Geoffroy Lejeune – Les Français passent-ils leur temps à regretter le président qu'ils ont élu au suffrage universel? Vaste débat! En tout cas, l'envie d'avoir quelqu'un d'autre à la tête du pays semble avoir fait émerger un sous-genre littéraire bien français: la campagne électorale fictive. L'issue du scrutin suprême peut favoriser Anne Sinclair (dans "L'Enculé" de Marc-Edouard Nabe), Olivier Besancenot (dans "Tsunami sur l'Elysée" de Dominique Ambiel et Antoine Rault), Dominique Strauss-Kahn ("Le bruit de la douche" de David Desgouilles) ou même un parfait inconnu ("L'homme qui ne voulait pas devenir président" de Julien Leclercq). Ces romans accompagnent généralement les élections présidentielles, mais il arrive aussi qu'ils les anticipent, par exemple avec la dystopie féministe "Les Sorcières de la République" de Chloé Delaume. Alors, pourquoi ne pas tenter de mettre Eric Zemmour à l'Elysée? Eric Zemmour, ce brillant débatteur qu'on adore détester... Tel est le projet du jeune écrivain Geoffroy Lejeune dans "Une élection ordinaire", un premier roman qui s'inscrit, pour le coup, dans le contexte de l'élection de 2017.
Pour commencer, il convient de relever que l'écrivain recrée de façon crédible, dans "Une élection ordinaire", le marigot politique français tel qu'il se présente au plus haut niveau dans les années 2015-2017, soit avant la dernière élection présidentielle. "Une élection ordinaire" a paru en 2015; on admettra donc que ce qui vient après est inventé, mais dans un souci permanent de crédibilité, loin de tout délire. Côté fiction, l'auteur réserve quelques belles surprises, telles que l'accès d'Emmanuel Macron au poste de Premier ministre, succédant à un Manuel Valls jeté comme une vieille chaussette, ou l'improbable envie du Front National d'inscrire Frédéric Mitterrand au nombre de ses prises de guerre. Ces inventions sont énormes, mais juste assez bien tournées pour qu'on y croie quand même.
C'est que l'auteur a été en contact avec les personnages qu'il met en scène, et qui constituent "la comédie du pouvoir". Décrivant au fil des pages des personnes réelles, il en fait des personnages en leur conférant l'épaisseur qu'ils méritent – sachant que le monde politique français sécrète régulièrement de véritables personnages de roman dont un écrivain habile n'a plus qu'à s'emparer. Relation chronologique d'une élection, "Une élection ordinaire" peut donc être vu comme une belle galerie de portraits de personnages plus ou moins aimables, dessinés de façon exacte ou en flou artistique. On reconnaît Nicolas Sarkozy à ses mouvements d'épaules, bien sûr, mais on goûte aussi le portrait de François Hollande, représenté en tueur impitoyable sous les dehors bonhommes qu'on lui connaît.
Au cœur de l'affaire, comme on s'y attend, il y a le clan Le Pen. De façon évidente, l'auteur indique le glissement vers la gauche d'une partie du programme du Front National – lorgner vers Frédéric Mitterrand peut du coup apparaître comme un symptôme. Plus sérieusement, l'auteur propose un portrait crédible et approfondi de Marion Maréchal, vue comme une femme de caractère et de convictions, tourmentée, pas forcément sûre de vouloir payer le prix d'un engagement politique d'envergure en termes de compromissions: à travers elle, se profile une certaine vision, traditionnelle et sans concession, de la droite de la droite – une vision à la Patrick Buisson, spin doctor roué et âme damnée du roman.
Mais il y en a pour tout le monde: ceux qui veulent voir mourir Jean-Marie Le Pen seront servis eux aussi. C'est bête et grand à la fois: un Menhir terrassé par un infarctus... mais le vieux lion de Montretout, politique de cœur, si insupportable qu'il puisse être, peut-il mourir autrement que par suite d'une défaillance cardiaque? En alliant le cœur comme bête pompe à sang et comme centre traditionnel vénéré du courage, l'auteur ose donner à Jean-Marie Le Pen une mort de choix, légendaire: le voilà touché au cœur.
