mardi 25 juin 2024

Des Syriens au village

Jean-Jacques Busino – Imaginez un village aux pierres croulantes en Sicile, peuplé de vieillards. Orlitone est si petit qu'il ne figure sur aucune carte, et si on consulte l'ami Google, ce nom renvoie plutôt à un traitement contre l'obésité. Un gros bourg devenu trop sévèrement maigre? C'est là que se situe l'intrigue du roman "Le Village" de Jean-Jacques Busino. Cet opus tendu est en prise avec l'actualité: dans le contexte d'une Italie marquée par les Matteo Salvini et Giorgia Meloni, c'est une histoire de migrants syriens qu'il raconte.

Le lecteur a le droit de craindre qu'un tel roman glisse dans une opposition manichéenne facile entre gentils migrants et méchants villageois xénophobes. L'auteur répond d'emblée à cette possibilité par la caricature: les villageois ont certes leurs préjugés. Et il est vrai que la cohorte de Syriens qui s'installe à Orlitone est singulièrement constituée de personnages de bonne volonté. Quant à l'assistant social, narrateur du récit placardisé dans la région, on le sent débordé. Mais regardons-y de plus près...

Personnage clé de l'intrigue, le syndic – c'est-à-dire le maire – est un bonhomme caractériel qui n'hésite pas à balancer ses godasses à la face des personnes qui le contredisent. La quatrième de couverture le présente comme un homme altruiste, ce qui mérite nuance: la motivation ultime du bonhomme, qu'on peut croire marqué à gauche, n'est pas d'assurer un bon accueil aux réfugiés, mais bien, cyniquement, de faire ch... les Salvini et Meloni. S'il éponge les factures grâce à quelques acrobaties (en particulier un traitement suisse contre la leucémie facturé presque un demi-million...), ce n'est pas lui qui va agir activement pour rendre Orlitone plus habitable (l'eau potable y est un bien rare, par exemple), tant pour les indigènes que pour les Syriens.

Ballotté entre un politicard au petit pied (les chaussures, je vous dis!), des villageois qui ont souvent la tête près du bonnet et des Syriens qui doivent bien retrouver un sens à leur vie, Eduardo s'efforce d'injecter un peu d'humanité dans ce petit monde. Eduardo? C'est un homme dans la force de l'âge, fonctionnaire envoyé à Orlitone en punition pour une affaire de mœurs. 

L'auteur réussit à rendre ses personnages parfaitement attachants en leur rendant figure humaine, qui qu'ils soient. Là où d'autres auraient considéré les Syriens comme une masse indistincte dont il s'agit de prendre soin, l'auteur fait émerger des personnages admirables et originaux – on se souviendra en particulier de la chevrière Séphora, une gamine qui connaît son métier et ne supporte pas qu'on mange les cabris. Du côté des anciens qui animent Orlitone vaille que vaille, l'auteur fait le même effort, avec en prime quelque chose de sarcastique, en repérant les acteurs pivots de tout village européen qui se respecte: le curé, le cafetier, le maire, mais aussi l'aïeule qui touche sa bille en cuisine et se voit surclassée. Un jeu de rôles qui peut paraître figé, un peu trop immémorial pour être honnête, mais qui fonctionne et dans lequel le lecteur se retrouve.

En refermant "Le Village", enfin, le lecteur conserve l'impression que c'est par le travail que les Syriens vont forcer le respect dans la bourgade d'Orlitone: étrangers en situation irrégulière, ils arriveront même à tenir la police à distance – sans parler de la mafia endémique. Il est permis de penser à ce que les Italiens de la diaspora ont su réaliser, en se mettant humblement au travail, dans les pays où ils ont émigré. Dès lors, l'immigré syrien, capable de produire matériellement (du fromage) ou symboliquement (animer des funérailles) alors que l'Europe vieillissante a abdiqué (il n'y a ni fromagerie ni chorale à Orlitone au moment où s'ouvre le roman), est-il la métaphore du second souffle promis à un continent dont Orlitone est présenté comme le laboratoire? Telle est la vision, simple mais implacable, exposée avec un humour volontiers grinçant, que véhicule l'accrocheur "Le Village".

Jean-Jacques Busino, Le Village, Lausanne, BSN Press/Genève, Okama, 2024.

Le site des éditions Okama, celui des éditions BSN Press.

2 commentaires:

  1. Une lecture sicilienne qui te change des lectures stéphanoises.

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    1. Bonjour Alex! En effet, ça change... mais les lectures stéphanoises vont revenir! :-) Bon week-end à toi!

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