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mardi 17 juin 2025

Destins camerounais noués aux Pâquis

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Max Lobe – 39, rue de Berne? Une adresse au cœur des Pâquis, quartier chaud de la ville de Genève. C'est là que se noue pour l'essentiel l'intrigue du roman "39 rue de Berne", signé Max Lobe. Entre roman et témoignage, le lecteur suit au fil de pages marquées par un épatant talent de conteur le destin de quelques Camerounais, à commencer par Mbila, jeune femme camerounaise embarquée malgré elle dans le monde de la prostitution contrainte, où elle a cependant su se faire sa place. Quant à celui qui raconte, c'est son fils, Dipita, alter ego de l'écrivain.

Tout débute au Cameroun, où l'opportunité presque miraculeuse de vivre mieux en Europe s'ouvre pour Mbila. Trop beau pour être vrai, on s'en doute! La jeune femme quitte un monde familial et clanique dominé par l'oncle Démoney (entendez-vous "démon" ou "monnaie"?...), ancien fonctionnaire ramenard bénéficiant (encore que...) d'une retraite très anticipée. Le lecteur verra en lui une figure patriarcale ambivalente, désireuse de faire le bien autour de lui mais peu regardant quant aux moyens – Mbila va en faire la difficile expérience. De la part de l'auteur, le fait de nommer "philanthropes-bienfaiteurs" ceux qui vont poser Mbila sur les trottoirs de Genève constitue une astucieuse antiphrase, dont on pourrait sourire si elle n'était si amère.

Au fil des pages, le lecteur fait aussi connaissance, bien sûr, du narrateur, Dipita: celui-ci va vivre, au fil d'une chronologie parfois un peu bousculée, sa vie d'enfant devenu adolescent puis adulte, se découvrant notamment homosexuel – un motif qui, émergeant assez tard dans le roman, n'en est pas moins prégnant: cette attirance, le narrateur la vit pleinement avec William, jusqu'au meurtre passionnel après une trahison, mais elle résonne aussi avec ce qu'il a pu entendre autour de lui, et qui n'est guère agréable – sans oublier que pour certaines personnes de son entourage, l'homosexualité semble être, pour paraphraser, un truc de Blancs. Ces pensées contradictoires, cette difficulté à s'emparer de cette partie de lui, Dipita les décrit avec précision et sincérité, recourant à des images frappantes en phase avec la description littéraire approfondie d'une quête de son intimité.  

C'est que si "39 rue de Berne" relate les destins d'une poignée de personnages qui n'auront pas été épargnés par la vie (outre la prostitution, il sera aussi question de prison, voire de racisme ou de délits de faciès) et qui se retrouvent dans un monde à la fois proche et lointain de ce que la Suisse peut avoir d'opulent, ce roman ne manque jamais une occasion de faire naître la beauté, voire le sourire, par l'écriture. Celle-ci passe par l'envie constante, de la part de l'auteur, de trouver des images qui font naturellement mouche, mais aussi par le choix d'une écriture délibérément colorée de tours de langage camerounais. Il en résulte un premier roman à la voix personnelle, recréée de manière naturelle à force d'avoir été travaillée, à la manière d'un Ramuz – cité soit dit en passant au fil du roman. Ainsi se fait la jointure entre le Cameroun et la Suisse, qui sont les deux pays de l'écrivain.

Max Lobe, 39 rue de Berne, Genève, Zoé, 2013/Zoé Poche, 2017.

Le site des éditions Zoé.

Ils l'ont lu aussi: Francis Richard, Papalagui, Philisine Cave, Zarline.

dimanche 15 juin 2025

Dimanche poétique 695: Jean de La Fontaine

Le Gland et la Citrouille

Dieu fait bien ce qu'il fait. Sans en chercher la preuve
En tout cet Univers, et l'aller parcourant,
Dans les Citrouilles je la treuve.
Un villageois considérant,
Combien ce fruit est gros et sa tige menue :
A quoi songeait, dit-il, l'Auteur de tout cela ?
Il a bien mal placé cette Citrouille-là !
Hé parbleu ! Je l'aurais pendue
A l'un des chênes que voilà.
C'eût été justement l'affaire ;
Tel fruit, tel arbre, pour bien faire.
C'est dommage, Garo, que tu n'es point entré
Au conseil de celui que prêche ton Curé :
Tout en eût été mieux ; car pourquoi, par exemple,
Le Gland, qui n'est pas gros comme mon petit doigt,
Ne pend-il pas en cet endroit ?
Dieu s'est mépris : plus je contemple
Ces fruits ainsi placés, plus il semble à Garo
Que l'on a fait un quiproquo.
Cette réflexion embarrassant notre homme :
On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit.
Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme.
Un gland tombe : le nez du dormeur en pâtit.
Il s'éveille ; et portant la main sur son visage,
Il trouve encor le Gland pris au poil du menton.
Son nez meurtri le force à changer de langage ;
Oh, oh, dit-il, je saigne ! et que serait-ce donc
S'il fût tombé de l'arbre une masse plus lourde,
Et que ce Gland eût été gourde ?
Dieu ne l'a pas voulu : sans doute il eut raison ;
J'en vois bien à présent la cause.
En louant Dieu de toute chose,
Garo retourne à la maison.

Jean de La Fontaine (1621-1695). Source: Bonjour Poésie.

samedi 14 juin 2025

Un thriller sous la pluie

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Olivier Chapuis – L'ambiance est sombre dans "Insoumission", le dernier thriller de l'écrivain suisse Olivier Chapuis. Elle est pluvieuse aussi, puisque tout va se jouer l'espace d'un soir de grosse averse, sur les routes à la visibilité limitée et humide du canton de Vaud – une ambiance de flou et de pénombre que l'auteur saisit parfaitement, dès le premier chapitre, et qui accroche d'emblée le lecteur.

Au fil des pages, "Insoumission" explore les zones d'ombre de quelques personnages aux apparences pourtant plutôt correctes. Pensez donc: que dire de mal d'un couple qui tient une chaîne hôtelière? Très vite, le lecteur découvre que ces établissements cachent des bars privés, livrés à plus d'une activité illégale: trafic de drogue, prostitution, etc. Une journaliste va s'y intéresser de près... et le cœur va s'en mêler, pour faire bon poids.

Si Alain est à la tête du navire hôtelier Bolton Ltd avec son épouse Viviane, en effet, c'est aussi un cavaleur avide de conquêtes. On le retrouve face à deux femmes plutôt différentes: Myriam, une jeune secrétaire (le grand classique) et Naomi, qui veut rapidement davantage que de simples coups à l'occasion. L'auteur recourt à un vocabulaire d'une grossièreté calculée pour en dire le caractère dérisoire – une tactique de style qui s'applique aussi, de façon plus générale, pour exprimer le cynisme des humains qui, dans ce livre, sont aux commandes.

L'auteur s'intéresse à ses personnages. Et là où ceux-ci effacent la personnalité des prostituées du réseau entretenu par Alain et Viviane sous l'étiquette trompeuse de "stagiaires" baladées entre une poignée de grandes villes d'Europe, l'écrivain leur restitue un visage à travers la personnalité, à la présence fugace mais prégnante, de Vika, Biélorusse en rupture, devenue mère trop tôt, victime de traite des blanches, et embarquée malgré elle dans le sillage des activités illégales de la chaîne hôtelière Bolton.

"Insoumission" conserve encore quelques-unes des "métaphores foireuses" que l'auteur affectionne tant que son éditeur doit parfois, c'est dit au moment des remerciements, canaliser. Celles-ci lui donnent ce qu'il lui faut de chair, en contraste avec une écriture généralement nerveuse, faite de phrases et de chapitres courts qui renforcent l'impression de rapidité et de tension inhérente au propos.

Et pour la petite histoire, un dernier détail: ce roman voit passer l'ombre un quintuple champion de "Des Chiffres et des Lettres" qui ressemble à un camée de l'écrivain en personne: il a lui-même naguère brillé dans cette émission de télévision populaire...

Olivier Chapuis, Insoumission, Chêne-Bourg, BSN Press, 2025.

Le site de BSN Press.

Le site des Editions de Londres, où ce roman a paru dans une première version en 2015.

jeudi 12 juin 2025

Lauren Weisberger, ombres et lumières du star-système

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Lauren Weisberger – La célébrité est généralement une consécration. Mais il est aussi permis de penser qu'elle est une épreuve, surtout si elle survient soudain au sein d'un couple, bousculant toutes les prévisions. Une telle épreuve, c'est celle que Brooke et Julian vont traverser tout au long du roman "Stiletto Blues à Hollywood", signé Lauren Weisberger – cette romancière connue grâce à son roman "Le diable s'habille en Prada".

