guère un physique agréable. Ce qui permet à l'auteure d'aborder une autre question, classique mais judicieuse: celle de la femme d'aujourd'hui, naviguant entre les stéréotypes et les jeux de rôles et d'injonctions sociales – de beauté, entre autres.

Pièce de bravoure du recueil, "Madame" évoque une théière, ni plus ni moins. Dès l'incipit, et même si les voies semblent diverger par la suite, force est de penser à la nouvelle "Le mannequin" qui ouvre le recueil "Instantanés" d'Alain Robbe-Grillet. Mais alors que le héraut du Nouveau Roman s'astreint à un style à l'extrême sobriété, l'auteure de "Mademoiselle ne sert à rien" choisit de faire chanter les mots sans retenue, de leur donner une saveur, dans une musique qui n'oublie pas la sensualité toute maternelle d'une théière grosse des thés qu'elle va verser, jaunes au fond de leur tasse, à ceux qui vont en goûter.

Au fil des textes, le lecteur découvrira encore un début dans la vie d'une femme, symbolisé par un déménagement mené par des hommes et qui, mine de rien, questionne la distribution des rôles sociaux en fonction des sexes de chacune et chacun – et, plus généralement, parfois, la simple quête d'une utilité sociale: Mademoiselle, en qualité de narratrice jeune femme plus ou moins bien dans ses santiags, sert-elle à quelque chose à l'orée de sa vie adulte? A aimer, à travailler, à faire du thé, à considérer l'islam qui affleure çà et là? Quant aux poèmes, ils expriment par la voie du cœur les états d'âme d'une femme aimante. Ce qui est aussi une noble manière de chercher du sens, exprimée avec des mots qui touchent avec tendresse, justesse et franchise.

Catherine Balaÿ, Mademoiselle ne sert à rien, Saint-Etienne, Abribus, 2012/2025.

Le blog des éditions Abribus.

dimanche 26 octobre 2025

Dimanche poétique 714: Clément Marot

De celui, qui est demeuré, et s'amie s'en est allée

Tout à part soi est mélancolieux
Le tien servant, qui s'éloigne des lieux,
Là où l'on veut chanter, danser et rire :
Seul en sa chambre il va ses pleurs écrire,
Et n'est possible à lui de faire mieux.

Car quand il pleut, et le Soleil des Cieux
Ne reluit point, tout homme est soucieux,
Et toute bête en son creux se retire
Tout à part soi.

Or maintenant pleut larmes de mes yeux,
Et toi, qui es mon Soleil gracieux,
M'as délaissé en l'ombre de martyre :
Pour ces raisons, loin des autres me tire,
Que mon ennui ne leur soit ennuyeux
Tout à part soi.

Clément Marot (1497-1544). Source: Bonjour Poésie.

samedi 25 octobre 2025

Deux amoureux déterminés par l'Histoire

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Yves Paudex – L'amour et les déterminismes familiaux peuvent-ils faire bon ménage? Les secrets de famille gagnent-ils à être débusqués? "Du sang sur les miens" apporte à tous ces questionnements des réponses nuancées et détaillées à partir de la destinée de David Dormond, dit DaDo, et d'Angelika Lindell, dite Angie. Et comme il s'agit d'un thriller, l'auteur conduit son lectorat à travers les zones d'ombre les plus terribles de ses personnages et, à travers ceux-ci, de la grande Histoire. 

En effet, rien n'aurait dû rapprocher David Dormond, photographe juif né d'un père ténor du barreau défunt avant l'âge et petit-fils d'un aïeul mort à Mauthausen, et Angelika Lindell, descendante d'un officier SS qui a peut-être tué de ses mains l'ancêtre de David. Des éléments qui finissent par se savoir, d'autant plus que David, subjugué par le mal, se montre curieux, jusqu'à l'excès, face à une Angie qui n'est elle-même pas en paix avec son histoire familiale. Et qu'il s'intéresse aussi à l'histoire de sa propre famille, qui a à nouveau eu maille à partir avec l'avocat Dormond après la Seconde guerre mondiale.

L'auteur a ses ressources pour relater l'horreur nazie, assumée et pratiquée par l'un des personnages: il cite les Mémoires qu'il a écrits, glaçants dans leur souci du détail réaliste relaté avec la simplicité de celui qui se sent dans son droit. Solidement documenté (on pense aux épisodes en Lituanie, à rapprocher du "Journal de Ponary" de Kazimierz Sakowicz), cette partie du texte s'intéresse aussi au recyclage des anciens nazis, évoquant entre les lignes une dénazification pas toujours impeccable, même en Allemagne. Quant à l'ascendance masculine d'Angelika Lindell, un gros angiome mal placé semble servir, symboliquement, de marque d'infamie.

