Pier Paolo Corciulo – "L'heure des naufrages", c'est le titre du presque-premier roman de Pier Paolo Corciulo. C'est aussi l'heure où se concentrent les quatre thèmes qui s'y entremêlent: la littérature, le sexe, l'alcool et les amis. Des thèmes vitaux, à en croire un propos qui, très vite, fait penser au poète Charles Bukowski.
Tel Charles Bukowski dessinant Chinaski, Pier Paolo Corciulo manœuvre un personnage qui pourrait être son alter ego littéraire, Leonardo Vespucci. Un tel nom, c'est tout un programme: on songe autant à Léonard de Vinci qu'à Amerigo Vespucci, grands découvreurs de la Renaissance. Le programme, c'est que Leonardo Vespucci explore les terres inconnues de la vie à la suite d'une déconvenue amoureuse et trace sa route, modeste parce qu'on est à Neuchâtel, en littérature. Ce qui n'empêche pas la pulsion de vie, même si Leonardo Vespucci joue les désabusés par moments.
Côté femmes, bien sûr, le narrateur semble constamment découvrir du nouveau. Cela tranche avec ce personnage féminin non prénommé (le seul, comme si elle valait mieux qu'un prénom ou un surnom), "ELLE", présenté comme une promesse de stabilité: le narrateur la considère en début de roman comme la femme de sa vie. Or, comme la vie n'est que changement, c'est dans les femmes de passage que "L'heure des naufrages" emmène son lectorat.
De passage? Pas tout à fait: c'est toute une jeunesse qui revient en plein dans la face de Leonardo. Que diable: vingt ans plus tard, on ne joue plus, et quand on se veut, on le dit. Quitte à ce que cela se termine en fiasco (mais c'est la faute du chat, tiens...), ou qu'il faille se contenter de partager les blessures de la vie, par exemple un premier mariage marqué par la violence.
"L'heure des naufrages" carbure à l'alcool sous toutes ses formes, ce qui donne à certaines de ses pages le côté pittoresque des théories que profèrent les alcooliques persuadés de maîtriser leur consommation. Le roman de Pier Paolo Corciulo ne condamne pas explicitement, préférant à la religion antialcoolique la vision qu'en a Leonardo Vespucci – alambiquée parfois (ah, la façon qu'il a de confondre un bordeaux et un vin italien!), mais bien plus complexe donc savoureuse.
Les amis, ai-je dit: sont-ils un souci pour leurs propres amis? Cette question traverse "L'heure des naufrages". On retrouve les figures classiques du quadragénaire alcoolisé et immature (les diminutifs apparaissent comme des prénoms incomplets, comme peuvent l'être les potes de ce roman), celle aussi des conjointes qui confondent Vespucci avec un psy gratuit. Dans le contexte de ce cercle carré (Leonardo Vespucci a trois amis, ça fait un cercle de quatre gars, j'assume l'oxymore), l'auteur sait faire jouer quelques interactions, entre constance et passage.
Enfin, il y a la littérature. Avec Leonardo Vespucci, l'écrivain met en scène un personnage qui à la fois agit et s'observe, et le lecteur a l'impression que c'est simultané. Cette impression naît entre autres des parenthèses où l'homme Leonardo Vespucci s'adresse à l'écrivain, lui demandant de veiller à ce que pourraient dire les lecteurs de tout poil: éditeur, lectrice, etc. Et au fil des pages, "L'heure des naufrages" évoque, thème classique – surtout sur un premier roman, qu'on pense à "Parcours dans un miroir" de Roger-Louis Junod – ce primo-romancier qu'on n'aimerait pas forcément être, comme pour conjurer le sort.
Leonardo Vespucci saura-t-il faire le deuil de l'amour de sa vie? Il sortira en tout cas transformé des 182 pages de "L'heure des naufrages". Le lecteur, quant à lui, aura apprécié le ton volontiers cru, faussement désinvolte, de ce premier roman qui met en scène un écrivain torturé qui s'observe, se sait observé et mesure, parfois, le décalage. Cela, au fil du temps et de l'âge qui passe et qu'un sablier, apparaissant en haut des pages impaires, mesure implacablement. Après tout, et la mise en page de la première couverture, dans "naufrages", il y a "Ages"...
Pier Paolo Corciulo, L'heure des naufrages, Montreux, Romann, 2021.
Le site des éditions Romann.
Lu par Francis Richard.
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