La traduction du titre appelle quelques réserves. Certes, elle est distante du titre d'origine, ce qui n'est pas un mal en soi. Mais s'il y a beaucoup de blues et d'humeurs mélancoliques dans "Stiletto Blues à Hollywood", il n'y est guère question de talons hauts (mais bien plus de talents hauts!), ni de Hollywood proprement dit – au-delà, bien sûr de quelques stars dûment citées, en mode namedropping, pour dire que tout se passe dans les sommets de l'industrie américaine du divertissement. Pensez: il y a même de vrais morceaux de Jon Bon Jovi dans ce roman... Mais tout se passe entre New York, Los Angeles et, pour une péripétie, Chattanooga. Et pour faire chic, on voyage en avion ou en taxi.

La conduite de ce roman est maîtrisée, nul doute là-dessus. Cela tient à un tandem de personnages travaillés en profondeur. Il y a d'un côté Julian, le chanteur qui devient tout d'un coup célèbre dans l'ensemble des Etats-Unis, voire au-delà. C'est une figure complexe: l'auteure dessine les tentations liées au monde des paillettes et du glam qu'il aborde sans y être vraiment préparé, et on le voit essayer, avec des fortunes diverses, de résister à la tentation de prendre le melon. Brooke, sa femme, mène aussi sa carrière, plus discrète mais pas moins satisfaisante: elle est diététicienne spécialisée dans la maternité et la petite enfance. 

Avec un tel tandem, l'auteure recrée le duo flatteur (pour les lectrices) de la femme ordinaire et anonyme, à peine en surpoids (à rebours de la fille élancée qui, dessinée, orne la couverture du livre), qui vit une histoire d'amour unique avec un homme hors du commun – un schéma qu'on trouve entre autres aussi, dans le domaine suisse, dans le cycle "Gueule d'Ange" de Katja Lasan: qui n'aimerait pas être la chérie de la rock star charismatique du moment? L'écrivaine américaine crée, sur cette base, un roman doux-amer qui explore et questionne, sans concessions mais non sans humour, les inconvénients d'un tel attelage: absences répétées, rumeurs malveillantes, remise en question de la vie privée. Elle recrée avec beaucoup de justesse les émotions fortes que traverse en particulier une Brooke qui ne se reconnaît plus, et ne retrouve plus son mari aimant des années de galère.

En arrière-plan, l'auteure dessine avec précision un portrait sans concession du monde du star-système, faussement amical, plein d'embuscades, où chacune et chacun est bien inspiré de se méfier de ses semblables, si souriants qu'ils soient. En contrepoint, même s'il est moins glamour, le monde du travail de Brooke est observé avec une égale justesse. Evaluations par la hiérarchie, collègues qui font faux bond, navigation entre rigueurs du métier et confiance des patientes: en définitive, il est permis de se dire, au fil des pages, que strass mis à part, les milieux de la diététique et du cinéma ont plus d'un point de convergence.

Il faut un peu de temps pour entrer dans "Stiletto Blues à Hollywood" dans sa version française: les premières pages s'avèrent écrites dans un style certes propre, mais sans le pétillement qu'on attend d'un roman de chick lit. Mais qu'on laisse au texte le temps de quelques tours de chauffe: ceux-ci permettent de planter le décor de manière détaillée et claire. Et peu à peu, au fil des péripéties et surtout des dialogues, le récit va s'éclairer et trouver son tempo de croisière. Dès lors, ce roman ne se lâche plus guère. Et sa fin, en est-elle vraiment une? Elle pourrait constituer une ouverture vers de nouvelles aventures pour Brooke et Julian.

Lauren Weisberger, Stiletto Blues à Hollywood, Paris, Fleuve Noir, 2010/Presses Pocket, 2011. Traduit de l'américain par Christine Barbaste.

Le site de Lauren Weisberger (en anglais), celui des éditions Presses Pocket.

Lu par Alice, Chicky PooGwen, Le monde éditorialLivre d'un soir, LiziMa bibliothèque virtuelleMalivo, MarieMelymeloPops, Smells Like Chick Spirit.

mercredi 11 juin 2025

Charles Exbrayat: et tout ça pour une lettre...

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Charles Exbrayat – Ah, revenir à ce plaisir des romans d'espionnage d'antan, à forte dose d'humour et d'humain! Tel est le plaisir qu'offre le délicieux opus "Bye, bye, chérie!" de Charles Exbrayat. Avec le personnage de Guillaume de Saint-Sève, l'auteur met en scène un employé d'ambassade français encore novice, émargeant à Londres, chargé d'aller chercher à Nice une missive d'importance capitale. Celle-ci semble même intéresser pas mal de services secrets étrangers...

On le comprend vite, et si ce n'est pas le cas, la fin du roman l'explicite: la missive est un McGuffin du meilleur aloi, capable de faire courir de manière efficace une dizaine de personnages et le lecteur après eux. Penchons-nous un peu sur cette poignée de lascars aux trousses du Français Guillaume Saint-Sève: ce sont des agents des services de renseignement britannique, américain, soviétique et chinois. 

Sachant que "Bye, bye, chérie!" a été écrit en pleine guerre froide, au début des années 1970, il est facile de concevoir qu'entre ces personnages, les sourires sont constamment à cran d'arrêt, même et surtout pendant les moments de trêve. L'auteur, du reste, ne manque pas de souligner ces inimitiés en recourant, pour les dialogues mais pas seulement, à un lexique xénophobe décomplexé.

Et il y aura des morts... que l'écrivain sait agencer de manière parfois très originale: on salue en particulier la description de l'assassinat presque délicat de tel espion à l'occasion d'une cérémonie du thé, chanson de Maman en prime. Guillaume lui-même devient un assassin, malgré lui: plusieurs personnages tombent de sa fenêtre d'hôtel sans qu'il n'y puisse rien, mais tout l'accuse, à commencer par des policiers niçois pittoresques dont le tempérament obtus ne peut qu'amuser et attendrir le lectorat.

L'auteur, enfin, joue la carte du cœur pour plus d'un de ses personnages, ajoutant au jeu professionnel des espions entre eux la dimension sentimentale, qui va guider certaines décisions pour le meilleur et pour le pire. Le paysage amoureux le mieux dessiné est, on s'en doute, celui de Guillaume de Saint-Sève lui-même: au début du roman, on le voit amouraché d'une jeune et très riche Anglaise qui l'admire de plus en plus à chaque homicide qu'on lui impute. Mais voilà: lâchez dans une telle relation une belle Sicilienne héritière d'un clan pour qui l'honneur n'est pas un vain mot (ça peut tuer!) et tout sera remis en question...

"Bye, bye, chérie!" est un roman d'espionnage bien ancré dans son époque. Il est reposant et jouissif de lire un ouvrage que les artifices informatiques et numériques n'encombrent pas: cela permet d'offrir toute leur place aux personnages et à leur humanité, féroce ou amoureuse, ambitieuse ou vite démasquée. Il est aussi permis, bien sûr, de leur trouver un côté dérisoire, celui qu'on prêterait à de sacrés pieds nickelés: cela aussi est constitutif de l'humour constant, truculent, de ce petit livre, délicieux intermède entre deux lectures plus graves.

Charles Exbrayat, Bye, bye, chérie!, Paris, Librairie des Champs-Elysées, 1974/Club des Masques, 1989.


dimanche 8 juin 2025

Dimanche poétique 694: François Coppée

Juin

Dans cette vie ou nous ne sommes
Que pour un temps si tôt fini,
L'instinct des oiseaux et des hommes
Sera toujours de faire un nid ;

Et d'un peu de paille ou d'argile
Tous veulent se construire, un jour,
Un humble toit, chaud et fragile,
Pour la famille et pour l'amour.

Par les yeux d'une fille d'Ève
Mon cœur profondément touché
Avait fait aussi ce doux rêve
D'un bonheur étroit et caché.

Rempli de joie et de courage,
A fonder mon nid je songeais ;
Mais un furieux vent d'orage
Vient d'emporter tous mes projets ;

Et sur mon chemin solitaire
Je vois, triste et le front courbé,
Tous mes espoirs brisés à terre
Comme les œufs d'un nid tombé.

François Coppée (1842-1908). Source: Bonjour Poésie.

samedi 7 juin 2025

Luce Mouchel, émergence d'une actrice

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Luce Mouchel – Genèse d'une vocation: c'est ainsi que le lecteur pourrait résumer "Faire semblant d'être soi", court ouvrage signé de la comédienne Luce Mouchel, connue aujourd'hui pour jouer le docteur Marianne Delcourt dans la série quotidienne "Demain nous appartient". Femme de théâtre, c'est au théâtre que l'auteure a dévolu son texte: il a fait l'objet d'un spectacle au début de cette année, à Paris – précisément au Théâtre La flèche.