"Du sang sur les miens" est structuré autour du cycle d'une histoire d'amour, ce qui rend les deux personnages principaux attachants, avec leurs qualités et leurs défauts. Celle-ci permet par ailleurs à l'écrivain de développer un récit à la tension grandissante qui se développe, jusqu'à sa difficile issue, en creusant la noirceur de l'humanité. 

Une noirceur insoupçonnable a priori dans le décor que l'écrivain a choisi pour son intrigue: il n'y a rien de plus pénible que les vignes et les villages de Lavaux, où certains personnages se révèlent aussi fins épicuriens, amateurs de bons restaurants comme de bons alcools – alors que d'autres utilisent des breuvages moins délicats pour, simplement, vivre avec l'horreur et ressasser la haine. Porté par une écriture efficace qui s'autorise un trait d'humour à l'occasion, "Du sang sur les miens" constitue un fascinant voyage à travers les méandres et les méfaits de certains déterminismes sociaux.

Yves Paudex, Du sang sur les miens, Bulle, Editions Montsalvens, 2025.

Le site des éditions Montsalvens.

Egalement lu par Francis RichardManuel.

dimanche 19 octobre 2025

Dimanche poétique 713: Charles Baudelaire

Le revenant

Comme les anges à l'oeil fauve,
Je reviendrai dans ton alcôve
Et vers toi glisserai sans bruit
Avec les ombres de la nuit,

Et je te donnerai, ma brune,
Des baisers froids comme la lune
Et des caresses de serpent
Autour d'une fosse rampant.

Quand viendra le matin livide,
Tu trouveras ma place vide,
Où jusqu'au soir il fera froid.

Comme d'autres par la tendresse,
Sur ta vie et sur ta jeunesse,
Moi, je veux régner par l'effroi.

Charles Baudelaire (1821-1867). Source: Bonjour Poésie.

jeudi 16 octobre 2025

Nature et voyages oniriques avec la poétesse Marie Rouzin

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Marie Rouzin – La poétesse Marie Rouzin voyage entre les mondes de la poésie et de la narration avec son dernier ouvrage, "Traversées". Le premier texte de ce recueil, "Comment traverser la nuit?", relate un voyage onirique et nocturne, éclairé de manière fugace, vers la fin, par une prise de conscience du corps. Ce texte poétique en vers libres, on le comprend à la fin, est celui d'une naissance à la vie, déjà porteuse d'une histoire, comme le suggère le "me voilà" final, chargé de tout ce qui est relaté avant.

Le lecteur découvre une narratrice qui se raconte au plus près d'elle-même et de sa chair, embarquée dans un voyage empreint de mystère où elle hale une barque sur des eaux qui mènent on ne sait où. D'emblée, le lecteur est embarqué à sa suite dans un monde caractérisé par la porosité entre l'humain qui y évolue et ce que l'auteure appelle la "communauté du vivant": des animaux certes, et même des minéraux dont l'évocation confère au poème la saveur particulière, peu aisée mais nécessaire, de la vase qu'on doit avaler pour avancer.

Et ce monde tend à être hostile, comme s'il s'agissait de l'être pour contraindre la narratrice à avancer vers son destin, à être davantage elle-même. On sourit à l'image, avancée par un cheval de halage, du cœur qui bat comme les vieux sabots d'un cheval. Quant au rejet, il apparaît paroxystique lorsqu'on entend une corneille énoncer "voix voix voix", suivi d'un "fuis fuis fuis fuis fuis fuis fuis" impérieux: soudain, le rythme s'accélère, la pression se fait plus grande sur la narratrice. Enfin, il y a ce clin d'œil des vanneaux qui, disant "hi hi hi hi hi", répètent à chaque fois, si l'on suit le poème, les initiales des mots "honte" et "infamie" qui viennent immédiatement après.

Le long poème "Fugue" qui vient compléter le recueil constitue un univers distinct de celui de "Comment traverser la nuit?", et les moyens graphiques mis en œuvre eux-mêmes l'indiquent: marqué avant tout par des tirets de dialogues, "Comment traverser la nuit?" cède la place à un "Fugue" aux marges échancrées et à un jeu de polyphonie marqué par l'usage des italiques. Et dans "Fugue", on parle à la deuxième personne du singulier: le lecteur, la lectrice sont invités à se sentir directement impliqués.

Le motif de l'écologie apparaît de manière prégnante dans "Fugue", dès le début, avec l'image de l'eau. Il s'oppose à ces vers libres rédigés en italique, puissants, qui décrivent voire dénoncent les travers de la vie humaine de notre temps, conditionnée par le consumérisme. Quant au final, incantatoire, il résonne comme une invitation à se réapproprier soi-même, par tous ses sens (et, il faut le dire, leur évocation est omniprésente dans "Traversées") en communion avec une nature réconciliée. Et là, c'est "l'oiseau sur ton épaule", symbole et promesse de liberté que le lecteur porte sans le savoir et que la poétesse révèle, qui parle.

