Virgile Elias Gehrig – Y a-t-il quelque chose de plus terrible que de perdre son visage? Pas seulement perdre la face, mais voir littéralement son propre visage s'effacer, et ses sens s'émousser? Tel est le destin de Thomas, personnage principal du foisonnant dernier roman de l'écrivain Virgile Elias Gehrig, "Peut-être un visage". Circonstances aggravantes: Thomas Fourvière est marié et presque père de famille, et du jour au lendemain, le voilà qui disparaît. Perdu dans un champ, son téléphone portable vagit dans le vide...
Les premières pages sont consacrées à une mystérieuse jeune fille qui allume cinq feux, comme cinq continents, sur la plage. Mystérieuse, elle le restera jusqu'au bout: certes, l'auteur en dit pas mal sur elle, mais il n'est pas évident de la cerner. Est-ce Europe, cette fille dont le géniteur est Thomas? Affaire à suivre.
Dès lors, l'auteur commence son roman sur un zoom avant, tranquille et progressif, sur une région qui pourrait bien être le Valais. Cette description d'un canton suisse cerné par les montagnes fait immanquablement penser au très beau roman "On dirait toi" (2013) de Sonia Baechler; l'auteur de "Peut-être un visage" va, à l'instar de Sonia Baechler, jusqu'à nommer la région décrite "La Vallée". Cela dit, le zoom avant s'arrête sur de jeunes étudiants utilisant leurs smartphones sur le campus d'une excroissance de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne: chez Virgile Elias Gehrig, le canton est entré dans la modernité.
Perdre progressivement son visage, pour Thomas, c'est évidemment terrible. L'auteur affirme ce que l'on pressent: perdre son visage, c'est le résultat d'une certaine fréquentation des réseaux sociaux qui réduisent leurs utilisateurs à des profils étriqués. Certes, l'auteur concentre son récit sur Thomas, mais d'autres personnes sont concernées et prennent l'avion pour Chypre, dans l'espoir d'être soignées.
Chypre? L'auteur assume le côté symbolique de ce pays aux marches de l'Europe, presque grec, berceau d'une certaine civilisation. Et c'est dans un monastère orthodoxe, celui d'Agios Neophythos, que Thomas retrouve forme humaine, avant de retrouver Europe. De quoi rappeler la quête personnelle du personnage principal du "Sourire de Pan" de Jacques Périer! Il est aussi permis de voir dans les retrouvailles finales, aux airs de tour de noces, l'idée de la réunion du paganisme fondamental, principe féminin, autour d'Europe et de la Terre Mère (Gaïa), et du christianisme, principe masculin, autour de Thomas – dont le nom renvoie à Saint Thomas d'Aquin. Cela, même si Europe est finalement peu présente dans "Peut-être un visage", si ce n'est en creux, l'auteur se concentrant sur le personnage de Thomas.
Se retrouver soi-même, entre les racines valaisannes, humaines et proches, et les racines de civilisation, lointaines et profondes, à Chypre: tel est donc le propos de "Peut-être un visage". On retrouve dans ce roman certains thèmes déjà vus dans "Pas du tout Venise", précédent roman de l'écrivain: le milieu hospitalier, ou le mysticisme chrétien, dans une symbolique revisitée. Le lecteur regrettera quelques longueurs, quelques digressions et passages dont le rapport avec la quête de Thomas n'est pas des plus évidents, si ce n'est pour rappeler, parfois, que ce personnage est entouré d'une famille. Il reconnaîtra aussi quelques tics de langage, tels que l'utilisation courante, à des sens divers, du verbe "vagir": comme si une telle quête amenait le personnage principal à redevenir un bébé qui pleure.
Foisonnement poétique, préciosité du langage, parole généreuse presque à l'excès, comme pour combler un vide: tel est sans doute le prix d'une quête, celle de la pièce de puzzle manquante. Car de même qu'un puzzle auquel il manque une pièce est triste, un visage absent est une lacune qu'il faut combler. Et l'absence peut aussi être vue comme l'un des fondements de l'œuvre littéraire de Virgile Elias Gehrig, qui écrit "pour offrir une tombe à sa mère", qu'il a perdue alors qu'il avait seize ans.
Virgile Elias Gehrig, Peut-être un visage, Lausanne, L'Age d'Homme, 2018.
Le site des éditions L'Age d'Homme.
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