Une fois de plus, c'est le retour d'un lecteur de théâtre que je vous propose, sans avoir vu le spectacle. La lecture permet de retracer la naissance d'une vocation de femme de théâtre, de ses tout premiers souvenirs jusqu'à son premier rôle qui compte, celui de Jacqueline dans "La Surprise de l'amour" de Marivaux. Entre les deux, l'auteure peint d'elle-même le portrait d'une fillette, puis d'une jeune femme, qui slalome entre les rôles que la vie lui donne à jouer, capable de faire semblant d'être soi: la vie est un théâtre.

Il y a donc la famille Mouchel, installée à Dieppe. Cette famille, c'est deux parents, trois filles et un garçon et quelques secrets que la narratrice débusque, pas forcément consciente de l'impact de ses questionnements. Au départ, en effet, il y a les choses qu'on ne raconte pas: la mort du premier mari de Maman par exemple. 

Plus largement, le portrait que l'écrivaine fait de sa famille intervient au naturel: chacun de ses membres est décrit de manière détaillée et finement observée. Il n'en faut pas plus pour ouvrir la porte à une lecture qui interroge les souvenirs, d'une façon qui confine à la psychanalyse – un élément porté par Gladys, la grande sœur de l'autrice, qui a la fibre sociologique. On verra ainsi, récurrent, le trou des toilettes comme image du vide; il y a aussi l'accueil de la petite sœur, les difficultés qu'il peut y avoir à annoncer à ses parents une vocation qui n'a rien d'évident: celle de comédienne. Et bien sûr, les amours viennent tout compliquer...

Quelle est l'écriture de l'autrice? Lorsqu'elle s'exprime, celle-ci évoque le développement de sa réflexion en mots presque enfantins, volontiers percutants. Cette évocation ne manque pas d'humour récurrent, notamment lorsqu'il s'agit d'évoquer des constantes telles que le trou noir, plus ou moins sec, au fond des toilettes. Faussement simple, l'écriture est en mesure d'aborder des thèmes tels que l'adolescence, une adolescence vécue en tant que femme et qui constitue un jalon dans la vie. Faut-il un mérite physique pour marquer le coup, et lequel? La nature passe par là et saura répondre à cette question.

Luce Mouchel, Faire semblant d'être soi, Lausanne, BSN Press, 2023.

Le site des éditions BNS Press.


mardi 3 juin 2025

Frères humains, tout simplement, dans la lointaine Amazonie

Vénus Khoury-Ghata – Signé Vénus Khoury-Ghata, le recueil poétique "Ceux d'Amazonie" conduit son lectorat sur les rivages lointains de l'Amérique du Sud, sous l'inspiration de l'ethnologue Claude Lévi-Strauss, de l'Académie française. Courts et prégnants, les poèmes font voir, l'un après l'autre, tout un monde dont la poétesse dessine l'esprit et l'univers.

Cela, sans céder, et c'est là le génie de ce recueil, à une quelconque forme d'exotisme susceptible de flatter le lecteur. Loin de tout stéréotype, les poèmes du recueil touchent à l'universel par leur simplicité même. Il n'y a guère de ponctuation dans les vers libres de l'auteure, ce qui confère aux textes un caractère suspendu et aérien. Et le choix de mots simples, familiers, jamais techniques, fait que chaque poème va parler à tout le monde et paraître immédiatement savoureux.

Rien de simpliste non plus, pourtant, dans ce recueil: poème après poème, la poétesse dessine toute une vie que le lecteur imagine, par la force des choses, en Amazonie. La mort constitue le thème, universel, du premier poème. 

De là, page après page, image après image, naît le portrait d'une ethnie rêvée, jamais citée mais peut-être synthèse des peuples sud-américains, parfaitement assimilée à un monde vivant où les morts ne sont jamais loin des vivants, et où les humains ont un lien privilégié avec les végétaux et les arbres, comme avec les animaux qui les entourent.

La séquence éponyme du recueil s'achève alors que les poèmes évoquent l'arrivée d'une humanité non endémique: des "padre" qui proposent leur propre religion, des personnages qui vont tenter leur chance en ville, quitte à revenir et à risquer de ne pas être reconnus. Cette humanité occidentale ou occidentalisée sera plus présente dans les deux séries de poèmes, plus brèves que la première, plus allusives et inquiètes aussi, qui concluent le recueil: "Ceux qui reviennent" et "La guerre au bout de notre rue".

Magnifique dès lorsqu'il évoque la nature et les humains qui y vivent à leur manière, le recueil "Ceux d'Amazonie" ne manque jamais de sensualité. Ce recueil fait vivre des relations empreintes de fermeté ou d'amour qui, on le découvre à plus d'une reprise, ne sont même pas bloquées par la mort: dans "Ceux d'Amazonie", les morts côtoient les vivants et méritent déférence, en un monde poreux où les humains ne sont qu'un ensemble parmi d'autres, ayant vocation à vivre en bonne intelligence avec les autres.

Vénus Khoury-Ghata, Ceux d'Amazonie, Paris, Mercure de France, 2025.

Le site des éditions Mercure de France.

dimanche 1 juin 2025

Dimanche poétique 693: Théodore de Banville

La lyre

Les Dieux, pour lui laisser le vin, buvaient du fiel.
L'aigle à ses pieds veillait, ayant quitté son aire ;
Le lion devant lui se couchait, débonnaire,
L'abeille était joyeuse et lui donnait son miel.

Il avait sur son front le signe essentiel,
Et du rouge vêtu, comme un tortionnaire,
Dans sa droite féroce il portait le tonnerre,
Étant celui qui fait la clarté dans le ciel.

Pourtant, sans être ému de sa terrible approche,
Moi, je chantais mon ode et j'emplissais la roche,
La caverne et le bois de cris mélodieux.

Enfin je m'avançai, pris du sacré délire,
Vers celui qui soumet les tigres et les Dieux,
Et je lui dis : Amour, obéis ; j'ai la Lyre !

Théodore de Banville (1823-1891). Source: Bonjour Poésie.

Laure Federiconi, de l'abondance à la poésie

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Laure Federiconi – Elle se balade nue dans son appartement, elle est libraire sans passion et entasse pommes de terre et plantes vertes: telle est la narratrice de "La vie juste", un roman à la première personne signé Laure Federiconi. Cette narratrice, une jeune femme, on peut la croire dépressive, ou simplement perdue et en quête d'une voie dans un monde actuel un peu trop abondant. Le lecteur, en tout cas, la suivra volontiers, tant sa voix est riche, travaillée et empreinte d'une poésie possiblement salvatrice.

"La vie juste" met en scène une fille en quête de sens, le lecteur le découvre peu à peu. L'auteure met en avant les classiques du genre, entre religion, science et ésotérisme: la psychiatrie à travers le personnage peu profilé de C. G. (comme un certain Jung), le catholicisme à l'italienne au travers de rapprochements réguliers avec Padre Pio, au travers d'images et de gadgets qui tiennent surtout du leurre: "là où il y a de l'homme, il y a de l'hommerie", disait Saint François de Sales, repris par feu Mgr Bernard Genoud. Une affaire d'enfance...

Et puis, il y a le yoga, que la narratrice aborde avec une motivation moyenne que le lecteur mesure à son incapacité à mémoriser certains chants. Là aussi, le piège matérialiste est à portée de main, sous la forme d'une tirelire en forme de fer à cheval: l'argent d'abord! Sur un ton faussement poétique que l'auteure transcrit en modifiant la scansion du récit l'espace de quelques pages, la monitrice ne manque pas de le rappeler.

Enfin, il y a le développement personnel, domaine dans lequel la narratrice est active en qualité de libraire. Une arnaque de plus? La narratrice l'admet partiellement, puisqu'elle achète elle-même les livres de son rayon. Elle la rejette aussi, en démissionnant sans préavis. Il est permis de voir dans cette démission une envie d'aller vers quelques chose de plus authentique que la vente de livres prometteurs d'un bonheur pour le moins incertain. 

La quête du bonheur de la narratrice passe aussi par des épisodes compulsifs: elle recherche des partenaires amicaux ou sexuels via des applications de rencontre, quitte à les titiller en exploitant les ressources des réseaux sociaux. On la verra aussi acheter des pommes de terre en quantités excessives, et cultiver des plantes dans tout son appartement. Seul un yucca semble survivre. A contrario, la nudité récurrente de la narratrice, plutôt que comme une manière de sexualisation, apparaît comme une volonté générale de se débarrasser de ce que la société fait peser sur elle et de vivre libre, nue, enfin. Vu ainsi, l'incipit a l'aspect d'une évidence désarmante, enviable même: "Je suis nue et je mange du guacamole."