Marie Rouzin, Traversées, Caluire-et-Cuire, Sous le Sceau du Tabellion, 2025. Préfcace de Matthieu Lorin. Dessins d'Arlette Lebouvier.

Le site des éditions Sous le Sceau du Tabellion. En partenariat avec Masse Critique Babelio.

tous les livres sur Babelio.com

dimanche 12 octobre 2025

Dimanche poétique 712: Jules Troccon

Pour les Vins des Côtes du Forez

(Sonnet lu à un banquet de vignerons)

Ah ! que l'on a bien fait de s'adresser à moi
Pour célébrer le jus merveilleux de la vigne : 
Parbleu, devant un pot jamais je ne rechigne
Et j'aime tous les vins qui sont de bon aloi.
Je vous aime, nectars dont la gloire est insigne,
Vous par qui ma raison est mise en désarroi : 
Bourgogne, beaujolais, bordeaux, champagne-roi,
Vins chauds, vins généreux, vins puissants - vins hors ligne ! 
Je vous aime, grands vins, mais je vous aime moins
Que les vins clairs et gais que l'on récolte à Moingt, 
Champdieu, Chalain, Pralong, Saint-Georges, Bellegarde, 
Marcilly, Lésigneux, Saint-Romain, Saint-Cyr, Boën, 
Ecotay, Montbrison et Saint-Thomas-la-Garde
Car, comme vins loyaux, exquis à boire frais,
A vous la palme, ô Vins des Côtes du Forez !

Jules Troccon (1870-1953), dans Saint-Etienne, Moniteur du Caveau stéphanois, /mai-juin 1938. Source: Patrimoine et histoire de Chazelles-sur-Lyon

lundi 6 octobre 2025

Camille Paule, les prisons de nos vies

Camille Paule – Quel bel objet que le livre "Trois quarts de peine" de la poétesse Camille Paule! On y trouve le logo de l'éditeur gaufré en relief sur la page de garde, et une poésie qui accorde une grande importance au gris typographique, auquel la poétesse confère tout un sens. Les éléments illustratifs abstraits, en couverture, en page de garde et en toute fin de recueil, invitent au rêve. Enfin, chaque exemplaire est numéroté à la main, donc unique: le mien porte le numéro 181.

La poésie de Camille Paule est une manière de raconter une vie banale en lui donnant le relief du rythme des vers libres. La banalité prend forme à travers quelques images récurrentes, ponctuantes même, telles que le café ou les tasses non lavées à la maison. 

L'expression de la vie banale de la personne qui s'exprime dans les poèmes de l'ouvrage est empreinte de liberté, à telle enseigne qu'elle n'hésite pas à placer, parfois, une virgule au terme d'un poème, d'une phrase: le poème est fini, mais pas l'expression. Certains blancs sont allongés au sein d'un vers, comme pour créer une attente. Il arrive aussi que l'anaphore soit utilisée pour forcer un rythme, comme dans "La petite sœur" (p. 52), texte bourré d'injonctions rigides.

Il en résulte des pages qui, avant même qu'on ne les lise, semblent belles à voir, et déjà porteuses de la lumière du sens. On sent ainsi qu'il reste un peu de place pour respirer dans la plupart des poèmes, mais que certains apparaissent plus lourds au regard, en particulier "Avez-vous mal quelque part?", écrit d'une seule traite, d'un souffle, sans ponctuation forte. On relève aussi, d'un coup d'œil, que ça crie en page 62, avec "Droit de visite" et ses abréviations indéchiffrables composées en capitales et en gras qui frappent douloureusement l'œil. La technocratie et ses acronymes sont-elles une prison?

Car c'est bien de cela qu'il s'agit, et le titre le suggère: la vie a quelque chose d'une prison, et l'auteure file la métaphore. Il y aura donc des parloirs, des droits de visite, un "Sursis probatoire". Cette image constante a cependant un adversaire libérateur dans "Trois quarts de peine": l'utilisation soignée, minutieuse, de tous les registres de langage. L'écriture poétique peut s'avérer précieuse, recherchée parfois, mais elle ne s'interdit pas de tomber les filtres pour dire "merde" lorsque ce mot s'impose.

C'est avec la force d'une écriture qui, mot après mot, va droit au but que se décline le premier recueil de Camille Paule, un recueil qui explore, succinct, les prisons plus ou moins invisibles ou manifestes qui retiennent chacun d'entre nous dans leurs barreaux: société, vie quotidienne parfois marquée par un peu de laideur, deuils et liens familiaux. Autrement dit, "Trois quarts de peine" promène un regard sur la vie qu'on mène aujourd'hui, acéré et suffisamment universel pour que tout un chacun s'y reconnaisse au moins une fois.

Camille Paule, Trois quarts de peine, Saint-Etienne, Maintien de la Reine, 2024.

