Dr Laurent Alexandre: l'immortalité à portée de main, mais à quel prix?

Dr Laurent Alexandre – Quel est le monde qui nous attend, et qui attend aussi nos enfants? "ChatGPT va nous rendre immortels", signé du docteur Laurent Alexandre, fait monter ses lecteurs dans le toboggan vertigineux dans lequel l'intelligence artificielle et ses acteurs ont, nolens volens, placé l'humanité. 

Et ça fait peur, plus même qu'un roman de Stephen King. Parce que là, celles et ceux qui vont en prendre un coup, c'est vous, lecteurs, et pas un personnage de papier. C'est pour cela que nous sommes en présence d'une lecture importante.

Médecine dépassée, eugénisme  banalisé

En sa qualité de médecin, l'auteur interroge d'abord l'impact de la révolution numérique en cours sur sa propre profession et sur les éléments qui lui sont liés. Que penser d'une intelligence artificielle aux diagnostics plus fiables et parfois plus humains que l'humain lui-même? 

Le lecteur se passionne pour les explications que l'auteur donne sur le principe de fonctionnement du cancer (j'ai pensé aux différentes formes de désobéissance civile, anarchisme, Antifa ou Black Blocks, etc., en le lisant...). Il apprend qu'il est déjà possible de prévoir, avant même la naissance d'un enfant, qu'il a une prédisposition pour tel ou tel cancer. Faudra-t-il l'éliminer en cas de diagnostic préimplantatoire défavorable? 

Pesant le pour et le contre, l'auteur considère comme sujet à banalisation ce risque d'eugénisme d'un genre nouveau, renvoyant, sceptique, les oppositions aux injonctions d'ordre religieux et considérant qu'elles seront balayées au vu des avantages. Sans compter le risque de reproche: Papa, Maman, pourquoi avez-vous toléré que j'aie une prédisposition à tel ou tel cancer?

Idiots utiles de l'intelligence artificielle générale

L'auteur explore aussi d'autres univers professionnels, comme celui de l'amour ou celui de l'apprentissage: l'intelligence artificielle va réduire à zéro la valeur de ce que nous avons durement appris, tout au long de nombreuses années d'école et d'études. Quant à l'intelligence humaine, à terme, elle sera marginale selon l'auteur: 0,1% de l'intelligence sur terre en 2038 – c'est-à-dire demain. 

Quant à ceux qui écrivent et publient sur Internet aujourd'hui, ils peuvent être vus comme les "idiots utiles" de ce mouvement d'alimentation d'une intelligence artificielle qui finira par apprendre toute seule, jusqu'à arriver à la "singularité", ou à la réalité d'une intelligence artificielle générale, qui surclassera l'humanité dans le domaine de l'intelligence, qui constitue son super-pouvoir distinctif – autant d'éléments développés également dans "Notre dernière invention" de James Barrat. Force m'est, en tant que blogueur, de devoir plaider coupable...

Et si on parlait de l'âge de la retraite?

Et quid des possibilités du très grand âge? A titre personnel, je me dis que c'est retarder d'une guerre que de discuter de la retraite à 65 ans alors que la science, aidée voire poussée par l'intelligence artificielle, promet de vivre mille ans – Laurent Alexandre considère, dans son ouvrage, que l'humain qui vivra mille ans est déjà né: pour y arriver, il surfera pépère sur les progrès d'une science qui évolue au rythme de la loi de Moore: deux fois plus puissante tous les 18 mois. 

Cette question avait déjà été soulevée par Luc Ferry dans "La révolution transhumaniste" de Luc Ferry, qui envisageait cependant des longévités moindres.

Du temps à perdre

"Et maintenant, que vais-je faire de tout ce temps...", a-t-on dès lors envie d'entonner. L'auteur évoque des projets de très long terme tels que la conquête de l'espace, qui demande notoirement du temps – un temps que nous aurons et qui sera peut-être maîtrisé: on songe à la cryogénisation, qui permettra de s'endormir à un moment donné pour se réveiller, dégelé, au bon moment (et l'auteur fournit le mode d'emploi pour que tout se passe bien au fil des siècles!). Les conquérants seront-ils des êtres d'exception, les gens ordinaires étant sommés d'en rester au divertissement promis par les métavers informatiques, rétribués selon un revenu minimal inconditionnel pour faire tourner la société de consommation? 

L'auteur intègre dans ses réflexions la question de l'Homo Deus, développée par Yuval Harari, qui divise l'humanité entre les "Dieux" et les "Inutiles", soit ces personnes dont le métier a été supplanté par l'intelligence artificielle (et songez-y, lectrices et lecteurs: vous en êtes à coup sûr). Mais vaut-il la peine d'être un conquérant de l'espace si l'on fait bêtement partie des 10 puissance 54 humains dont Elon Musk a besoin pour ce faire, juste pour installer une présence humaine et informatique statique jusqu'aux confins de l'univers? Comme perspective liée à la conquête de l'espace, on a vu plus fascinant.

Presque des dieux?

Enfin, est-ce que le développement de l'intelligence artificielle équivaut à la création d'un dieu par l'humain? Face à ce qui se met en place, en particulier sous l'impulsion de milliardaires américains effrayés par la perspective de leur propre mort et persuadés qu'ils arriveront à la repousser (vous avez les noms: Zuckerberg, Gates... et ce ne sont pas forcément des sages), la question se pose. 

Qu'il soit permis, avant tout, de ne pas suivre Anthony Levandowski (p. 346) lorsqu'il considère qu'une entité un milliard de fois plus intelligente que l'humain est un dieu: pour n'importe quel croyant qui se respecte, seule une entité infiniment plus performante que l'humain peut éventuellement prétendre à ce titre. Tout le reste, si remarquable qu'il soit, n'est que veau d'or et faux prophètes...

Dérangeant ou pessimiste?

S'il s'efforce d'être factuel, le docteur Laurent Alexandre évoque dans "ChatGPT va nous rendre immortels" des vérités perturbantes sur l'avenir possible de l'humanité, et il assume son pessimisme foncier, qui transparaît ponctuellement dans certaines phrases ou chapitres. Devenir immortels, oui, mais à quel prix? Ce sera peut-être celui d'une dématérialisation (idée de la noosphère, inspirée de Teilhard de Chardin), ou alors celui d'une société d'immortels qui rendra caduque l'idée de succession des générations et le sens même qu'on donne habituellement à une vie limitée dans le temps. Cela, sans omettre l'humain augmenté par tel ou tel implant, devenu hybride de gré ou de force.

Selon "ChatGPT va nous rendre immortels", l'avenir sera tout autre et le mouvement est déjà enclenché. Il est encore temps d'intervenir, mais il faudra faire vite... plus même ce qu'en a naguère pensé l'auteur lui-même, qui admet franchement ("Je me suis trompé", tel est l'incipit), dès la première page, n'avoir pas anticipé le rythme auquel l'intelligence artificielle va chambouler nos vies. Une perspective d'autant plus inquiétante qu'elle semble, pour le lecteur ordinaire, ne laisser aucune prise.

Dr Laurent Alexandre, ChatGPT va nous rendre immortels, Paris, JC Lattès, 2024.

Le site des éditions JC Lattès.