Face à cela, le lecteur se trouve en présence d'un personnage piégé par tout ce que la société d'abondance matérielle ou idéologique peut offrir aujourd'hui. La narratrice aura beau remplir son emploi du temps et son appartement, se remplir même de chasselas ou de souvenirs d'enfance comme le veut la psychologie d'aujourd'hui, elle n'arrivera jamais au bonheur auquel elle a droit. A moins que la poésie ne lui offre une issue possible? "La vie juste" pourrait dès lors apparaître comme l'œuvre poétique libératrice de cette narratrice, désireuse de mettre à plat son ressenti afin de le partager, sincère, avec son lectorat. Et, pour ce faire, de mettre à nu son corps comme son âme.

Laure Federiconi, La vie juste, Lausanne, La Veilleuse, 2025.

Le site des éditions La Veilleuse

jeudi 29 mai 2025

Carrefour des solitudes

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Frédéric Lamoth – Une histoire d'amants, voilà qui paraît classique. Relatée par Frédéric Lamoth dans son nouveau roman, celle-ci évoque les liens impossibles entre Nina, une jeune femme un peu russe, un peu biélorusse, un peu ukrainienne, avec deux hommes, Lerch d'une part, et le narrateur d'autre part. Cela, alors qu'éclate, du côté du Donbass, le conflit entre la Russie et l'Ukraine. 

Nina apparaît assez vite ballottée entre les deux hommes: Lerch, qui l'a connue via une agence matrimoniale, nourrit pour elle des sentiments tièdes. Nina elle-même n'est pas du genre ardente, ce qui ne manque pas de désarçonner parfois le narrateur, même si celui-ci, peu curieux, peut lui aussi apparaître peu motivé. Cela, d'autant plus qu'il paraît placé sur le chemin de Nina presque par hasard, et que c'est plutôt Lerch qui va la placer sous sa responsabilité. Tout cela renvoie aux "amoureux en gris" de Marc Chagall, peut-être morts. 

S'il paraît lié par les circonstances, le destin de ces  personnages est celui de trois solitudes: Lerch est un industriel fantasque qui a tenté l'aventure matrimoniale presque sur un coup de tête, le narrateur est un jeune étudiant destiné à reprendre, seul, la direction de l'hôtel de Papa. Quant à Nina, personnage froid et secret, jeté dans un monde qui lui est culturellement étranger, décevant même peut-être, sa solitude est plus profonde: le lecteur l'apprend peu à peu, elle a une sœur jumelle, Ninel, trop tôt disparue.

Paire d'amants sans extase, conscients peut-être de l'inanité de leur liaison sur fond de conflit, ce couple traverse en train une Mitteleuropa peu décrite, propice cependant à lever le coin du voile sur l'éternelle absente du tableau: Ninel, qui donne son titre au livre et constitue l'énigme qui fait avancer le lecteur. Son prénom, si proche de celui de sa sœur jumelle, paraît pourtant étrange; conservés par Nina, ses dessins sont évocateurs. Quant à son destin, ce n'est qu'en fin de roman que le lecteur en connaîtra le fin mot, ancré dans une actualité familière depuis maintenant trois ans – voire plus.

Mis au contact d'histoires d'amour vécues presque à contrecœur, le narrateur sortira changé de cet épisode, résolument solitaire lui aussi. Quant au lecteur, il garde de "Ninel" le souvenir d'un roman aux atmosphères feutrées comme peuvent l'être celles d'un palace tessinois, écrit dans une musique des mots en mode mineur.

Frédéric Lamoth, Ninel, Sainte-Croix, Bernard Campiche Edituer, 2025.

Le blog de Frédéric Lamoth, le site des éditions Bernard Campiche.

Lu par Francis Richard.

mercredi 28 mai 2025

Une cité et ses habitants, entre digues et failles

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Rafael Wolf – "L'ombre d'une faille" a tout d'un roman dystopique: il relate le destin d'un coin de terre, Kernel, soudain isolé par les effets délétères d'un changement climatique qui amène son lot d'inondations contre lesquelles il faut bien agir. Après "La Prophétie des cendres", c'est là le deuxième roman de Rafael Wolf. 

Dans "L'ombre d'une faille", c'est la terre qui parle, celle de la presqu'île de Kernel. Une terre qui ne ment pas, voudrait-on dire comme l'autre; surtout, une terre qui se sent gravement concernée par ce qui se passe chez celles et avec ceux qui l'occupent, pour le meilleur et pour le pire. Jouant le rôle de narratrice omnisciente, la terre de Kernel va observer plus particulièrement plus ou moins sept personnages aux prises avec leur destin.

L'auteur les choisit bien tranchés, ces sept personnages, chacun avec des penchants politiques ou des travers humain, et aussi des zones d'ombre: une journaliste arriviste, une maire poussée à bout et le chef de l'opposition qui la harcèle, un polémiste marqué très à droite, un gourou de secte, un entrepreneur obsédé par son assimilation à son pays d'accueil, une complotiste et son disciple esseulé. Et tout un petit univers de personnages secondaires pour graviter autour d'eux. Tout va se cristalliser dès lors que, non sans précipitation, la maire décide de faire construire une digue pour protéger Kernel. Le prix de l'objet? Dramatisé en début de roman, cet aspect finit par disparaître, comme oublié au fil des pages.

Cette digue, avec sa faille qui la rend dérisoire face aux éléments, apparaît comme la métaphore de tout ce qui peut sauter chez les personnages les plus travaillés du roman. Les secrets les mieux protégés de chaque personnage vont peu à peu trouver eux aussi leur faille, mise au grand jour: le polémiste verra par exemple ses penchants pour la chair très fraîche exposés au grand jour, la maire va soudain refuser de jouer le rôle de femme irréprochable que la société lui impose et désirer vivre sans se cacher un amour peu commun. 

Plantée en pleine mer, la digue elle-même vient symboliser les murs que les humains peuvent construire entre eux pour se tenir à distance les uns des autres dans un souci discutable de protection: mur entre le Mexique et les Etats-Unis, mur du côté d'Israël, mur de Berlin. 

En mettant en scène une petite ville aux prises avec les éléments, en effet, l'auteur construit avec "L'ombre d'une faille" un roman tout à fait politique, avec des personnages dont les idées s'opposent et s'entrechoquent avec plus ou moins de bonne foi et d'arrière-pensées. Ce caractère politique, l'auteur le souligne en recourant à quelques réminiscences d'affaires passées. Ainsi, la maire traîne parmi ses casseroles un coup de fil litigieux à son mari, ce qui rappelle immanquablement l'appel téléphonique qui a coûté son poste de conseillère fédérale à Elisabeth Kopp – c'était en 1988. Autre exemple? Les tentatives d'invasion de la mairie de Kernel ressemblent fortement, jusqu'aux costumes, à la tentative de prise du Capitole après la non-élection de Donald Trump en janvier 2021 – une idée qu'on a déjà vue dans le cocasse "Sixième Suisse" de Federico Rapini. Et il y en a d'autres...

Ces effets de réel, associés à un travail poussé sur la psychologie de personnages aux motivations variées, permet à l'écrivain de construire un roman dont la tension va crescendo, à un rythme soutenu. Montée des eaux comme métaphore de la montée des tensions? Oui: Kernel devient une cocotte-minute prête à exploser, comme peut l'être semble-t-il notre société occidentale actuellement, où la température monte doucement mais sûrement au gré des votes aux extrêmes. En observant une classe politique modérée poussée à bout, des éléments perturbateurs vigoureux et un groupe de sacrifiés (les pauvres, toujours eux!), l'auteur, au fil d'un scénario implacable, dessine un portrait en teintes crépusculaires, mais non exemptes de lumières d'espoir, de l'humanité d'aujourd'hui.

Rafael Wolf, L'ombre d'une faille, Lausanne, Favre, 2025.

Le site des éditions Favre.

lundi 26 mai 2025

Intelligence artificielle et risques existentiels

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James Barrat – L'avenir avec l'intelligence artificielle? C'est ce que James Barrat, documentariste américain spécialisé dans l'intelligence artificielle, envisage dans son essai "Notre dernière invention". Par ses questionnements inquiétants, celui-ci tranche avec l'optimisme de nombreux chercheurs spécialisés, y compris de très haut niveau.

D'emblée, l'auteur pose les contours d'un épisode jamais vu dans l'histoire de l'humanité, ce qu'il appelle "la singularité": pour la première fois, l'humanité pourrait vivre avec quelque chose de plus intelligent qu'elle, alors que c'est précisément l'intelligence qui, pour le meilleur et pour le pire, a permis à l'humain de s'imposer partout sur Terre. Et ça pourrait venir très vite.