L'Instagram de Camille Paule, celui des éditions Maintien de la Reine.

dimanche 5 octobre 2025

Une maison racontée, entre descriptions et vieux fantômes

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Florian Sägesser – Et si, pour une fois, ce n'était pas un être animé, humain ou animal, qui était le personnage principal d'un roman? Inspiré peut-être par un vécu familial personnel, l'écrivain Florian Sägesser relève un défi rendu pressant par l'évolution du monde: "On ne se reconnaît bientôt plus ici...". Il en résulte un roman atypique, "Bel Horizon", dont le personnage principal, au point d'être éponyme, est une ferme située quelque part dans le Gros-de-Vaud.

Le lecteur comprend cette focalisation assez rapidement en suivant les descriptions minutieuses qui constituent le début, mais aussi les vastes repères récurrents du roman. Celles-ci se penchent sur l'édifice et sur ce qui l'entoure, les campagnes comme les forêts, menacés par l'installation de "fleurs": le lecteur comprend assez vite qu'il s'agit d'éoliennes. Enfin, l'auteur va jusqu'à personnifier la ferme de Bel Horizon en la désignant comme la "vieille dame". Une vieille dame qui, si inanimée qu'elle soit, a pourtant une âme, comme qui dirait.

Cette âme, l'auteur la révèle peu à peu en mettant en scène des personnages qui, à l'occasion d'un décès, doivent libérer les lieux. C'est l'occasion d'évoquer les fantômes qui le hantent: Mademoiselle Lili, le Druide et quelque autres, suffisants pour que l'auteur développe, par touches, ce qui a pu se passer au fil d'un long siècle qui a commencé en 1906. Un peu d'alcool, des fêtes, des joies et des peines au fil des saisons: les souvenirs émergent peu à peu, mettant en évidence une de ces vastes familles comme il y en a eu il n'y a pas si longtemps dans la campagne romande.

Et puis il y a l'écriture. Celle-ci est dense, marquée par une absence de dialogues qui impose une lecture lente et attentive. Les mots ont leur saveur dans "Bel Horizon", portés par les choix d'un écrivain qui ne recule en aucun cas devant les vocables du terroir qui sonnent juste. Avec les mots du cru vaudois, ce roman assume donc une ambition universelle, celle de décrire un lieu soumis aux aléas du temps qui passe, tout en s'efforçant d'en souligner la nature intemporelle. La relation des souvenirs y pourvoit, d'autant plus qu'elle est portée par une langue poétique lente mais envoûtante qui ne peut que séduire le lecteur qui voudra bien prendre le temps de la savourer.

Florian Sägesser, Bel Horizon, Chêne-Bourg, BSN Press, 2025.

Le site des éditions BSN Press.

Dimanche poétique 711: Patricia Guenot

Jardinier pensif

Le jardinier courbé sur le carré de poireaux
(Alimentation contrôlée) sous le rideau de douche
Déchiré. Plus rien ne dure, les aléas de la modernité.
Les carottes cuisent sur le fourneau ventru.

Il râle, se relève dès que siffle un train.
Elle ne vient jamais quand il en a besoin.
Le chat s’étire, indifférent. L’eau coule
Sur la mémoire mais la douleur persiste.

Le café bouilli l’écœure, le pain crisse sous la dent.
Il achètera du thé sur la place des sirènes.
Le téléphone portable stridule dans la chambre.

La guerre succède au yaourt sans matière grasse
(Changer les piles de la balance) sous la pendule narquoise.
Le pas de la concierge éteint le chant du rossignol.

Patricia Guenot (1964-2022). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 3 octobre 2025

Fribourg interlope: trois friandises signées Michel Niquille

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Michel Niquille – "Fribourg Canaille", c'est le petit dessert littéraire qu'on s'offre entre deux ouvrages plus costauds, avec le petit plaisir à peine coupable – canaille, précisément – de plonger dans trois nouvelles construites comme des mini-romans aussi rafraîchissants qu'une glace à trois boules dégustée dans un restaurant interlope de la cité des Zaehringen. A trois reprises, son auteur met en scène un inspecteur vicelard nommé Aloïs Ferragut, Jurassien échoué à Fribourg.

Certes, les intrigues de ces nouvelles sont d'inspiration policière, mais les intrigues sont assez rapides, marquées par les bavures d'un Ferragut que l'auteur n'épargne guère lorsqu'il s'agit de souligner son incompétence. Elles donnent au recueil un côté sombre, et c'est là leur rôle: ainsi naît la saveur de l'interdit, liée à l'invitation faite par l'auteur d'entrer dans des caboulots fribourgeois aujourd'hui disparus.

Mais c'est plutôt du côté des ambiances et des personnages qu'il faut rechercher l'originalité de cette trilogie de nouvelles. Jeunes filles rouées, familles aux ambiances électriques, noces foireuses avec une mariée au genre incertain, garçons aux hormones déréglées: l'auteur sait déceler la crapule même chez des gens d'apparence intègre. Force est ainsi de relever, en particulier, le souci de paraître de la famille Golay, investie corps et âme dans le métier de la charcuterie, pratiqué à la rue Saint-Pierre: c'est tout le propos de "Le charcutier de St-Pierre".