Cela dit, si l'auteur observe les jeux d'appareils politiques tels qu'ils sont pratiqués à la droite de la droite française, il ne se montre pas dupe. Il met en scène un personnage de journaliste, qui est aussi le narrateur. Journaliste? Oui, un de ces gars qui se renseignent et, humblement, balancent à leurs lecteurs des informations fondées. C'est important: ce journaliste observe Eric Zemmour, le fameux candidat, au travers de ses œuvres et de ses actes, et ce regard reste lucide, sans aucune complaisance. Plus: on sent, dans ce regard un mélange curieux d'admiration et de dégoût. Curieux? Pas tant que ça, en fait: Eric Zemmour, on aime ou on déteste, et le journaliste s'efforce de faire la synthèse. Et côté élection, cela n'a rien d'évident: on sent qu'Eric Zemmour est élu malgré lui, dès le premier chapitre, et l'auteur s'amuse à constituer, en fin de roman, un improbable cabinet de ministres autour du polémiste devenu président. On le sent sceptique pour la suite...
"Une élection ordinaire" n'utilise guère l'humour et ses outrances, on l'a compris, même si certaines pages peuvent prêter à sourire. Ce roman plaît davantage pour sa description documentée des jeux de pouvoir du côté de la droite de l'échiquier politique français. Efficace, "Une élection ordinaire" est clairement le roman d'un journaliste; c'est aussi un livre rythmé, construit comme un compte à rebours vers l'élection présidentielle de 2017, qui sait commencer vite avant de ralentir au fur et à mesure que la fin s'approche. C'est aussi un livre porté par ses coups de théâtre et retournements de situation en coulisse, naissant de coups tordus relevant de la basse politique: limogeages surprises, discours trafiqués par des communicants véreux, il n'y manque rien. Rapide et bien observé, "Une élection ordinaire" relate, vu de droite, une élection peu ordinaire en fait: celle, fantasmée, qui pourrait voir émerger un candidat médiatique inattendu, signe de l'éventuelle faillite de la classe politique traditionnelle.
Geoffroy Lejeune, Une élection ordinaire, Paris, Ring, 2015.
Le site des éditions Ring.
Lu par Haddocka, Nicolas Roches, Patrick Chabannes.
Ce livre a l'air fascinant ! Je ne l'achèterai pas, j'ai de gros problèmes avec les éditions Ring qui affichent sans problème des opinions racistes et nauséabondes sur leur page Facebook... Mais si j'ai l'occasion de l'emprunter un jour, j'y jetterai un oeil :)
RépondreSupprimerJe suis conscient que Ring édite quelques auteurs sulfureux - même si ma dernière expérience avec eux portait en fait sur un roman de Michel Tabachnik, surtout connu comme chef d'orchestre féru d'ésotérisme. Mais surtout, j'aime bien ces politiques-fictions qui mettent en scène ce que la politique aurait pu être en France – sachant que dans ma bonne vieille Suisse, elle est bien moins spectaculaire. Du coup, si l'occasion se présente à toi, je ne peux que te recommander de tenter "Une élection ordinaire"... ainsi que les autres, pour goûter des points de vue divers sur les élections présidentielles – cela, en sachant que par nature, ils sont tous déjà un peu datés (à l'exception du Chloé Delaume, qui sait s'extraire de la dynamique de l'actu). Si tu aimes avoir du frais, gageons donc qu'il y aura aussi de tels romans dans les rayons à l'horizon 2022.
SupprimerPas certaine d'avoir envie de connaître ce qu'il se passe dans ce marigot. L'imaginer me suffit. Car je suis sûre que la réalité dépasse la fiction....
RépondreSupprimer... le pire, c'est que ça sonne vrai: l'auteur s'est entretenu avec des acteurs politiques pour que son roman soit plus réaliste. Mais avec "marigot", tu as dit le mot juste: "Une élection ordinaire" joue sur les alliances et les jeux de pouvoir d'aujourd'hui, dans ce qu'on peut voir comme un caste.
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