Une humanité dominée? L'auteur réfléchit dès lors à ce que pourrait être cette domination. Il écarte toute forme d'anthropomorphisme et envisage que l'intelligence artificielle ne sera pas d'office bienveillante envers ceux qui l'ont créée. Elle pourrait être indifférente, comme un paysan qui, labourant son champ, se fiche des campagnols qu'il tue au passage. Elle pourrait aussi être hostile, se nourrissant de l'humain comme de l'environnement terrestre voire plus lointain pour son propre développement personnel – un auto-apprentissage pour lequel elle pourtant a été programmée par l'humain. Aimeriez-vous être transformés en processeurs pour le développement aveugle d'une super-intelligence artificielle capable de déconstruire et de reconstruire des molécules selon ses besoins?

Peu à peu, et c'est passionnant, l'auteur s'intéresse plus largement au fonctionnement de l'intelligence artificielle. Premier constat important: personne ne sait vraiment comment ça marche, même si les résultats sont impressionnants, mais l'intelligence artificielle n'a pas la même mécanique, ni les mêmes fondements, que celle de l'humain: les contraintes, notamment physiques, ne sont pas les mêmes, ni le vécu. Et si l'intelligence artificielle est capable d'impressionner dans certains domaines (le jeu d'échecs avec Deep Blue, la traduction, la rédaction; l'éducation de la petite enfance est aussi dans les tuyaux...), elle peut s'avérer vulnérable dans d'autres, par exemple lorsqu'il s'agit – c'est le problème du "M. Café", de demander à un robot de faire un café après l'avoir placé dans une cuisine qu'il ne connaît pas. Il y a donc encore quelques éléments qui échappent à l'intelligence artificielle – on peut imaginer aisément qu'une intelligence capable d'apprendre une langue en quelques secondes, le temps de gober une disquette, ne comprendra jamais la notion d'effort, ou se dira peut-être que c'est "un truc d'humains". 

L'auteur aborde aussi les questions de financement du développement de l'intelligence artificielle, de même que les acteurs impliqués: faut-il plutôt un État, ou laisser ce champ à des privés éventuellement malveillants ou criminels, agissant dans le secret, quitte à laisser survenir une "explosion de l'intelligence", c'est-à-dire un moment où l'intelligence artificielle échappe au contrôle de l'humain. Faut-il aussi une instance internationale capable de placer des garde-fous? L'auteur relève que ces questions inquiétantes et importantes sont en bonne partie occultées par un monde de développeurs plutôt émerveillés par le développement de l'intelligence artificielle et peu enclins à en envisager les problèmes.

Le titre, enfin, est explicite: capable de tout inventer à la place de l'humain sur simple demande, éventuellement en mieux, l'intelligence artificielle pourrait bien être "Notre dernière invention". Portée par des analyses judicieuses nourries par des entretiens avec certains acteurs doués mais inquiets actifs dans le domaine, l'étude de James Barrat constitue une plongée fascinante dans un outil qui concerne aujourd'hui déjà chaque humain, peu ou prou (oui, même les fonctions "Vous pourriez aimer ceci..." sur Amazon relèvent aussi de l'intelligence artificielle, et elles ne datent pas d'hier!). 

On admet volontiers aujourd'hui que l'intelligence artificielle constitue un risque pour plus d'un métier, qui devra se réinventer. Ce que l'auteur relève dans "Notre dernière invention", c'est que le risque lié à l'intelligence artificielle, surtout si elle est générale et donc efficace dans tous les domaines, est plus profond: pour une humanité qui fonce vers l'inconnu, il pourrait être existentiel et marquer, à tout le moins, "la fin de l'ère humaine". 

James Barrat, Notre dernière invention, Paris, Talent Editions, 2023/première édition James Barrat, 2013. Traduit de l'anglais par Jérémy Trotin.

Le site de James Barrat, celui de Talent Editions, celui de Jérémy Trotin (sur Malt.ch).


dimanche 25 mai 2025

Dimanche poétique 692: Pierre de Ronsard

Je vous envoye un bouquet que ma main

Je vous envoye un bouquet que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies,
Qui ne les eust à ce vespre cuillies,
Cheutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés, bien qu'elles soient fleuries,
En peu de tems cherront toutes flétries,
Et comme fleurs, periront tout soudain.

Le tems s'en va, le tems s'en va, ma Dame,
Las ! le tems non, mais nous nous en allons,
Et tost serons estendus sous la lame :

Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n'en sera plus nouvelle :
Pour-ce aimés moy, ce-pendant qu'estes belle.

Pierre de Ronsard (1524-1585). Source: Bonjour Poésie.

jeudi 22 mai 2025

Quand la mort rôde sur le campus stéphanois

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Didier Esposito – Après tout, n'importe quel personnage d'un roman policier peut mener l'enquête. Alors, pourquoi pas de jeunes étudiants? "Candeur fatale", second roman de Didier Esposito publié aux éditions du Caïman, exploite ce ressort. Cela lui donne l'occasion de dépeindre une jeunesse d'aujourd'hui, motivée par ses études mais aussi exaltée par moments, pour le meilleur et pour le pire. Tout cela, dans le cadre de la ville de Saint-Etienne.

Tout commence lorsqu'Alexis, rentrant dans son logis d'étudiant, découvre sa voisine de chambre étalée au sol sur le bitume, morte, comme tombée de sa fenêtre. Il ne la connaît guère, juste quelques mots, mais ça suffit pour créer un lien dans de telles circonstances. Parallèlement à la police, il va mener sa propre enquête: quelle est son histoire? Suicide ou homicide? Le lecteur comprend assez vite que la deuxième réponse est la bonne: sans cela, il n'y aurait guère de roman.

Celui-ci recrée de façon crédible le motif assez classique de la traite des femmes d'Europe orientale – on pense au roman "Les jeunes filles et la mort" de Michael Genelin ou au film "Lilya 4-ever" de Lukas Moodysson, entre autres. Parallèlement à la vie estudiantine d'Alexis et de ses amis et amies, en effet, l'auteur dessine le destin malheureux de deux jeunes femmes biélorusses piégées par un recruteur charmeur qui leur promet un avenir moins gris que ce qu'elles peuvent espérer à Minsk. 

La captivité de ces deux jeunes filles sera double, relevant à la fois de la force de l'humain et de celle de la dépendance à l'héroïne. Lena, Marina, comment s'appellent-elles? Au gré d'identités flottantes, les deux jeunes femmes vont perdre une part substantielle de leur humanité sur les tapins de Milan, puis de Saint-Etienne. Et cette déshumanisation passe aussi par un changement de prénom.

Parce que oui: c'est à Saint-Etienne que tout se joue. L'auteur en restitue le contexte dans un souci de réalisme, allant jusqu'à donner l'adresse de certains de ses personnages (je n'ai pas retrouvé le 10, rue José Frappa lors de mon dernier passage à Sainté, mais je réessaierai!) ou à suggérer certains bars appréciés de la jeunesse stéphanoise. L'auteur ne manque pas de décrire aussi des quartiers moins cools a priori, par exemple du côté de la rue Virgile. Un petit regret, du coup: le lecteur aurait aimé avoir une plongée tout aussi immersive à Minsk aussi, là où se noue le destin des deux jeunes femmes qui sont au cœur de l'intrigue.

Et au fil des pages, le lecteur découvre une vraie question: la jeunesse doit-elle se mêler d'affaires policières exaltantes mais dangereuses? Entre envie de revanche personnelle et tentation de jouer le rôle de justicier, la partie va vite s'avérer inégale: elle va se jouer entre des truands motivés, des jeunes encore naïfs et la police stéphanoise. Aurait-il mieux valu la prévenir plus tôt? Cette question traverse la fin d'un roman qui relate quelques destins difficiles. 

De "Candeur fatale", le lecteur retient les naïvetés croisées de deux jeunes femmes rêvant à un avenir meilleur et d'une poignée de jeunes Stéphanois, garçons et filles, croyant pouvoir remplacer la police. Atypique pour un polar, l'issue sera dramatique pour toutes et tous. Cela, au terme d'une intrigue rondement menée dont la narration se dévore grâce à une écriture efficace qui décrit à merveille la vie d'une poignée de personnages attachants – les gentils surtout, on finit par bien aimer, ces jeunots – et solidement construits dans tous les cas.

Didier Esposito, Candeur fatale, Saint-Etienne, Editions du Caïman, 2024.

Egalement lu par Pierre FaverolleSonia Pupier.

mardi 20 mai 2025

Eric Sardaigne et la face cachée des personnages

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Eric Sardaigne – La face sombre d'un humain apparemment bien sous tous rapports peut-elle vraiment être si terrible que ce qu'en raconte Eric Sardaigne dans son deuxième roman, "Des Roses pour m'apaiser"? Il faut le croire: ce roman brouille quelque peu les codes du polar, quitte à paraître glaçant.