Le lecteur sourit aussi à l'accueil qu'on fait invariablement à Ferragut quand il entre dans un bistrot (c'est un running gag: on lui sert un pastis sans eau, de préférence à une table bien cachée parce que tout le monde a des raisons de lui en vouloir), ou à ce marchand de bétail qui ressemble à Francis Lalanne, assassin malgré lui, qui hante le Café des Sports, en face de l'école normale devenue mixte – autant d'éléments qui permettent de considérer que cette nouvelle se passe dans les années 1986, de même que les autres en fait.

Fidèle à lui-même, en effet, l'écrivain explore le Fribourg des temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître, où la police fonctionnait un peu en roue libre dans un esprit cow-boy: Ferragut, on le découvre au fil des pages, a tendance à sauter sur n'importe quel indice, même s'il n'est pas déterminant et même si, en vrai, il n'y a rien à signaler: qu'a-t-il à se mêler, par exemple dans "Panique au Café des Sports", des trois génisses qui se sont échappées de l'enclos de Samuel Tenz, dit Francis Lalanne?

Enfin, parmi les bistrots que l'auteur fait revivre au fil des pages à la manière d'un fil rouge contextuel, mentionnons le Buffet de 2e classe, dépendant de la gare de Fribourg, dont il fait un rendez-vous de cassos vivant de petits coups fourrés. C'est le cœur de la première nouvelle du livre, "Règlement de compte au Buffet de la gare", qui met en scène un boxeur rangé des voitures. 

Portée par une écriture bien canaille qui, par instants, rappelle la truculence d'un Michel Audiard, chaque nouvelle transporte son lectorat dans un passé déjà un peu lointain, mais qu'il a peut-être vécu. Ce passé, ces contextes, ce sont sans doute ceux que l'auteur a côtoyés lui-même et qu'il fait renaître avec sa plume acérée, en en dessinant l'ambiance et les gens, tantôt adorables – mais il faut parfois chercher –, tantôt toxiques – et là, tous les coups sont permis. 

Et enfin, le côté brut de décoffrage des textes est admirablement souligné par les illustrations d'inspiration expressionniste, façon gravure sur bois, d'Anaïs Lou.

Michel Niquille, Fribourg Canaille, Bulle, Editions de la Trême, 2025. Illustrations d'Anaïs Lou Illustration.

Le site d'Anaïs Lou.

Lu par Rebecca.

jeudi 2 octobre 2025

Des Romands et des nouvelles

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Bénédicte Gandois – On l'apprend en préface: les onze nouvelles qui constituent le recueil "Je vous écris de Romandie" ont été écrites par Bénédicte Gandois pour le journal "L'Echo du Gros-de-Vaud" en pleine période de covid-19. A ce moment-là, en effet, la rédaction a choisi de combler une actualité soudain limitée par des nouvelles littéraires. Et force est de noter que l'écrivaine, sollicitée, a su répondre aux attentes en trouvant d'emblée le ton juste.

On le reconnaît en particulier aux personnages le plus souvent positifs et porteurs d'espoir que chaque nouvelle met en scène. On y trouve un écolier d'origine portugaise qui ne peut aller en vacances au pays (mais le pays pourrait venir à lui, à Romanel-sur-Lausanne, en quelque sorte...), un Timéo qui trouve à Corseaux une amie et de la magie dans sa vie, sans oublier une personne aussi âgée que déterminée lorsqu'il s'agit de faire une belle promenade. 

Ces personnages se démarquent par leur diversité aussi: s'ils ont tous vécu en Suisse romande, ou y vivent, c'est bien leur seul point commun. Les âges de chacun varient, favorisant aussi des interactions intergénérationnelles aussi lumineuses que celle décrite dans "Le crocodile et le vieillard", où il suffit d'une journée passée avec son fils pour qu'un père comprenne mieux son métier. 

Préhistorique, le crocodile en question ouvre enfin une autre porte: celle de l'histoire, que la nouvelliste franchit avec aisance. Il sera donc question de l'époque romande, de la famine qui frappa la Suisse en 1816 ou de la colonie suisse installée à Chabag, sur les rives de la mer Noire. Quant aux "Neiges d'Aventicum", récit d'un déracinement à l'époque romaine, elles témoignent de l'intérêt particulier que l'écrivaine porte pour l'époque romaine: elle lui a déjà consacré un roman, "La fortune de Moeris".

On sort avec le sourire de la lecture des onze nouvelles de "Je vous écris de Romandie", un recueil écrit de manière limpide dans le souci de s'adresser à un vaste lectorat, pas forcément coutumier du genre, et de l'émouvoir tout au long d'une période de confinements et de disciplines qui n'a pas toujours été facile à vivre pour les uns et les autres.

