Philippe Lafitte – Voilà un écrivain qu'on a connu sur des livres courts et denses, à l'instar de "Etranger au paradis", qui relate une biographie, ou "Eaux troubles", plongée dans les aléas qui naissent autour d'un bassin de natation. Avec "Celle qui s'enfuyait", le romancier français Philippe Lafitte ose un roman plus ample, qui fait le grand écart entre les Causses, région française campagnarde, et la trépidante ville de New York, théâtre naguère de manifestations raciales. Cela, avec une constante: l'idée de la fuite. Cette idée est annoncée de façon directe dans le titre, qui, pour le coup, ne trompe pas.
Fuite... le titre annonce la couleur, le roman la confirme. Il met en scène Phyllis Marie Mervil, écrivaine afro-américaine réfugiée dans la campagne française, et pour bien enfoncer le clou, l'écrivain la montre d'emblée en train de faire son jogging, donc de courir. Courir devant l'ennemi? Il est permis de penser qu'inconsciemment, il y a de ça dans ce rituel. Phyllis Marie Mervil est un personnage d'écrivain tout en fuites aussi, dans la mesure où elle se cache derrière deux pseudonymes pour écrire ses romans policiers à succès (qui n'ont rien d'autobiographique, d'ailleurs) et se montre réticente à se montrer au public, ne serait-ce qu'à l'occasion d'une dédicace en province. Fuite enfin dans le choix fait par Phyllis Marie Mervil d'écrire de la fiction, qu'on peut considérer comme une façon d'éviter de parler de soi. Donc de se fuir soi-même.
Et par ailleurs, qu'est-ce que l'écrivaine Phyllis Marie Mervil fuit ainsi? C'est par touches que l'auteur dévoile tout le passé de cette femme, en faisant intervenir un autre personnage, Danny Corso, qui la traque jusque dans sa retraite française. S'ensuit un jeu adroit et rythmé de points de vue entre le présent, confrontant Danny Corso, sa famille et Phyllis Marie Mervil, et le passé, qui rappelle les pages historiques d'émeutes des années 1970, dans un New York pas forcément facile à vivre.
On peut croire que "Celle qui s'enfuyait" repose sur un ressort narratif où le Blanc est le méchant de l'histoire, face à une Noire forcément martyre. Ce travers manichéen, l'auteur l'évite: "Celle qui s'enfuyait", ce n'est pas du tout cela, même si la question raciale est présente dans le roman, et mobilise certains personnages. C'est justement dans cette mobilisation que l'auteur installe quelque chose de plus fort que la lutte pour la justice: la passion amoureuse. Celle qui tue. Phyllis Marie Mervil a cru pouvoir vivre toute sa avec cela, moyennant de garder le secret – en oubliant que quelqu'un, peut-être, animé par un certain esprit de famille, voudra raviver les cendres par esprit de vengeance.
"Celle qui s'enfuyait" se garde de juger qui que ce soit, qu'il s'agisse de Danny Corso, le chasseur, ou de Phyllis Marie Mervil, la proie. Le tueur, en définitive, ne sera même pas Danny Corso, malgré son fusil. Le lecteur se trouve clairement face à une intrigue tragique, où s'entrechoquent les légitimités, ponctuelles ou intemporelles. Telle est ainsi la force de ce roman: le lecteur aimerait s'attacher sans réserve à Phyllis Marie Mervil, écrivaine à la peau noire donc supposée issue d'une race opprimée, aspirant à être libre à la façon d'une Antigone moderne. Mais le peut-il vraiment, sachant qu'elle a sa part de responsabilité dans la mort de la propre soeur de Danny Corso, acteur d'une forme de vendetta, personnage loyal à la façon d'un Créon moderne, esclave de lois, familiales en l'occurrence, qui le dépassent?
Comme souvent dans les romans où des personnages forts s'affrontent, il est intéressant de se pencher sur les personnages secondaires, qui peuvent être hauts en couleur. On appréciera ainsi l'éditeur, un bon vivant à la cordialité envahissante et au gosier en pente. On trouvera plus amers les membres de la famille Corso, enrichie dans l'immobilier grâce à une discipline de fer et à la poigne de la matriarche de l'empire. Et enfin, l'auteur excelle à décrire les tensions qui se font jour dans des groupuscules aux ambitions révolutionnaires, dans un contexte historique qui vit se croiser Malcolm X ou Angela Davis, et qui donne à ce roman la tonalité du témoignage d'une époque. Cela, en conservant constamment une écriture qui se garde bien de prendre parti. Au lecteur de juger...
Philippe Lafitte, Celle qui s'enfuyait, Paris, Grasset, 2018.
Le site des éditions Grasset.
Cher Daniel Fattore, merci pour ce billet de blog que je découvre à l'instant, et dont j'apprécie le point de vue. Juste une interrogation sur le sens de la toute dernière phrase. Ne s'agit-il pas plutôt de "Au lecteur de juger..." , si je me réfère à la phrase précédente ?
RépondreSupprimerQuoiqu'il en soit, je vous souhaite bonne continuation pour votre blog riche en propositions de lecture. Bien à vous, Ph.Lafitte
Bonjour M. Lafitte! Merci de votre message... et en effet, c'était un lapsus! Je viens de corriger la dernière phrase.
SupprimerJe vous souhaite une bonne journée, une bonne semaine. Et à vous relire!
Une écriture qui se garde de prendre partie, pourtant le blanc est le méchant dans ces pages.
RépondreSupprimerOui, mais il a des motivations suffisamment fortes, personnelles et familiales (ça se confond) pour expliquer son action de vengeance, à défaut de l'excuser. Et de son côté, l'écrivaine se sent aussi coupable, précisément face celui qui la pourchasse, en raison d'une décision malheureuse dictée par la jalousie en d'autres temps - et dont elle n'est que trop consciente après coup.
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