De façon générale, en effet, on admet que les policiers sont les gardiens de l'ordre. Mais que peut-il se passer si eux-mêmes deviennent des criminels capables de tuer de sang-froid? Et, accessoirement, de mettre leur morale au placard tout en affichant, face à la société, une apparence bien sous tous rapports? Fidélité de couple incluse? 

Tout cela, l'écrivain stéphanois Eric Sardaigne l'incarne au travers d'une poignée de personnages: le commissaire Damblard, son collègue Delcreux, sa femme Marie-Jo, le barman Théo et quelques autres. Un peu de perversion de la part des uns et des autres et le feu prend, immanquablement: "Des Roses pour m'apaiser" aligne la narration de crimes parfaits, perpétrés par des personnages en position d'orienter les enquêtes.

S'il fonctionne de façon impeccable et donne immanquablement le frisson qu'on attend d'un thriller, "Des Roses pour m'apaiser" aurait mérité d'être un peu plus percutantes par endroits afin de gagner encore en tension, en particulier dans certains scènes vectrices d'introspection. Cela, même si celles-ci sont certes utiles pour comprendre les personnages et leurs motivations les plus intimes.

Le lecteur reconnaît cependant à coup sûr le réalisme saisissant des descriptions de scènes de torture et de cadavres, évocatrices de ce que l'humain peut faire d'abominable à ses semblables. On sent l'ancien professionnel du secteur de la santé qu'est Eric Sardaigne, pour le coup! On garde en mémoire tel ou tel cadavre habilement disséqué ou mort dans des souffrances voulues par l'assassin, ou alors au sort que la sensuelle Marie-Jo réserve à son amant, le commissaire Damblard: on est très, très loin des jeux sadomasochistes consentis entre connaisseurs, si épicés qu'ils puissent être. 

Tout le monde dans ce roman a une bonne raison de tuer. Tout le monde, aussi, aurait pu confier ses griefs à la police. Et tout le monde, y compris les représentants de celle-ci, préfère faire justice lui-même. Qui restera debout à la fin? L'auteur voit dans ce roman une issue heureuse. Elle semble l'être, certes; mais pour le lecteur, n'est-elle pas aussi suprêmement amorale? Le débat est ouvert! Quant au parfum des roses évoquées dans le titre, puis en fin de roman, il n'est pas dépourvu d'une note de fond étrange et inquiétante. Il suffit de voir sur quoi elles poussent...

Eric Sardaigne, Des Roses pour m'apaiser, Saint-Etienne, Editions Abatos, 2023.

Le site des éditions Abatos.

dimanche 18 mai 2025

Dimanche poétique 691: Carole Dailly

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Chagrin langé de brume blanche

Tout autour la lumière

Ne pas souffler sur le brume blanche,
surtout

Enveloppé, le sommeil
Déployée, sa douceur pour tout
Ce qui demande à naître et naît,

Les yeux trop nus
pour la grande lumière

Est restée jusqu'au silence,
et bien après,
Sourire penché sur l'épaule

Carole Dailly (1970- ), Le geste de la douceur, Châteauroux-les-Alpes, Gros Textes, 2021.




mercredi 14 mai 2025

Kitten Napier: mais qu'ont-ils tous à vouloir le Groenland?

Donnie Hawkins – Qu'est-ce qu'ils ont tous, tout soudain, à vouloir aller au Groenland? Déjà Donald Trump, maintenant Kitten Napier, vierge depuis peu, et Fergus Jonson, mormon notoirement homosexuel. Laissons à Donald Trump sa quête des métaux rares: celle-ci est peut-être aussi incertaine que celle, mythique, relatée dans "Kitten se gèle les miches", dernier opus de Donnie Hawkins, traduit de l'anglais par Paul Emploi: retrouver les plaques d'or sur lesquelles ont été gravés les enseignements des prophètes américains. Autrement dit: le manuscrit originel du "Livre de Mormon".

L'entièreté de l'intrigue se déroule donc au Groenland, où deux jeunes missionnaires mormons peu suivis, Peter LaRue et Salomon Willie, attendent Kitten et Fergus. Leur quête des plaques d'or se fera avec des chiens de traîneau et amènera les personnages chez un géographe misanthrope, puis dans un lieu qu'on imagine semblable à Stonehenge, hanté d'hommes-poissons. C'est là que tout va se jouer...

Superhéroïne hypersexuée et personnage principal récurrent de la série, Kitten souffle littéralement le chaud et le froid dans "Kitten se gèle les miches". L'auteur se plaît à caricaturer l'effet qu'elle fait aux deux mormons qui l'attendent sur l'île, tendus émus même par une image d'elle a priori anodine. L'humour de ce livre, potache, naît dès lors de l'imaginaire lié aux sous-vêtements du temple, propres aux mormons: ils s'avèrent peu pratiques pour se "palucher" à de nombreuses reprises, comme finissent par dire les deux compères, Peter LaRue et Salomon Willie.

L'aspect "chaudasse" de Kitten, vierge de fraîche date (voir "Montrueuse Kitten"), sert aussi l'intrigue de manière littérale: on la voit évoluer sous une épaisse couche de neige en la faisant fondre à mesure qu'elle avance. Belle trouvaille de l'écrivain, qui va, pour créer une métaphore simple à appréhender, jusqu'à comparer cette manière d'avancer à celle de Pac-Man. Et pour faire bon poids, bien sûr, Kitten avance nue dans la neige. On n'est pas à ça près: une fois de plus, l'auteur exploite avec humour les potentialités offertes par une nudité porteuse de fantasmes et d'imaginaire.

Les adversaires sont des hommes-poissons qui ont leurs raisons d'agir, et de tuer – ou pas: ils sont à la recherche de quelqu'un de pur, homme ou femme, mais vierge. L'auteur fait appel à H. P. Lovecraft pour leur créer un imaginaire inspiré de l'univers de Cthulhu. Dans un souci de clarté, cependant, l'auteur leur donne un parler qui peut être compris, par intermittence, par le lectorat. Et il faut une forme de courage pour les affronter: les chiens de traîneau ne l'ont pas, et préfèrent fuir, sous couvert de quelques prétextes spécistes (et spécieux) de désobéissance civile. On relève au passage que l'auteur, avec ces chiens de traîneau, évite le poncif des animaux admirables et sans reproche: en fait, ils ne sont pas meilleurs que les humains.

De la grande littérature à la chanson française, "Kitten se gèle les miches" cache un substrat culturel bien fourni sous ses allures de roman de gare écrit avec un gros grain de folie. Le lecteur retrouve dans ce nouvel opus l'ambiance totalement décomplexée qui constitue la marque de fabrique de la collection "Damned", qui en est à 27 livres avec "Kitten se gèle les miches". Celui-ci m'aura fait la journée; petite vitesse... pour une lecture qu'on recommandera à Donald Trump, ne serait-ce que pour lui indiquer ce qu'il pourrait trouver au Groenland si, avide de territoires au riche sous-sol, il y met le pied un jour.

Donnie Hawkins, Kitten se gèle les miches, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, 2025. Traduit de l'américain par Paul Emploi.

Le site des Nouvelles Editions Humus.

La vraie couverture viendra prochainement... ou pas.

mardi 13 mai 2025

Potamia, deuxième voyage avec Louis de Saussure

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Louis de Saussure – On se souvient du premier tome de la trilogie des "Trois voyages à Potamia", "On parle d'abord du vent", paru en fin d'année dernière. En ouvrant son deuxième volume, "Ensuite on raconte ceux qu'on aime", le lecteur de cette série d'ouvrages signée Louis de Saussure se retrouve en terrain connu, tant au point de vue du style qu'en ce qui concerne l'univers et les personnages décrits. 

A la façon d'un adieu au premier tome, le motif du vent fait ainsi une dernière apparition dans "Ensuite on raconte ceux qu'on aime", avec l'idée que les hommes, contrairement aux femmes, ne craignent pas le vent et se font même fort de le dompter: c'est l'art des navigateurs. 

Mais le temps avance: "Ensuite on raconte ceux qu'on aime" relate le deuxième voyage de Yannis à Potamia, village sis sur l'île de Naxos, à l'occasion du quarantième jour suivant le décès de sa mère, Agapi. Cette image du temps qui avance est suggérée par l'évolution de la qualité de sa mesure: alors que l'ancien prêtre de l'île tenait à sonner les heures lui-même quitte à ne pas être très régulier, le nouveau prêtre a fait installer un système de sonnerie automatique.

Ces deux systèmes de mesure du temps symbolisent du reste aussi, dans ce roman, une Grèce tendue entre l'histoire et l'actualité, entre le temps de la débrouille approximative mais créative et celui des standards tous azimuts voulus par des autorités venues d'ailleurs. On pense à Bruxelles, bien sûr, mais au long du roman, d'autres occupants, plus anciens mais pas forcément plus amènes, sont passés par là et ont pu vouloir imposer leur mode de vie.