Bénédicte Gandois, Je vous écris de Romandie, Cossonay, La Maison Rose, 2023.

Le blog de Bénédicte Gandois, le site des éditions La Maison Rose.


mardi 30 septembre 2025

Gabriel Bender entre Barcelonnette et le Mexique: holà, quel choc!

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Gabriel Bender – Les liens entre Bercelonnette et le Mexique sont documentés: il fut un temps où plus d'un habitant de cette petite ville de France est parti au Mexique pour faire fortune. Pour certains, ça a plutôt bien fonctionné. C'est sur cette base historique que l'écrivain Gabriel Bender fonde son dernier roman, une fantaisie grand-guignolesque franco-mexicaine intitulée "¿Dónde està Barcelonnette?". 

Quel charivari! C'est au moment de la guerre d'Espagne que se noue le destin des deux personnages du roman, Juan et Marthe, réfugiés en France, fuyant les exactions des troupes phalangistes. D'emblée, ça saigne et l'auteur ne manque pas de le relever, quelque peu dénonciateur, sur le mode "On te voit, Franco!". Marthe y perd un œil, façon "Un chien andalou" de Luis Buñuel (et chien andalou il y a!), Juan y gagne une éducation sentimentale: mariés devant "témoin", les deux tourtereaux se promettent de retrouver une fois que la France sera devenue plus calme pour eux.

Trouble dans le genre

Ce qui va frapper le lecteur de "¿Dónde està Barcelonnette?", c'est l'habileté avec laquelle l'écrivain joue le jeu du mélange des genres à travers ses deux personnages amoureux. C'est d'abord Juan qu'on suit, personnage physiquement assez fin qui passe aisément pour une femme et finit par prendre le goût du travesti, au fil d'une traversée qui aurait dû le mener au Mexique mais qui le balade en Méditerranée pendant une douzaine d'années à la manière d'un Ulysse moderne. 

Quant à Marthe, elle s'enrichit dans un business qui, au milieu du vingtième siècle, reste assez masculin: elle devient cheffe d'entreprise, capitaliste jusqu'au bout des ongles, et se spécialise dans un produit à l'imaginaire typiquement mexicain: le chocolat. Quelles seront leurs retrouvailles? Qui sera il ou elle, et d'ailleurs, vont-ils consommer leur union? L'intrigue réserve ses surprises et les fait peu à peu percoler.

Humour à tous les étages

L'histoire est portée par une écriture ludique et amusée qui ne rate jamais l'occasion de planter une allusion à l'un ou l'autre produit de la culture occidentale, populaire ou non, pour faire grésiller la mémoire du lecteur. Cela peut s'avérer métaphorique: les deux orchestres de mariachis rivaux protégés par l'entreprise Choco Fritz faisant assaut de virtuosité font immanquablement penser à ces villages valaisans qui, si petits qu'ils soient, cultivent aujourd'hui encore leurs deux fanfares de couleur politique opposée. 

De façon plus directe, l'auteur ne manque pas une occasion de citer telle ou telle chanson populaire calibrée pour s'incruster dans la tête du lecteur, à l'instar de l'"itsy bikini" de Juan, rouge et jaune à pois comme il se doit. Pour jeter le trouble dans le genre, et dans le même registre obsédant, l'auteur ne manque pas d'évoquer, mine de rien, l'équivoque chanson "Le rire du sergent" de Michel Sardou. Enfin, et c'est un délice, l'auteur fait assaut de jeux de mots, lâchés çà et là comme sans faire exprès, ou alors de manière prévisible – mais du coup, c'est presque avec impatience qu'on les voit venir.

Éléments d'observation sociale

En mettant en scène Juan le transsexuel, l'auteur questionne, à travers une situation historique qui va mener jusqu'à Monaco, la place de la fluidité du genre dans la société. Cela dit, s'il évolue de manière opportuniste dans une société qui l'accepte voire l'accueille dans sa fluidité, Juan ne cherche à convaincre personne que sa manière de vivre pourrait être adéquate pour d'autres. Du reste, au fond de lui, il reste conscient d'être un homme hétéro, marié à une femme nommée Marthe qu'il doit retrouver et honorer.

Quant à Marthe, femme pragmatique devenue patronne d'une fabrique de chocolat, elle constitue l'archétype du capitaliste, d'ordinaire masculin. Cette fois, le capitaliste est décliné au féminin, mais ça ne change pas grand-chose. En effet, les travers restent les mêmes: de malversations en malversations, l'auteur fait de Choco Fritz une armée mexicaine (plus de chefs que d'ouvriers dans le personnel actif, et tous ne sont pas vivants) et décrit, c'est un moment fort de ce roman, une grève échevelée où la CGT elle-même se profile comme un syndicat défendant le travail. Enfin, à l'instar du plus toxique des mecs managers, elle sait jouer la partition du sexe comme instrument de domination et d'évaluation du personnel.

