jeudi 6 décembre 2018

Amitié, ombres et lumières en Australie

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Florian Sägesser – Le jour et la nuit comme métaphores des zones d'ombre et de lumière des êtres humains: telle est l'image qui traverse, telle une constante, tout le deuxième roman de Florian Sägesser. Son titre, "Les trois singes", suggère une forme de sagesse; par antiphrase, toutefois, ce titre est aussi le nom d'un bar de Sydney, en Australie. Rien que ça! 


L'écrivain pose le décor avec un talent indéniable, par touches, et pour la couleur locale, on peut dire qu'il n'y manque rien. Les quartiers branchés où la jeunesse étudiante va s'abreuver sont là, tout comme l'arrière-pays et même les kangourous. L'auteur parvient également à évoquer, sans insister lourdement, sur certaines questions sociétales qui travaillent le pays: judiciarisation du prétendu harcèlement, statut des aborigènes. Le trait est net mais léger, comme tracé à l'aquarelle. 

"Les trois singes"? C'est un bar, le point de chute de trois personnages qui trois amis. Ces trois singes, ce sont même eux, peut-être! Il est permis de penser qu'ils se retrouvent par moments comme des singes dans une cage, prisonniers agités de leur vécu, embastillés par la police sur la base d'un soupçon trop vite transformé en culpabilité. Allons plus loin! Il est permis de voir en eux trois gaillards qui font les singes, à leur manière: comédie de l'insertion sociale pour l'un (Brian, enseignant et futur marié), comédie de l'art pour un autre (Ruffy, aborigène et artiste bohème), comédie du non-engagement pour le troisième (Mike, qui a perdu ses parents dans un incendie). 

Cette assignation repose sur des vécus personnels que l'auteur se plaît à dessiner. Brian, Mike et Ruffy sont des personnages auxquels on croit, qui ne sauraient laisser indifférent. Cela dit, ce dessin prend son temps: au cours des premières dizaines de pages, le lecteur est en droit de se demander s'il va se passer quelque chose, même s'il ne peut qu'être admiratif face à la description, certes statique, de la genèse et des péripéties d'une amitié devenue indéfectible. 

Dans le trio, bien sûr, à chacun son chouchou. On sent une tendresse particulière de la part de l'auteur pour Ruffy, un sacré bonhomme un brin immature, incapable de garder un emploi, artiste amoureux du geste gratuit, mais qui se complaît aussi dans l'obtention de facto gratuite de subventions étatiques pour ses études – ce qui lui vaut quelques frictions, bien amicales, avec ses amis. C'est cependant avec le point de vue de Mike que l'histoire commence, ce Mike orphelin qui gagne ainsi le soutien de deux autres jeunes gens. Au-delà des individualités, l'auteur excelle aussi à mettre en évidence, jusque dans leurs détails, les ressorts d'une amitié. 

Jour et nuit, ombre et lumière: l'auteur prend soin d'indiquer que les moments clés de son récit ont lieu de nuit ou de jour, comme s'ils étaient porteurs de sens. De nuit bien sûr, on fait les bars et l'on drague, en slalomant entre les horaires contraignants imposés par le pays. Cette drague conduit à la rencontre d'une jeune femme fascinante pour Mike  – justement incapable de s'engager sentimentalement – que l'on retrouvera morte... de nuit, justement. Voilà pour les côtés sombres; mais lorsqu'on surfe sur les houles, même en plein jour, une part de nuit, de cruauté naturelle peut s'installer. 

Surtout, et c'est un grand écart réussi entre le cosmique et l'intime, le jour et la nuit sont constitutifs de chacun des personnages du roman, dessinés en nuances de gris, avec des secrets personnels peu avouables pour nourrir tout cela: même les plus méchants, à l'instar du policier Redneck, ont leurs mobiles, légitimes en soi. Cela, même si l'on peut regretter le caractère sardonique à l'excès de ses toutes dernières interventions de vengeur.

Cela, tout comme l'on peut regretter, mais d'un point de vue formel cette fois-ci, que la première édition des "Trois singes" soit bourrée de coquilles et de maladresses de plume qui suggèrent qu'une partie du travail éditorial a manqué: qu'a fait le correcteur? Pour ne prendre qu'un exemple, sur les marchés au puces que hante le policier Gordon Grahams, il y a sans doute plus d'"étals" que d'"étables". C'est dommage: "Les Trois singes" est un roman riche qui laisse ainsi l'impression qu'il a été injustement négligé lorsqu'il s'est agi de passer la dernière couche, le vernis qui rend un livre irréprochable. 

D'abord roman d'amitié, en effet, ce livre, le deuxième de Florian Sägesser après "Point de suture",  adopte peu à peu, en un virage lent mais réussi, les atours d'une intrigue policière. Et c'est à ce moment que l'intrigue devient dynamique, après une longue mise en place qui s'offre le luxe de créer des personnages qui sonnent vrai. 

Florian Sägesser, Les trois singes, Lausanne, L'Age d'Homme, 2018.


Le site des éditions L'Age d'Homme.

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