L'auteur, en effet, continue à creuser la destinée de la famille de Yannis, qui s'inscrit dans l'histoire longue. Il y aura ainsi quelques nazis et des héros pour les narguer, quitte à le payer de leur vie, mais aussi des ottomans, et des peuples séparés de force: à chacun sa place, sous des prétextes ethniques ou religieux. C'est dans ces contextes délicats, conflictuels, que se dessinent les histoires d'amour qui naissent au fil des pages.

Il convient enfin de relever que c'est aussi par l'écriture que "Ensuite on raconte ceux qu'on aime" s'inscrit dans la continuité du premier tome de la trilogie. Cette écriture soignée, marquée par un je-ne-sais-quoi qui n'appartient qu'à elle, sait séduire le lecteur amoureux de belle ouvrage. Celle-ci est mise au service de la narration de la vie d'une île qui vit à son rythme, intemporelle, depuis toujours.

Louis de Saussure, Trois voyages à Potamia, Lausanne, Les Editions Romann, 2025.

Le site des éditions Romann.

Egalement lu par Francis Richard.

dimanche 11 mai 2025

Dimanche poétique 690: Patrick André Bonvin

Les mots

Il me reste peu de temps
Je cherche les mots
Je cherche les phrases
Le texte
Mon texte
Du texte
Le récit
Un récit

Le vide
Le manque
L'absence
L'obsession

Il me reste peu de temps
Je cherche des mots

Je cherche mes phrases
Mon texte
Ton texte
Le texte qui te parle
Le texte qui parle

Et tu me manques déjà

Patrick André Bonvin (1968- ), Juste le dire, Saint-Denis, Edilivre, 2018.

samedi 10 mai 2025

Au service secret de la Confédération helvétique

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Mark Zellweger – Le lecteur qui entame sa lecture de "Pour tout l'or de Srinagar" de Mark Zellweger ne manquera pas d'être impressionné par le réalisme du contexte géopolitique décrit. Tout prend racine en 1947: l'Inde est indépendante, le Pakistan aussi mais séparé, et un conflit sanglant éclate entre les deux pays, avec les minorités des uns et des autres pour enjeu. Mais c'est au moment où Donald Trump entame son premier mandat de président des Etats-Unis que l'auteur fait vraiment démarrer son intrigue.

Le lecteur est amené à découvrir quelques points chauds de la planète, en Afrique noire ou en Méditerranée. Bien vite, le Cachemire apparaît comme un enjeu majeur des conflits que l'auteur décrit au fil des pages. Et qu'en est-il de ces migrants qu'on découvre radioactifs lorsqu'on les intercepte en Méditerranée?

Ces situations dangereuses ont pour adversaire le Sword, service occulte dépendant de la Confédération suisse, agissant en sous-main dans l'ombre de la diplomatie, capable s'il le faut de tuer. Ses membres sont les acteurs de ce roman, à commencer par son responsable Mark Walpen. Le lecteur les verra s'activer auprès des gouvernements d'ici et d'ailleurs.

Des membres qu'il n'est pas forcément simple, et c'est dommage, de vraiment cerner, au-delà de l'exosquelette de Paul de Séverac. L'impression du lecteur qui commence à lire avec "Pour tout l'or de Srinagar" sera dès lors, peut-être, qu'il a loupé quelques épisodes. Cela, non sans raison: ce roman est le cinquième d'une saga, et il est probable que l'auteur soit parti du principe que ses personnages sont devenus familiers à son lectorat.

Cela étant, "Pour tout l'or de Srinagar" mêle avec une adresse certaine la réalité telle qu'on la découvre au journal télévisé et les points de vue de ceux qui vivent au jour le jour une actualité souvent conflictuelle, parfois criminelle. Que ce soit pour retrouver dans un livre les enjeux des soulèvements actuels entre le Cachemire et l'Afghanistan ou simplement pour apprécier un roman qui bat au rythme du monde et des armes nucléaires que l'on se dispute, "Pour l'or de Srinagar" trouvera un bon public au fil des pages.

Mark Zellweger, Pour tout l'or de Srinagar, Editions Eaux Troubles, 2011.

Le site des éditions Eaux troubles, celui de Mark Zellweger.



mercredi 7 mai 2025

Bal pour une ascension sociale découronnée

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Irène Némirovsky – Elle est cruelle, l'histoire que relate "Le Bal", court roman (on parlerait aujourd'hui de "novella") de l'écrivaine russe d'expression française Irène Némirovsky. Et amorale, si l'on en considère l'issue: pourquoi le bal organisé par les Kampf a-t-il tourné au fiasco?

Rembobinons: "Le Bal" relate l'organisation d'un bal par les parents Kampf (un mot allemand qui signifie "combat": le conflit familial est annoncé!), devenus soudain riches à l'issue d'un placement financier particulièrement heureux. L'enjeu est de taille: il faut s'imposer dans le grand monde, l'impressionner même, et montrer qu'on en est. 

En quelques mots et phrases qui suffisent à faire mouche, la romancière réussit à saisir parfaitement le gigantisme d'une telle opération: deux cents invitations, une débauche de moyens (menu de chasse, caviar, foie gras, orchestre...), et même quelques ruses pour masquer le fait que les Kampf, famille en partie juive et laborieuse comme l'était celle de l'écrivaine, n'ont pas tous les codes. 

Cela passe aussi, et c'est là que l'intrigue se noue, par l'attitude des parents, Rosine et Alfred, à l'égard de leur fille Antoinette: devenus riches, ils ont sous-traité son éducation à une gouvernante anglaise qui la tient de manière stricte, ainsi qu'à une professeur de piano très rigide. A travers ces choix, les parents imposent à leur fille ce qu'ils imaginent être une bonne éducation, austère, corsetée et surtout infantilisante, tout en signifiant qu'ils ont d'autres priorités, d'ordre social, dont le bal est le symbole.

Ce choix s'avère problématique au moment de l'intrigue: à 14 ans, Antoinette, consciente que son corps change, que ses bras, aujourd'hui tels des flûtes, pourraient devenir "les plus beaux bras du monde, qui sait?", n'est plus un enfant... et elle entend bien n'être plus traitée comme telle. Ses parents ne veulent pas d'elle au bal? Elle doit être couchée à neuf heures, et on la relèguera pour une nuit dans un débarras aménagé à la hâte? Elle saura trouver sa revanche, fracassante. 

Cette revanche, il est permis d'y voir une manière freudienne de tuer non seulement le père, mais aussi la mère, puisque tout va se jouer, finalement, entre une Antoinette consolatrice mais sûre d'elle et une Rosine à terre. Rien ne sera dit des modalités de la revanche, rien n'aura changé, chacune aura sa vérité. Mais l'auteure conclut en rappelant que si Antoinette est sur la pente ascendante, Rosine est déjà, en quelque sorte et de même qu'Alfred, qui a déjà quitté la scène, un modèle obsolète. Ce qu'elle essaie de masquer: l'auteure l'annonce déjà plus haut dans le récit, montrant en particulier Rosine, vaguement consciente de son déclin, cheveux teints, en train de se maquiller en pensant à ses propres années de jeunesse.

Récit d'un basculement dans l'âge adulte, celui où l'on n'a plus peur de ses parents, "Le Bal" est aussi une critique féroce d'un ménage de parvenus, désireux de surjouer un style grand-bourgeois (débauche de moyens pour le bal, bijoux à profusion pour Rosine, qui a commencé comme dactylo) pour faire oublier son extraction modeste et une ascension sociale due à un simple coup de génie boursier.

Posée en adversaire face à des parents oppressifs, Antoinette apparaît comme le parangon de la jeune génération qui, déjà, pousse ceux-ci vers la sortie. Cela, avant même qu'ils n'aient existé socialement, fût-ce une soirée, puisque "leur" bal s'avère un fiasco qui n'attirera que la professeur de piano d'Antoinette. 

C'est ainsi avec une ironie féroce que l'écrivaine Irène Némirovsky dessine, implacable, le passage de témoin d'une génération à une autre, sans que la génération précédente n'ait eu le temps de jouir d'une ascension sociale soudain découronnée, ni en somme de jouer toute sa partition – comme ces musiciens qui, commandités pour le bal, n'ont pas joué grand-chose de toute la soirée.

Irène Némirovsky, Le Bal, Paris, Grasset & Fasquelle, 1930/Les Cahiers rouges, 2002/2016.