Donc oui: on s'étripe joyeusement dans "¿Dónde està Barcelonnette?", et l'auteur ne laisse aucun temps mort dans l'intrigue d'un roman flamboyant qu'on dévore à pleines dents, quitte à ce que ça laisse quelques traces aux commissures des lèvres. Mais mine de rien, par-delà l'outrance, il n'oublie pas de faire passer quelques petits messages politiques, marqués par une certaine idée de la justice sociale. Entre deux éclats de rire, à chacun de les déchiffrer!

Gabriel Bender, ¿Dónde està Barcelonnette?, Ardon, Gore des Alpes, 2025.

Le site des éditions Gore des Alpes.

lundi 29 septembre 2025

"La mécanique des ailes", de l'entomologie à l'art brut

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Chloé Falcy – La peinture la plus libre et l'entomologie la plus rigoureuse sont-elles des pratiques contradictoires ou complémentaires? La destinée de l'artiste et scientifique Eugène Gabritschevsky (1893-1979) démontre que l'une peut bien aller avec l'autre, jusqu'à la folie. Dans son roman "La mécanique des ailes", l'écrivaine suisse retrace librement son destin, de la Russie des tsars jusqu'à l'arrivée de l'humain sur la Lune, et au-delà.

L'itinéraire d'Eugène Gabritschevsky est celui d'un garçon russe issu d'une famille de la haute aristocratie. La romancière excelle à décrire la vie familiale et ses contraintes, et dessine en particulier de la mère d'Eugène le portrait d'une femme froide et contraignante, dédaigneuse des choses de l'art dès lors qu'il s'agit d'en faire son métier. Enfance et jeunesse sont aussi le temps des premiers émois, souvent sans retour, en particulier envers la gouvernante française.

Le versant scientifique de la personnalité du personnage n'est pas laissée de côté. Voici un homme qui vivra un peu dans l'ombre de son père, lui-même chercheur de grand renom, mais saura se passionner pour le monde foisonnant des insectes. C'est aux Etats-Unis que son destin s'accomplira, dans le domaine de la recherche génétique: les drosophiles seront son lot. Ce lot, l'autrice le voit obsédant, bourdonnant et douteux, s'introduisant jusque dans les moindres interstices de la vie d'Eugène Gabritschevski, rêves inclus.

"La mécanique des ailes" est en effet un roman onirique plus que technique, relatant avec bonheur ce qui peut envahir l'esprit halluciné d'un jeune homme travaillant plus que de raison à l'université de Columbia, suivant avec une grande attention la croissance et les moindres mutations de milliers de drosophiles. Ces rêves, la romancière en fait des œuvres d'art aux descriptions obsédantes, précises comme ces songes qui taraudent et qu'on préférerait oublier au matin. Car l'art est avant tout un rêve...

... Eugène Gabritschevsky y revient après un séjour en hôpital psychiatrique. C'est là qu'il devient, l'histoire de l'art l'atteste, un nom reconnu dans le domaine de l'art brut. Mais c'est déjà une autre histoire, comme si l'auteure avait souhaité relater avant tout la longue période de "gestation" qu'il a fallu, pour Eugène, avant d'assumer son art, loin d'une mère contraignante. Tout comme il faut beaucoup de temps à une chenille toute bête jusqu'à ce qu'elle devienne un magnifique papillon, mais que cette vie discrète se révèle malgré tout la partie la plus riche d'une destinée.

Construit en va-et-vient temporels entre le présent de l'artiste-scientifique à l'asile et son passé, "La mécanique des ailes" est un roman qui ne manque pas d'accrocher, pour peu qu'on s'habitue, mais ça va vite, à une écriture empreinte d'une grande poésie et d'une immense grâce. Eugène Gabritschevsky y apparaît comme un personnage ballotté à travers certaines vicissitudes de l'Histoire, telles que les Révolutions russes, que la paix studieuse des laboratoires de l'université de Columbia ne met pas à l'abri des tournants de vie les plus inattendus: les amours, une cuite au temps de la Prohibition, puis la décompensation psychique fatidique.

Chloé Falcy, La mécanique des ailes, Vevey, Hélice Hélas, 2025. Postface de Michel Thévoz.

Le site des éditions Hélice Hélas.

Egalement lu par Francis Richard.


dimanche 28 septembre 2025

Dimanche poétique 710: Emile Verhaeren

Légendes

Les horizons cuivrés des suprêmes automnes
Meurent là-bas, au loin, dans un carnage d'or.
Où sont-ils les héros des ballades teutonnes
Qui cornaient, par les bois, les marches de la Mort ?

Ils passaient par les monts, les rivières, les havres,
Les burgs – et brusquement ils s'écroulaient, vermeils,
Saignant leurs jours, saignant leurs coeurs, puis leurs cadavres
Passaient dans la légende, ainsi que des soleils.

Ils jugeaient bien et peu la vie : une aventure ;
Avec un mors d'orgueil ils lui bridaient les dents ;
Ils la mataient sous eux comme une âpre monture
Et la tenaient broyée en leurs genoux ardents.

Ils chevauchaient fougueux et roux – combien d'années ?
Crevant leur bête et s'imposant au Sort ;
Mon coeur, oh !, les héros des ballades fanées,
Qui cornaient, par les bois, les marches de la Mort !

Emile Verhaeren (1855-1916). Source: Bonjour Poésie.

lundi 22 septembre 2025

Bora Bora, rêve inaccessible, et le piège des injonctions sociales

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Daniel Abimi et Émilie Boré – S'ils ont chacun leur œuvre personnelle, il arrive que les écrivains Daniel Abimi et Émilie Boré écrivent à quatre mains. Les éditions BSN Press en ont témoigné pour la première fois avec la parution de la novella "Bora Bora Dream" dans la collection "Uppercut". Elles remettent la compresse à présent en rééditant ce texte dans un ouvrage enrichi de quatre nouvelles: "Bora Bora Dream et autres nouvelles". 

De la longue nouvelle éponyme, le lecteur garde le souvenir d'une narration qui met en scène, dans un esprit de confrontation, deux personnages fonctionnant dans un hypercontrôle dont la maîtrise du corps est la métaphore: tout commence dans un fitness, le paraître compte autant sinon plus que les exercices qu'on fait pour garder une bonne santé physique. L'écriture est percutante, à l'os, et recrée à merveille deux personnages esclaves de l'obsession perfectionniste du paraître – avec le ventre au cœur du propos.

Les quatre nouvelles qui complètent le recueil sont de la même veine et explorent les mêmes thématiques. "Il aura ta peau" est ainsi porté par les inquiétudes d'un futur père face à l'enfant qui naîtra de ses œuvres – un ventre encore, habité cette fois. L'incipit annonce la couleur: "C'est pas compliqué: depuis qu'elle est enceinte il est pris de nausées." Et peu à peu émerge l'image d'un homme obsédé par l'altération du physique de sa femme, de sa peau en particulier, résultant de sa grossesse. Jaloux de l'enfant à naître, perçu comme un rival? La chute de la nouvelle le suggère.

"Immeuble" emprunte à la nouvelle "Bora Bora Dream" l'idée sous-jacente de la vie de couple qui abîme, au travers d'un personnage de femme violoniste virtuose qui, veuve trop tôt et devenue aigrie, ne consacre qu'à elle-même et à de rares élèves sa pratique du violon. Sa manière de jouer est d'abord insupportable, puis plus harmonieuse, comme si, d'une situation de casse, l'interprète, elle-même rescapée d'un accident grave, tentait de revenir à un passé idéalisé à partir d'un présent chaotique.

Si elle emprunte aussi au thème de la vie qui abîme, la nouvelle "D'un trait" s'intéresse de manière centrale à une addiction, une obsession plus classique que le culte du corps: l'alcoolisme. Avec talent, elle en dessine la possible hérédité et, de manière classique, la difficulté à en sortir – la chute est d'un tragique qui tient de la cruauté. Elle résonne avec "Bora Bora Dream" en posant la question: est-il plus facile de se sevrer du sport que de l'alcool?

Enfin, l'observation des corps qui changent, nolens volens, est de retour dans "Tout bas". Ici, c'est la narratrice, quadragénaire évoluant après sa jeunesse révolue mais pas si lointaine, qui parle d'elle-même. Son souci résigné de confier son corps à une esthéticienne entre en résonance avec son envie, contrariée par l'époque, de malgré tout pouvoir parler comme dans sa jeunesse: "Elle veut dire "noir, "vieux", "handicapé", "bête", elle se heurte elle-même, elle a peur, elle se tait". Les corps ainsi évoluent, tout comme le langage. Pourtant, ironie grinçante, c'est bien le 14 juin, date féministe en Suisse s'il en est, que tombera la prochaine séance de soins esthétiques d'une narratrice docile: autant pour l'émancipation face aux injonctions sociales de beauté (physique) et de (beau) langage imposées aux femmes...

Quant au rêve de Bora Bora, on peut le voir comme le lieu d'une émancipation perpétuelle et recherchée. S'il apparaît dans son sens premier dans "Bora Bora Dream", il se révèle sous la forme d'une métaphore des rêves que la vie, cruelle, se charge de dégager dans chacune des nouvelles qui suivront. Alcool, sport à outrance, obsessions, langage: chaque personnage trouvera son substitut à ce nouveau château en Espagne.

Daniel Abimi et Émilie Boré, Bora Bora Dream et autres nouvelles, Chêne-Bourg, BSN Press, 2025.

Le site de Daniel Abimi, celui d'Émilie Boré, des éditions BSN Press.