Le site des éditions Grasset.



mardi 6 mai 2025

La paix, thème artistique subversif: œuvres et philosophie

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Barbara Polla – A la fois beau livre et réflexion sur la paix dans l'art et dans le monde, "F... moi la paix..." est aussi la mémoire d'une expérience artistique lancée par la galerie Analix Forever, basée à Chêne-Bourg (canton de Genève), débouchant à la fois sur une exposition et sur une réflexion philosophique sur la notion de paix. Tout a débuté par un constat de la part de l'initiatrice du projet: s'il est courant de trouver des artistes engagés en faveur de la paix, ceux-ci sont beaucoup plus rares à tenter de l'appréhender dans leur création sans en référer à son pendant: la guerre. 

Cela, à telle enseigne que les artistes qui ont accepté de participer au projet, chacun avec son bagage de vie (certains ont vécu dans des pays presque constamment en conflit) ont fait naître des œuvres entièrement nouvelles pour l'occasion. Cette partie "making of", vue comme une "coélaboration", est évoquée au fil des pages, en détail: les artistes et leurs tempéraments, mais aussi une liste de commissions impressionnante. Ces tableaux, en effet, il faut les créer, à l'acrylique. Un défi pour au moins un des artistes, peu coutumier de cette technique. Quant au groupe d'artistes, il s'est formé en avril 2022 à la biennale de Venise.

Des tentes et des vulves par Abdul Rahman Katanani ("Dans ces tentes, nous y entrons quand nous sommes invités – comme dans les vulves", dit l'artiste), des politiciens représentés comme des clowns par Serwan Baran, un portrait à huit mains (celles des deux précédents artistes, ainsi que de Said Baalbaki et d'Ayman Baalbaki) qui renvoie à Emmanuel Levinas présenté comme le philosophe du visage, sans oublier l'approche dansée de Brice Catherin ou les photographies d'artistes proches de la galerie Analix Forever: chaque créateur use de ses outils et de sa sensibilité pour donner corps à l'idée de paix. De nombreuses illustrations en témoignent tout au long de l'ouvrage. Et associées aux textes, les œuvres présentées composent une forme d'"utopie agissante", en vue sans doute, simplement, de représenter une paix, ou même une "micro-paix".

Au-delà des aspects concrets et matériels, en effet, "F... moi la paix..." développe aussi, au travers de commentaires d'auteurs divers, une certaine idée de la paix, loin du cliché d'un paisible entre-soi. La paix peut ainsi constituer le sommaire d'un journal fictif, à l'enseigne du faux "New York Times" imaginé par le collectif des "Yes Men", ou des slogans aménagés en enseignes lumineuses par Robert Montgomery – et là, l'ouvrage dépasse le seul contexte de l'exposition. Son exposé philosophique va glaner jusque chez les non-violents Jean Giono et Léon Tolstoï pour évoquer le caractère foncièrement subversif de la paix, vue comme une riposte aux gens de pouvoir.

Ainsi naît, au fil des pages, une réflexion originale et approfondie, doucement anarchiste, sur la paix en tant que telle, ainsi que sur son expression artistique, plus rare qu'on ne le croit. Cette réflexion confine à l'idée d'une paix qui captiverait chacune et chacun partout, aussi dans les créations populaires: jeux vidéo, albums de Taylor Swift, etc. Un renversement qui résonne avec cette phrase du faux "New York Times", placée dans une annonce fictive d'ExxonMobil: "Peace. An idea the world can profit from."

Barbara Polla/Collectif, F... moi la paix..., Une histoire d'art et d'engagements, Bordeaux/Bruxelles, Le Bord de l'eau/La Muette, 2024.

Le site de la galerie Analix Forever, celui des éditions Le Bord de l'Eau, celui des éditions La Muette.

Artistes cités:





dimanche 4 mai 2025

Dimanche poétique 689: Maurice Rollinat

Les pierres

Par monts, par vaux, près des rivières,
Les frimas font à volonté
Des blocs d'ombre et d'humidité
Avec le gisement des pierres.

Sous le vert froid des houx, des lierres,
Sous la ronce maigre, - à côté
Du chardon dévioletté
Cela dort dans les fondrières,
Plein d'horreur et d'hostilité,
Donnant aux brandes familières
Une lugubre étrangeté.

Mais sitôt qu'on voit les chaumières
Refumer bleu dans la clarté,
C'est le soleil ressuscité
Qui refait couleurs et lumières,
De la vie et de la gaieté
Avec le gisement des pierres.

Maurice Rollinat (1846-1903). Source: Bonjour Poésie.

samedi 3 mai 2025

Alexandre Pouchkine, un Noir à la cour

Alexandre Pouchkine – On ne le sait pas forcément en Europe occidentale, mais le poète national russe Alexandre Pouchkine compte un prince africain parmi ses ancêtres. Sous l'aile du tsar Pierre le Grand à qui il a été "vendu", Ibrahim Hannibal a connu une destinée hors du commun, marquée cependant par la couleur de sa peau: capturé par des esclavagistes musulmans, c'était un Noir. Son descendant a entrepris de relater sa destinée dans un ouvrage biographique et romanesque malheureusement inachevé: "Le nègre de Pierre le Grand". Dans leur collection "Bilingue", les éditions Folio en proposent une version bilingue accessible aux francophones, compilant page à page, en russe et en français, les épisodes qu'Alexandre Pouchkine a laissés.

L'ouvrage est donc court, mais important! Il comprend quelques épisodes marquants de la vie d'Ibrahim Abraham, centrés sur sa jeunesse. Aux premières pages, le lecteur le trouve à Paris, où il fait ses expériences de jeune homme. D'emblée, la narration donne à voir, sans fard, avec une naïveté décomplexée qui a de quoi provoquer, ce qu'on appelle "racisme" depuis 1902 (selon le Robert): curiosité gênante face à un homme qui n'a pas la même carnation que les autres (et cette gêne, l'écrivain la rapporte sans dramatisation, mais sans détour non plus), peur du scandale dès lors que, amant d'une comtesse volage nommée Léonore, il lui fait un enfant (et quelle sera sa couleur? se demande-t-on...). La fin du chapitre II apparaît ainsi comme un parfait épisode de roman, porté par le souci d'éviter le scandale au mari cocu. 

Cet épisode se déroule en France; l'édition rappelle que l'auteur prend quelques libertés avec la vérité en plaçant cet épisode de la vie d'Ibrahim Hannibal à Paris alors qu'il s'est plus probablement produit à Metz. Mais voilà: Ibrahim Hannibal décide finalement de retrouver Saint-Pétersbourg, comprenant l'impasse que constitue son amour avec Léonore – sa lettre d'adieu suggère du reste, une fois de plus, que cette impossibilité a quelque chose à voir avec la couleur de peau d'Ibrahim Hannibal, et qu'il a intégré cette donnée. 

Le motif du rejet à raison de la race persiste dans les deux épisodes restants que l'ouvrage nous donne, et qui se déroulent dans la toute jeune Saint-Pétersbourg, dont Ibrahim Hannibal voit les chantiers. L'écrivain décrit en particulier, sans aucune complaisance, ce que les "assemblées", soirées où toute la noblesse est convoquées et auxquelles il est difficile d'échapper. Protégé du tsar, Ibrahim Hannibal y est convié, y fait des connaissances. Et le tsar va jusqu'à lui arranger la possibilité d'un mariage, ce qui ne va pas sans heurts. 

En relatant la vie de son aïeul, l'écrivain Alexandre Pouchkine relate avec toute la franchise qu'implique la naïveté ce que l'on appelle aujourd'hui le racisme. Cela, avec ses masques hypocrites et ses pénibles aveux (on l'aime bien, Ibrahim Hannibal, il sait se tenir en société, mais le veut-on comme gendre?), sans oublier bien sûr le jeu des stéréotypes plus ou moins malveillants, fondés sans doute, si l'on pense à Natacha, la jeune promise d'Ibrahim Hannibal, à l'ignorance. Biographie descriptive et romanesque à son origine, "Le nègre de Pierre le Grand" se lit aujourd'hui, entre autres, comme le rappel d'un racisme dont nous ne voulons plus. Et constitue, donnée par un poète russe que tous les Russes ont adopté, une forte leçon d'humanisme.

Quelques mots enfin sur le livre lui-même: celui-ci donne un texte modernisé du roman "Le nègre de Pierre le Grand", parfaitement lisible pour les russophones d'aujourd'hui. L'édition est enrichie par un petit cahier d'images qui permettent au lecteur de se plonger dans l'époque, c'est-à-dire le début du dix-huitième siècle, où commence la destinée d'Ibrahim Hannibal.

Alexandre Pouchkine, Le nègre de Pierre le Grand, 1837/Paris, Folio Bilingue, 2010. Traduit du russe et annoté par Gustave Aucouturier. Traduction révisée par Simone Sentz-Michel.